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Édition du 1er mars au 15 mars 2025

La Cité de l’Histoire de l’Arche de la Défense, une vision zemmouriste de l’histoire coloniale de la France

Nous avons visité la Cité de l'Histoire à Paris. Sa présentation de l'histoire coloniale française est particulièrement éloignée de la vérité historique.

Photo Cité de l’histoire

par l’équipe d’histoirecoloniale.net

Nous avons déjà écrit dans notre édition précédente que la « Cité de l’histoire » – installée dans la grande Arche de la Défense qui avait accueilli le 26 août 1989 la commémoration solennelle du bicentenaire de la Déclaration des droits de l’Homme de 1789 ! –, colporte des contre-vérités chères à l’extrême droite, notamment sur la guerre d’Algérie. Mais c’est toute l’histoire de la France et notamment son histoire coloniale qui y est relatée dans une version aussi inexacte qu’insidieuse relevant purement et simplement d’un discours d’extrême droite.

Un scandale qu’il faut regarder en face

Il faut aller à l’Arche de la Défense visiter la Cité de l’Histoire, quitte parfois – souvent – à esquisser un rictus. Le slogan du site n’a rien d’original, mais il a le mérite de la clarté quant à sonnambition : « Plongez au cœur de l’Histoire ». Le grand public, trois générations, est invité à « remonter le temps » et à « découvrir les plus belles pages de l’Histoire de l’humanité […] grâce à des spectacles et animations technologiques et ultra-immersives ». « Petits et grands » pourront ainsi « revivre les grands évènements du passé, rencontrer les figures emblématiques de l’Histoire de France et vivre de nouvelles émotions ! ». Bien. Mais, comme en toutes choses, il faut garder en éveil permanent son sens critique. Et notre équipe, qui a l’ambition de connaître – et de faire connaître – le mieux possible l’histoire coloniale et postcoloniale, vient de subir un choc en visitant ce lieu.

Des panneaux truffés de contresens

Les (trop rares) panneaux qui évoquent nos pôles d’intérêt sont affligeants, truffés de contresens, d’affirmations agressives jamais démontrées, jamais référencées. Il faut naviguer sur le site pour découvrir le principal animateur (et rédacteur ?) des cartouches insérés : Franck Ferrand.

Sa formation universitaire ne fut pas époustouflante (un DEA en 1991), mais il sut frapper à la bonne porte : celle de Bolloré, dont il partage les conceptions hyper-réactionnaires. Ferrand, prolifique, hypermédiatisé et… « historien de garde » : il fut portraitisé comme tel par William Blanc, Aurore Chéry et Christophe Naudin (Les Historiens de Garde, la résurgence du roman national, Inculte, 2013). Alors qu’il était présent, par ailleurs, sur les ondes de Radio Classique, qui appartient à LVMH de Bernard Arnault, Bolloré lui a ouvert toutes les portes de son empire médiatique, de Valeurs actuelles à CNews. La fiche Wikipédia de Franck Ferrand nous apprend que pratiquement chacune de ses interventions fait l’objet de protestations d’historiens éminents, dont Jean-Jacques Becker. On lira également avec intérêt sur Mediapart la chronique plus généraliste d’Antoine Perraud, « Exploration de la cité pour la propagation de la foi en la France éternelle », (Mediapart, 13 avril 2024). 

Qui a bien pu confier un vaste et coûteux projet, cette Cité de l’Histoire – et donc l’éducation de nos enfants, invités à venir en masse – à un « historien de garde » politiquement proche des thèses de Zemmour et professionnellement discrédité ? 

Nous citons ici in extenso trois panneaux directement liés à notre thème de travail. Nos commentaires sont en italiques. 

Premier panneau : « 1843 Prise de la Smala d’Abd el-Kader. La France renforce son implantation en Algérie »

« Au début du dix-neuvième siècle Alger capitale de la régence ottomane d’Alger était le centre méditerranéen de la piraterie. De nombreux navires barbaresques en partaient pour aller piller navires et côtes européennes puis y revenaient pour écouler leur butin et vendre comme esclaves les prisonniers faits [La piraterie « barbaresque » (pourquoi, au passage, reprendre ce terme désuet du vieux vocabulaire colonialiste ?) était un fait… mais elle avait pour pendant une piraterie européenne, qui pratiquait exactement de la même manière, pillait et faisait des esclaves. Il y avait au XIX è siècle plusieurs centaines d’esclaves musulmans, en particulier dans le sud de la France]. Devant l’incapacité ottomane à maîtriser le phénomène, la France monta une expédition et s’empara d’Alger [Pourquoi ne pas évoquer les vraies raisons de cette invasion : la volonté de contrecarrer l’influence britannique en Méditerranée par la conquête d’un point d’appui sur la côte nord de l’Afrique ; le projet proprement colonial de conquérir des terres, volées aux « indigènes » pour les attribuer aux colons ; enfin, pourquoi taire le vol pur et simple du Trésor de la Casbah ?]. Son regard se porta alors sur le reste du territoire. Devant le danger que représentaient les Français une résistance se monta, l’un de leurs chefs [en bon français, on aurait dû écrire : l’un de ses chefs] les plus talentueux étant Abd el-Kader. Harcelant les troupes du général Bugeaud, il leur mena la vie dure [le rédacteur a-t-il eu conscience de l’horreur de cette formule : en fait, ce furent les 100 000 soldats du général Bugeaud qui « harcelèrent » les populations algériennes, et leur menèrent non pas « la vie dure », mais la mort violente, par centaines de milliers]. Mais après une campagne difficile, l’armée française réussit à prendre sa smala, son campement itinérant servant de base logistique. Abd el-Kader vaincu [petite leçon d’histoire : la prise de la smalah datait de mai 1843, la défaite finale, dans l’honneur, de l’Émir, survint en décembre 1847], la résistance algérienne déclina et la France sortie vainqueur du conflit ». 

Second panneau : « 1975. Prise de Saigon. La défaite des États-Unis dans la guerre du Vietnam aura marqué un tournant et renforce le monde communiste »

« Après l’agression du Sud-Vietnam républicain par le Nord-Vietnam communiste [Première phrase de mise en condition : l’historien de garde qui a rédigé cet texte a « oublié » l’unité multiséculaire du Vietnam, qui dut subir une division entre nord et sud du seul fait de l’intervention américaine, avec l’accord tacite de la diplomatie française, après la signature des accords de Genève de juillet 1954, division qui fut à l’origine de la guerre américaine du Viet Nam], et plus de deux décennies d’affrontements entre eux, l’un soutenu par la Chine et l’URSS et l’autre soutenu par les Américains, Saigon, la capitale du Sud, tomba entre les mains des communistes. La guerre du Vietnam se terminait dans le sang [elle avait commencé trente ans plus tôt « dans le sang » par la volonté française de ré-imposer la domination coloniale, puis s’était poursuivie, par la plus longue intervention américaine du XX è siècle]. Les USA avaient pourtant engagé des moyens colossaux, ils avaient déployé des troupes dans le pays et bombardé absolument massivement le territoire [jolie formule : les épandages de défoliants font aujourd’hui encore des victimes, des centaines d’enfants nés avec des déformations, des cancers innombrables, etc.].  Mais, après huit années de guerre, l’impopularité de leur intervention fut elle qu’ils avaient dû se retirer du conflit [perpétuation du révisionnisme : si « l’impopularité » de leur intervention fut loin d’être négligeable, voir les protestations aux USA et dans le monde entier, le facteur premier fut la farouche résistance du Viet Nam, qui bouta hors du pays les « moyens colossaux »]. Eux partis, plus rien ne retenait l’avancée des communistes qui prirent Saigon et le renommèrent Ho Chi Minh-ville. Trois millions de Vietnamiens s’enfuirent du pays et des centaines de milliers furent massacrés ou mis en camp de concentration » [la fuite des Boat People et la répression contre les Vietnamiens pro-Américains furent de tristes et évidents faits d’histoire, que nul ne conteste. Mais où diable ledit historien de garde a-t-il été pécher ces chiffres. Même le Livre noir du communisme n’osa pas à ce point amplifier jusqu’à la déraison ces statistiques].

Troisième panneau : « 1962. Accords d’Évian. À l’issue d’un conflit meurtrier avec la France, l’Algérie accède à l’indépendance »

« Après huit ans de guerre, le 18 mars 1962, les accords d’Évian sont signés, la France et le FLN sont en paix, après 130 ans de présence française en Afrique du Nord, l’Algérie devient indépendante. La guerre qui y mena fut jalonnée d’attentats du FLN aussi bien en Algérie qu’en métropole [elle fut surtout « jalonnée » par des ratissages, des épandages de napalm, l’usage de la torture et des enlèvements et assassinats d’Algériens et de Français indépendantistes, comme le président Macron l’a récemment reconnu],  d’affrontements sanglants avec l’armée française, ainsi que de sabotages de la part des communistes en France [qu’est-ce que c’est que ce délire, jamais rencontré dans les ouvrages d’histoire ? Peut-on avancer toutes les sottises – nous pesons nos mots – dès lors qu’il s’agit de salir une force politique détestée ? Oui, il y eut des « sabotages », mais ils furent le fait de la sinistre OAS, qui sema la terreur chez les Algériens et les Français partisans de la paix], l’armée avait malgré tout réussi à s’imposer, mais sans solution politique et sociale, la situation était restée intenable, le général De Gaulle décida alors d’octroyer son indépendance au territoire [De Gaulle « n’octroya » rien : après une arrivée au pouvoir portée par les partisans de l’Algérie française, et sous la menace d’un raid de parachutistes en mai 1958, il évolua certes vers une position de conciliation, puis vers l’acceptation douloureuse mais raisonnable de l’indépendance. Si l’on veut absolument employer ce verbe, suggérons : “Le peuple algérien s’est octroyé sa propre indépendance“]. Le départ français fut catastrophique, les Algériens pro-français ; les harkis furent persécutés, emprisonnés et massacrés par dizaines de milliers, tandis que le pays resta marqué pendant des décennies par des conflits internes violents ». 

Quelques modestes suggestions aux maîtres de ces lieux

Le site de la Cité de l’Histoire annonce : « Chaque mois, à la Cité de l’Histoire, d’éminents historiens viennent partager leur passion pour le passé lors de conférences sur divers sujets. Accessibles à tous ceux qui s’intéressent de près ou de loin à l’Histoire, elles vous transporteront dans des moments et des destinées inoubliables, chacunes [faute d’orthographe], étant introduites [bis repetita], par Franck Ferrand. 

Nous suggérons donc à la Cité d’inviter des spécialistes reconnus, dont certains de nos collaborateurs-trices et ami-e-s.

• Pour le panneau sur la prise de la Smalah d’Abd el-Kader : Alain Ruscio, auteur d’une somme qui évoque (en 772 pages !) cette période, La Première Guerre d’Algérie, une histoire de conquête et de résistance, 1830-1852, Éditions La Découverte), ouvrage salué par la critique. 
• Pour le panneau sur la prise de Saigon : une femme d’un courage exceptionnel, Mme Tran To Nga, qui a subi durent des années les épandages de l’agent Orange par l’armée américaine et qui en garde aujourd’hui encore de graves séquelles. Mme Nga est depuis des années en procès contre les firmes qui fabriquaient cette semence de mort.
• Pour la fin de la guerre d’indépendance de l’Algérie, Malika Rahal autrice d’Algérie 1962. Une histoire populaire (éditions La Découverte, 2022, grand prix du livre d’Histoire de Blois), l’étude la plus aboutie sur ce moment-clé des relations franco-algériennes, mais aussi de la décolonisation.

Histoire coloniale et postcoloniale


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