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Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024

La colonialité des pratiques policières françaises

Trois spécialistes de la police soulignent l'existence d'un continuum colonial dans les pratiques policières françaises à l'égard des habitants des quartiers populaires.

Emmanuel Blanchard, politiste :
« La France a une histoire longue de racialisation de l’emprise policière »

Propos recueillis par Anne Chemin, publié le 2 juillet 2023 par Le Monde.
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Directeur adjoint de Sciences Po Saint-Germain-en-Laye, Emmanuel Blanchard est maître de conférences en science politique de l’université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines et chercheur au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales. Il est l’auteur de La Police parisienne et les Algériens, 1944-1962 (Nouveau Monde, 2011) et d’une Histoire de l’immigration algérienne en France (La Découverte, 2018).

La loi de 2017 a desserré les contraintes qui pesaient sur les policiers lors de l’usage de leurs armes. A-t-elle, selon vous, encouragé des dérives ?

Depuis 2017, les sociologues et les journalistes ont documenté une hausse importante des tirs mortels liés à des refus d’obtempérer. Cet assouplissement des conditions d’usage des armes n’a pas conduit à une augmentation aléatoire des tirs : ils se concentrent sur les populations les plus contrôlées, en particulier les jeunes hommes perçus comme noirs ou arabes. L’emploi de l’arme à feu s’inscrit alors dans un continuum de violences qui visent une petite partie de la population. Le législateur aurait dû anticiper les biais ethno-raciaux d’un tel durcissement sécuritaire : cela fait maintenant plus de quarante ans que les crimes racistes et les violences policières sont dénoncés comme générateur d’une citoyenneté de seconde zone par des descendants d’immigrés particulièrement mobilisés sur ces questions.

S’agit-il, selon vous, d’un héritage de l’histoire coloniale de la France ?

La France a une histoire longue de racialisation de l’emprise policière. Si l’on ne prend pas en compte l’histoire coloniale, on ne comprend pas pourquoi le nombre de personnes trouvant la mort dans des interactions avec des policiers est, en France, beaucoup plus élevé – de deux à cinq fois – que dans des pays européens comme l’Allemagne ou le Royaume-Uni. La France a été une capitale impériale dont les indigènes étaient aussi des nationaux qui venaient par centaines de milliers chercher de l’emploi en métropole, où ils étaient largement considérés comme indésirables, en particulier dans le cas de l’immigration algérienne.

C’est dans cette histoire que s’est construit un répertoire policier (contrôles d’identité, fouilles corporelles…) et des illégalismes violents (bavures, ratonnades…) qui n’ont pas cessé avec les indépendances des années 1960. La sortie de la guerre d’Algérie ne s’est pas faite en un jour : est profondément ancré dans les représentations d’une partie des autorités et de la population française qu’une part des habitants de ce pays, qu’ils soient ou non de nationalité française, n’y ont pas une véritable place. Leur présence apparaît illégitime dès lors que les indépendances ont été arrachées. Cette illégitimité politico-sociale se traduit par des contrôles policiers rugueux pouvant aller jusqu’à l’acceptation, y compris judiciaire, de violences afflictives, voire létales.

Vous comparez le choc moral provoqué par la mort de Nahel M. à celui qui a suivi le passage à tabac par des policiers de Rodney King, en 1991, à Los Angeles. Quels sont les points communs entre ces deux affaires ?

Il y a bien sûr des différences : Rodney King a survécu à son passage à tabac et les émeutes de Los Angeles ont commencé après l’acquittement de trois des quatre policiers. Mais le « choc moral » provoqué par la diffusion d’images, habituellement inaccessibles, de violences extrêmes les rapproche. En 1991, il était encore très rare que le profilage racial et les abus policiers qui fondent la communauté d’expérience de nombreux Afro-Américains fassent l’objet d’images diffusées en boucle à la télévision.

Avec le cas de Nahel M., c’est la première fois, en France, qu’un homicide policier, dont les images et la bande-son suggèrent qu’il a été précédé par des menaces de mort, est instantanément diffusé sur les réseaux sociaux, alors même que les forces de police s’emploient à imposer le récit habituel de la légitime défense. Des habitants des quartiers populaires au sommet de l’Etat, chacun a compris, au moment même où ces images étaient diffusées, que la mécanique de l’émeute pouvait s’enclencher.

Elle était d’autant plus prévisible que d’autres formes de dénonciation des violences policières n’avaient pas été entendues, voire avaient été délégitimées par les autorités : la manifestation, en juin 2020, devant le palais de justice de Paris, à l’initiative du comité Adama et en lien avec le mouvement international Black Lives Matter, a ainsi fait date dans l’histoire de l’antiracisme en France – mais comme la plupart des mobilisations sociales de ces dernières années, elle a reçu une fin de non-recevoir et elle n’a pas eu de débouchés institutionnels ou législatifs.

Le policier qui a tué Nahel M. a fait de fausses déclarations pendant sa garde à vue. Comment expliquer ce comportement de la part d’un fonctionnaire de l’Etat ?

Le nombre d’affaires dans lesquelles des vidéos amateurs sapent, non seulement le récit policier, mais des procédures entières qui, y compris devant les tribunaux, apparaissent comme des faux en écriture, est inquiétant. Le rapport au droit des forces de l’ordre est, de longue date, ambivalent et essentiellement instrumental, mais il semble s’être encore relâché ces dernières années.

La position de force occupée par des syndicats de police dont les argumentaires empruntent de plus en plus au registre de l’extrême droite joue sans doute un rôle – d’autant que le pouvoir exécutif, particulièrement affaibli, s’appuie depuis des années sur la contention, voire la répression, des mouvements sociaux (« gilets jaunes », écologistes, syndicats…) pour imposer un agenda politique n’ayant pas de soutien populaire, ni même de véritable majorité législative. Dans ces conditions, les forces de police deviennent une institution politique centrale à ne pas mécontenter. D’où la ligne de crête sur laquelle s’avance l’exécutif qui, plus que jamais, apparaît en débiteur de syndicats de police qui n’hésitent pas à le lui faire savoir de la manière la plus virulente.


Fabien Jobard, politiste :
« Le législateur a consacré l’ascendant de la police
sur la jeunesse postcoloniale »

Propos recueillis par Anne Chemin, publié le 5 juillet 2023 par Le Monde.
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intervention du RAID à Lille, juillet 2023
intervention du RAID à Lille, juillet 2023

Le spécialiste des questions policières revient, dans un entretien au Monde, sur les spécificités françaises dans les rapports entre les forces de l’ordre et la jeunesse des quartiers populaires issue de l’immigration. Il éclaire le contexte dans lequel prennent place les émeutes ayant suivi la mort de Nahel M. à Nanterre.

Directeur de recherche au CNRS, Fabien Jobard est politiste, chercheur au Centre de recherche sociologique sur le droit et les institutions pénales. Il est l’auteur, avec le sociologue Olivier Fillieule, de Politiques du désordre. La police des manifestations en France (Seuil, 2020), avec Daniel Schönpflug, de Politische Gewalt im urbanen Raum (« violence politique en milieu urbain », Gruyter, 2019, non traduit), avec Jérémie Gauthier, de Police : questions sensibles (Presses universitaires de France, 2018) et, avec Jacques de Maillard, de Sociologie de la police. Politiques, organisations, réformes (Presses universitaires de France, 2015). Directeur du Groupe européen de recherches sur les normativités (GERN), Fabien Jobard publie en septembre une bande dessinée réalisée avec Florent Calvez : de la création des bobbys anglais aux dystopies policières contemporaines,Global Police. La question policière à travers le monde et l’histoire (Delcourt/Encrage) interroge la nature et le devenir de nos polices.

Les événements de Nanterre, qu’il s’agisse de la mort de Nahel M. ou des émeutes qui ont suivi, montrent à quel point les relations entre la police et les jeunes des quartiers populaires sont dégradées. S’agit-il d’une spécificité française ?

Les événements auxquels nous avons assisté ces derniers jours ne sont pas propres à la France : on en observe de comparables aux Etats-Unis, en Belgique, aux Pays-Bas – parfois au Royaume-Uni ou en Suède. Or, Suède mise à part, ces pays ont en commun une histoire contemporaine marquée soit par la prégnance de l’esclavage des populations noires, soit par la présence d’une population issue des territoires coloniaux. Le contraste avec l’Allemagne est frappant : dans ce pays qui a été privé de ses colonies africaines par le traité de Versailles, en 1919, les tensions avec les populations minoritaires existent mais elles sont bien moins fréquentes et bien moins intenses.

La guerre d’Algérie et la colonisation sont à mille lieues des préoccupations des policières et policiers de notre pays : ce ne sont pas eux, individuellement, qui portent cette histoire et la font perdurer. Savoir si les policiers sont racistes ou non n’aide d’ailleurs pas vraiment à comprendre ce qui se joue. Ce qui fait que la police est un lieu de perpétuation du rapport colonial sur notre sol est la collision de deux phénomènes historiques.

Le premier est le fait que les populations issues des territoires nord-africains ont été installées à la va-vite dans des grands ensembles de nos banlieues. Ces villes étaient sous-administrées – pas ou presque pas de police, quelques brigades de gendarmerie, des commissariats isolés. A cette époque, la police faisait avec ce qu’elle avait et, de surcroît, recrutait peu d’effectifs nouveaux. La doctrine et les chefs disponibles étaient donc ceux des années 1950-1960, ceux de la guerre en métropole, lorsque la gestion des populations nord-africaines reposait sur la mise à distance, le contrôle, l’imposition d’une obligation de déférence permanente – bref, la subordination sous férule policière. Dans un tel schéma, le contrôle d’identité avec fouille est central : c’est l’instrument majeur d’imposition de l’autorité policière comme préalable non négociable.

Une telle gestion des populations subalternes aurait pu s’éteindre peu à peu, silencieusement emportée par la croissance et le renouvellement des générations, tant du côté de la police que du côté de la jeunesse. Mais au milieu des années 1970, la France s’est engagée sur une voie économique singulière, celle de la désindustrialisation – et c’est le second phénomène historique décisif. De 1975 à nos jours, plus de 2 millions d’emplois industriels se sont évaporés : la France est devenue un pays de services et cette mutation a pénalisé en tout premier lieu les jeunes hommes sortis du système scolaire sans qualification – les jeunes femmes s’en sortent mieux. Or, dans quels rangs se recrutent principalement ces jeunes hommes ? Dans ceux des familles les moins favorisées, les moins dotées – les familles immigrées.

C’est un contraste marquant avec la trajectoire historique allemande : l’Allemagne a protégé son industrie. Lorsque les jeunes sortent du système scolaire sans qualification – le système allemand est bien plus soucieux de la formation aux métiers manuels –, une place les attend à l’usine, sur la chaîne, à l’atelier. Outre-Rhin, l’industrie parvient donc à absorber ces « jeunes à problèmes », comme on dit là-bas, comme autrefois Renault et Citroën absorbaient nos blousons noirs.

En France, dès le milieu des années 1970, une population oisive essentiellement formée des jeunes issus de l’immigration coloniale s’est constituée au pied des tours. Cette jeunesse est disponible aux tensions avec la police : de Toumi Djaidja, fils de harki victime, en 1983, un soir de ramadan, aux Minguettes, d’un tir policier dans le ventre alors qu’il tentait de venir en aide à un de ses amis aux prises avec un chien policier, à Nahel, à Nanterre, en 2023, les relations sont explosives. La dynamique socio-économique française a fourni à la police une clientèle, essentiellement issue des populations coloniales, qui est enfermée, avec elle, dans un face-à-face mortifère et sans issue.

Les pratiques de la police sont encadrées par le droit. Quelle a été l’évolution des textes depuis les années 1970 ?

Sur ce plan, il est frappant de constater que le droit, notre droit républicain, n’a pas corrigé les pratiques mais les a, au contraire, garanties. Je reprends les contrôles d’identité. Ces pratiques se développaient de manière assez sauvage : le droit positif ne les prévoyait pas. En février 1981, le gouvernement de Raymond Barre a fait adopter une loi décriée par la gauche qui a « créé » les contrôles d’identité (art. 78-2 du code de procédure pénale). En réalité, cette loi consacre ces contrôles : elle « couvre », en quelque sorte, des pratiques dont nos recherches ont démontré qu’elles visent essentiellement la jeunesse postcoloniale. Ce geste, que la gauche n’a pas abrogé, est significatif d’une dynamique qui s’est enclenchée dans d’autres domaines de l’action policière : les pratiques et les perceptions policières ont été relayées par les politiques publiques.

Quelles étaient ces politiques publiques ?

A partir des années 1990, une décennie marquée par des émeutes urbaines localisées engendrées par des faits policiers mortels (ou la rumeur de tels faits), deux choix ont été très explicitement arrêtés. Le premier, c’est le renforcement de l’arsenal pénal contre les mineurs auteurs de faits de délinquance de voie publique : les circulaires de politique pénale, puis la loi elle-même, encouragent la fermeté à l’égard de ces jeunes délinquants qui se recrutent essentiellement parmi les jeunes de cité, ce qui vient rétrospectivement légitimer l’action policière à leur égard. La politique pénale est telle qu’aujourd’hui le législateur offre aux policiers la possibilité de sanctionner eux-mêmes des délits par une amende dite « délictuelle ». Or, ces délits étant ceux habituellement commis par les jeunes de cité, ce pouvoir de sanction exorbitant confié par le législateur à la police consacre son ascendant sur cette fraction de la jeunesse.

La seconde trajectoire de politique publique est l’abandon de ce que l’on appelait, il n’y a pas si longtemps encore, les politiques d’accompagnement social de la délinquance. Pour des raisons à la fois idéologiques et budgétaires, les gouvernements successifs ont concentré la dépense publique sur les forces de l’ordre (15 milliards d’euros et 8 500 agents supplémentaires sont prévus dans la loi d’orientation et de programmation du ministère de l’intérieur du 24 janvier 2023) et ont privé les communes et les départements de fonds permettant une action sociale portée par les éducateurs spécialisés, les éducateurs de rue, les travailleurs sociaux. Même les emplois précaires – les emplois-jeunes puis les emplois aidés – ont été supprimés, les premiers sous le gouvernement de Jean-Pierre Raffarin, les seconds sous celui d’Edouard Philippe. J’insiste sur la dimension budgétaire de ces choix : en Allemagne, les communes et l’Etat disposent encore de moyens financiers pour l’action sociale.

La France pourrait-elle s’inspirer des politiques mises en place en Allemagne ?

L’Allemagne a perdu ses colonies il y a un siècle, elle n’a pas fait le choix de se défaire de son industrie, elle n’a pas renoncé au social au profit du sécuritaire. Et le caractère décentralisé et régional de la police, qui était une des conditions de la sortie du nazisme en 1945-1949, a fait que « la » police existe à peine en tant qu’institution et, surtout, en tant que groupe d’intérêts. Les syndicats policiers n’y sont pas engagés dans un défi permanent lancé aux politiques et aux magistrats, facteur considérable d’apaisement des passions policières et de discipline dans les rangs. Plus qu’un modèle dont on importerait telle ou telle recette, l’Allemagne offre plutôt un horizon dans lequel s’inscrit la question policière.

Cette question ne pourra pas être dénouée seule : libérer la police française de sa colonialité ne passe pas par je ne sais quelle réforme isolée – type « revenir-à-la-police-de-proximité » – mais par l’investissement massif dans la formation, l’emploi et l’accompagnement social d’une jeunesse que les gouvernements successifs ont bien lâchement confiée aux soins presque exclusifs de la police.


Didier Fassin, sociologue :
en France, « la police a gagné la bataille idéologique »

Entretien par Joseph Confavreux, publié par Mediapart, le 7 juillet 2023.
Source

Marseille, juillet 2023
Marseille, juillet 2023

Didier Fassin est professeur au Collège de France, directeur d’études à l’EHESS, et enseigne également à l’Institute for Advanced Study de Princeton.

Il a publié aux éditions du Seuil La Force de l’ordre. Une anthropologie de la police des quartiers, dans lequel il étudiait des brigades anticriminalité (BAC) dont les insignes exhibaient les barres d’une cité prise dans la lunette de visée d’un fusil, des meutes de loups devant des tours d’habitation, une panthère déchirant de ses griffes un quartier plongé dans l’obscurité ou encore une araignée emprisonnant dans sa toile un ensemble d’immeubles. Il y observait des pratiques relevant souvent d’une logique « postcoloniale ».

Pour Mediapart, il revient sur les situations avant – et les mobilisations après – la mort de George Floyd aux États-Unis en 2020 et celle de Nahel M. en 2023.

Dans La Force de l’ordre. Une anthropologie de la police des quartiers, écrit à partir d’une enquête inédite menée pendant 15 mois, entre 2005 et 2007, avec une BAC de la région parisienne, vous dressiez un constat catastrophique de l’action des BAC dans les banlieues, qui relevait davantage d’un processus de chasse dans une « jungle » que d’une opération de maintien de l’ordre ou de lutte contre la délinquance. On a pu vous dire alors que cette unité n’était pas représentative de la police française : ce qui se passe aujourd’hui vous ferait-il dire qu’elle était plutôt préfigurative de tendances racistes de la police française ?

Je ne généraliserais pas de la sorte pour ce qui est de tous les policiers. Lorsque mon livre est sorti, on a dit en effet que j’avais dû étudier des unités très atypiques, car j’indiquais la sympathie que les agents avec lesquels je patrouillais manifestaient ouvertement à l’égard de Jean-Marie Le Pen. Six ans plus tard, en 2017, on découvrait que les deux tiers des policiers en activité avaient voté pour sa fille au premier tour de l’élection présidentielle, soit plus de trois fois plus que la population générale.

Mais plutôt que le racisme individuel, ce qui m’intéresse, et m’inquiète, c’est le racisme institutionnel, qu’il soit celui de la police en général, dont on voit qu’elle ne sanctionne pas les pratiques violentes et discriminatoires de ses agents, ou de certains syndicats en particulier, dont on vient de lire qu’ils considéraient les jeunes des quartiers difficiles comme des « nuisibles » qu’il faut mettre « hors d’état de nuire ».

Dans cette perspective, je pense que les choses se sont encore aggravées depuis que j’ai conduit mon enquête, et c’est largement la responsabilité des gouvernements successifs qui, d’une part, n’ont pas cessé de céder devant les exigences de l’institution et des syndicats, et, d’autre part, n’ont jamais tenté d’engager de réforme.

Pourtant, la police semble être une des institutions publiques qui s’est ouverte aux personnes racisées, peut-être davantage que d’autres. Comment expliquer alors cette persistance d’un racisme institutionnel ?

Je ne sais pas, je n’ai pas de chiffres, et je ne crois pas qu’il en existe. Je ne suis cependant pas frappé par la présence de minorités au sein de la police dans la rue, en particulier ce sont très souvent des policiers blancs qui interviennent dans les quartiers populaires où vivent en majorité des personnes racisées. Mais quoi qu’il en soit, je dirais deux choses. Premièrement, il est bon pour la démocratie que la police ressemble à la population. Deuxièmement, ce n’est nullement une garantie de sa déontologie.

On le voit aux États-Unis, où ce sont souvent des policiers noirs qui tuent des hommes noirs. Ce qui m’avait frappé, dans mon enquête, c’est que les gardiens de la paix les plus respectueux des personnes et des normes de leur métier étaient ceux qui avaient vécu, notamment durant leur enfance, dans le même milieu que celui auquel ils avaient affaire.

Quelle que soit leur couleur, originaires de quartiers populaires eux-mêmes, ils n’étaient pas nourris des préjugés de leurs collègues blancs de villages du Nord ou bien noirs des Antilles. Au fond, au risque de simplifier, c’était une question d’environnement social.

Dans un entretien que vous nous aviez accordé voilà déjà quelques années, vous disiez que « l’usage excessif de la force policière traduit une perte d’autorité politique ». Diriez-vous que ce processus s’est accentué et que le pouvoir politique a désormais les mains liées vis-à-vis des syndicats policiers ? Et la situation est-elle comparable aux États-Unis où l’autorité sur la police est davantage décentralisée ?

Ce sont aujourd’hui les syndicats policiers qui font la politique de sécurité publique en France. Un ministre de l’intérieur me l’avait dit à demi-mot il y a quelques années. Le pouvoir a peur de la police, et c’est ce qui explique le silence assourdissant du gouvernement face aux menaces de sédition d’Alliance et Unsa Police. Il me semble même qu’aucun pouvoir n’a autant redouté sa police que celui en place depuis 2017, et pour une raison simple.

Le président a été élu pour mener une politique néolibérale, qu’il conduit en effet, mais son passé de banquier ne l’a absolument pas préparé à devoir faire face à des problèmes d’ordre public, qu’il s’agisse de manifestations de rue ou de protestations urbaines. Preuve de son absence d’autorité politique, sa réaction a été purement autoritaire, et pour ce faire, il s’en est complètement remis à l’institution policière, elle-même minée par les syndicats les plus durs, comme on vient de le voir.

« Pour George Floyd, toute la société s’était mobilisée, il y avait eu des manifestations dans tout le pays. Ça a été un choc majeur. Pour Nahel, seuls les quartiers populaires ont bougé. »

Le choc provoqué en France par la mort de Nahel est-il comparable à celui suscité aux États-Unis par la mort de George Floyd ?

Non, les réactions sont très différentes. Pour George Floyd, toute la société s’était mobilisée, il y avait eu des manifestations dans tout le pays. Ça a été un choc majeur. Pour Nahel, seuls les quartiers populaires ont bougé. Le lendemain, on ne parlait plus que de désordres urbains et, le surlendemain, de l’incendie de la maison d’un maire.

Alors qu’aux États-Unis, l’idée de réformes de la police a fait du chemin, notamment grâce à des mobilisations sociales, en France, il n’est question que de lui donner plus de libertés pour agir, y compris en changeant sans cesse la législation, sans guère de réaction dans la population. La police a gagné la bataille idéologique.

Les sciences sociales ont longtemps résisté à une lecture de la société française avec un prisme états-unien. Mais cette fois la comparaison n’est-elle pas justifiée : ghettoïsation, lecture ethnoraciale des tensions sociales et des inégalités urbaines, armement croissant avec militarisation du côté de la police et assauts inédits des émeutiers… ?

Il est vrai que les sciences sociales états-uniennes ont souvent un effet d’épouvantail dans une partie des sciences sociales françaises sur certains sujets, comme on a pu s’en rendre compte récemment avec des accusations contre celles et ceux qui travaillent sur les questions de genre, de minorités, de discriminations raciales ou religieuses, et qu’on accuse d’un terme qui se veut infamant : le wokisme.

Dans le cas présent, je ne sais pas si les sciences sociales devraient regarder de l’autre côté de l’Atlantique plus qu’elles ne le devraient sur d’autres sujets, car il y a beaucoup à apprendre de part et d’autre, et de plus en plus de chercheuses et de chercheurs participent de cet échange fructueux.

Pour ce qui est de la réalité sociale elle-même, alors que les dimensions ethno-raciale et socio-économique sont étroitement liées dans la production des inégalités, on a en France une forte résistance de celles et ceux qui, aveugles à ces inégalités, continuent de défendre l’illusion d’un modèle républicain. Quant aux forces de l’ordre, elles ont souvent pour modèle la police états-unienne, rarement pour le meilleur, quand les polices britannique, allemande ou néerlandaise leur permettraient de devenir plus démocratiques.

Plusieurs projets de réformes de la police ont émergé aux États-Unis. Ont-elles débouché sur des éléments intéressants ? Et la police française vous semble-t-elle encore réformable compte tenu de la puissance de l’extrême droite en son sein qui est difficilement mesurable mais semble supérieure aux quelques « brebis galeuses » habituellement désignées ?

La police aux États-Unis est locale et a une responsabilité à l’égard de sa population, ce qui est le contraire de la France où elle est nationale et rend compte au gouvernement. Malgré ce qu’on pourrait croire un désavantage, à savoir un éparpillement dans le cas états-unien, certains drames, comme la mort de George Floyd, et les réactions qui ont suivi, et certains rapports, comme à Ferguson après le décès de Michael Brown, ont conduit à des réformes et, dans certains cas, à des refontes complètes de la police.

Le mot d’ordre « defund the police », littéralement ne plus financer la police, mais en réalité diminuer ses ressources pour les réorienter, a connu un certain succès. Dans certains cas, comme à New York, les contrôles d’identité au faciès ont considérablement diminué. Dans d’autres, comme à Los Angeles, une partie des budgets de la police ont été réinvestis dans des programmes sociaux.

On est loin d’une police idéale dans une société marquée par une longue histoire de racisme et d’inégalités, mais certaines avancées ont eu lieu. En France, le déni de réalité du gouvernement et le silence des parlementaires qui ne se saisissent pas de ces occasions pour lancer des enquêtes indépendantes ne laissent guère entrevoir de réformes, pourtant urgentes, dans un avenir proche, et ce, malgré les injonctions des Nations unies.

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