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Henri Alleg : « La colonisation : un crime contre l’humanité »

L'hebdomadaire Politis a publié le 8 septembre 2005 un long entretien avec Henri Alleg à l'occasion de la sortie de son livre, Mémoire algérienne1. Il a répondu aux questions d'Olivier Doubre, qui a qualifié son ouvrage de « L'un des plus beaux livres de cette "rentrée" éditoriale : le témoignage d'une existence de combat, d'espoirs et de douleurs, dans l'Algérie coloniale en lutte pour son émancipation ». Nous publions un large extrait de cet entretien.

Mais Henri Alleg, c’est qui déjà ?

alleg.jpgAlleg, c’est ce responsable communiste, raflé par les paras, torturé par l’armée française dans l’Algérie d’avant l’indépendance. Alleg, c’est l’auteur de la Question1 récit de ses passages à tabac, des séances de «gégène», des immersions dans la baignoire. Ce livre a précipité la prise de conscience d’une société métropolitaine qui était loin de se douter qu’on agissait ainsi en son nom. L’historien Jean-Pierre Rioux résume ainsi l’impact de ce petit livre : « Le récit d’Alleg a été perçu comme emblématique par sa brièveté même, son style nu, sa sécheresse de procès-verbal qui dénonçait nommément des tortionnaires sous des initiales qui ne trompaient personne. Sa tension interne de cri maîtrisé a rendu celui-ci d’autant plus insupportable : l’horreur était dite sur le ton des classiques2 ». C’était il y a bientôt cinquante ans.

Le début de l’entretien est consultable sur le site internet de Politis.

  • Olivier Doubre : Après la Deuxième Guerre mondiale, vous dirigiez Alger Républicain, un des seuls quotidiens à dénoncer la violence coloniale, souvent censuré pour cela. Que savait-on en France de ces pratiques ? Alger Républicain était-il diffusé en France ?

Henri Alleg : Oui, il l’était. Je vous répondrai que comme toujours, ceux qui voulaient savoir savaient la façon dont les Algériens étaient traités en Algérie. Mais ils étaient bien peu nombreux. Quand il y avait des procès, c’étaient souvent des avocats, militants communistes ou chrétiens qui venaient les défendre. Mais il n’y avait jamais de grande campagne car tout cela était perçu comme des accidents de parcours, et non pas comme un système. Il y a un proverbe arabe qui dit qu’il n’y a que ceux qui marchent sur les braises qui sentent la brûlure. C’était un peu ça : les Algériens, eux, savaient ! N’importe quel gosse savait que les policiers frappaient, torturaient, etc.

La population européenne savait aussi, en gros, et ils acceptaient en gros l’idée très répandue :
« Avec les Arabes, on ne peut pas faire autrement. » Il y avait donc une espèce d’insensibilité à cette violence, sauf chez les gens les plus conscients. Je me souviens que j’avais un camarade dont les parents habitaient une petite ville à 20 kilomètres d’Alger. Leur maison était située juste en face de la gendarmerie et il me racontait qu’ils se plaignaient : « C’est embêtant, la nuit les gendarmes frappent les Arabes et ils hurlent, on ne peut pas dormir! » Mais le pire, c’est qu’on ne pouvait pas l’écrire dans le journal. Quand des gens venaient nous raconter ce genre de choses, eux-mêmes comprenaient qu’on ne pouvait pas tout raconter, sinon le journal était immédiatement saisi et on perdait des centaines de milliers de francs à chaque fois. On leur disait donc « On va en parler, mais on ne pourra pas écrire tout ce que vous nous avez raconté ! »

À partir de 1954, avec la guerre, il y a eu deux attitudes. En France, Guy Mollet et les autres disaient que ceux qui faisaient campagne contre la torture étaient des ennemis de la France, des séparatistes et des communistes, qui mentaient. Généralement, ils ajoutaient même : « Je ne dis pas qu’à un certain endroit, une fois, il n y a pas eu quelques brutalités, mais même ce cas-là, nous ne l’acceptons pas et nous prendrons des mesures. » En fait, il y avait des milliers de cas de ce genre ! Cette attitude avait pour but de rassurer la partie de l’opinion française attachée à la défense des Droits de l’homme. Je fais à ce propos une parenthèse : on peut craindre aujourd’hui un certain recul de ce point de vue, quand on voit de grands responsables, aux Etats-Unis ou en Israël, expliquer qu’il va falloir légaliser la torture et voir comment l’exercer. Or, à l’époque de la guerre d’Algérie, jamais on n’aurait pu entendre une chose pareille. On sortait de la guerre contre les nazis et il y avait cette idée répandue que « les Français ne torturent pas ». En Algérie, il n’y avait pas de campagne pour dénoncer les traitements inhumains que subissaient les Algériens arrêtés. On n’en parlait pas, tout simplement parce que c’était normal ! Comme il était normal qu’on saisisse le seul journal, Alger Républicain, qui faisait « toute une histoire » de ce genre « d’anecdotes »!

Un ancien parachutiste manifeste à Paris, en 2001, à l'appel d'associations d'extrême droite, pour protester contre la tenue d'un débat sur la torture en Algérie...(©AFP)
Un ancien parachutiste manifeste à Paris, en 2001, à l’appel d’associations d’extrême droite, pour protester contre la tenue d’un débat sur la torture en Algérie…(©AFP)
  • O. D. : La torture pendant la guerre d’Algérie n’est plus niée aujourd’hui par personne. Récemment, même Massu ou Aussaresses en ont parlé publiquement. Quel effet cela vous fait-il de voir ces généraux à la télévision, alors que ce sont eux qui commandaient les militaires qui vous ont torturé et que vous citiez déjà leurs noms dans la Question ?

Henri Alleg : La question, sans jeu de mot, de la torture est mal posée selon moi. Comme s’il y avait des règles dans la guerre, en particulier dans une guerre coloniale…

En réalité, le fond du problème était cette guerre injuste elle-même. À partir du moment où on mène une guerre coloniale, c’est-à-dire une guerre pour soumettre un peuple à sa volonté, on peut édicter toutes les lois que l’on veut, il y aura toujours des dépassements. On pourra toujours dire : « Il y avait 50 bombes dans la nature qu’il fallait trouver », et conclure, comme l’ont fait tous ces généraux, qu’ils ont sauvé des vies humaines !

Premièrement, ce raisonnement-là est faux, puisqu’à la base on s’engage dans une guerre qui va elle-même à contre-sens des principes mêmes de l’humanité. En deuxième lieu, il est faux également parce qu’on exclut du champ des responsabilités les politiques. Évidemment, Aussaresses me répugne au plus haut point, mais il avait des gens au-dessus de lui, non ?

On sait aujourd’hui qu’après ses actions en Algérie les gouvernements français l’ont autorisé à aller exercer ses talents en Amérique latine, apprendre aux dictateurs comment faire3

En outre, tous ces gens ont par la suite été promus, la poitrine bardée de médailles : Aussaresses était commandant, il finit général ; Bigeard a même été secrétaire d’Etat. Il y a donc eu une véritable complicité au plus haut niveau avec eux. On peut bien sûr se féliciter que le président de la République exprime toute l’horreur et tous les regrets qu’il ressent, mais ces gens ne risquent plus rien – et c’est d’ailleurs pour cela qu’ils parlent – puisqu’ils sont amnistiés. Aussaresses n’a jamais été condamné que pour apologie de ses crimes, pas pour les avoir commis…

La seule chose que je voudrais, c’est qu’on n’attende pas cent cinquante ans comme dans le cas de l’esclavage : on n’a pas condamné les esclavagistes pour leurs crimes, mais l’esclavage en tant que tel. Je souhaite donc qu’on condamne la colonisation, en tant que système, comme un crime contre l’humanité.

Or, au contraire, on assiste à des choses incroyables, comme cette loi qui se félicite de la colonisation en Algérie et, pire, qui demande qu’on enseigne ce mensonge dans les écoles.

Et puis, quand je vois ce qui se passe en Irak ou à Guantanamo, je suis inquiet…

  1. Un dossier sur le livre et le film qui en a été tiré est accessible sur le site du CNDP.
  2. Luc Le Vaillant, Libération,
    mardi 6 septembre 2005.
  3. Voir sur ce sujet Escadrons de la mort, l’école française, de Marie-Monique Robin (La Découverte, 2004), qui montre l’exportation de méthodes utilisées, entre autres, pendant la bataille d’Alger.
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