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Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024

La Belgique se confronte
à son histoire coloniale

La « Commission spéciale Congo-passé colonial » a produit 600 pages de contributions serrées, étayées par des bibliographies et des témoignages nombreux. Elles représentent une bombe qui bouscule aujourd’hui encore les certitudes de nombreux Belges

Lire l’intégralité du rapport sur le site du parlement belge

Colonisation : le rapport accablant des experts
remis aux parlementaires

par Colette Braeckman, publié dans Le Soir, le 27 octobre 2021.
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Lorsque la « Commission spéciale Congo-passé colonial » décida, voici près d’un an, de confier ses travaux préparatoires à un groupe d’experts indépendants, ses membres ne se doutaient sans doute ni de l’ampleur de la tâche ni de sa durée. Alors que l’on croyait que quelques semaines suffiraient, il fallut neuf mois pour que soit publié le rapport qui devrait servir de base aux parlementaires. Disons-le sans ambages : ces 600 pages de contributions serrées, étayées par des bibliographies et des témoignages nombreux et qui sont accessibles sur le site de la Chambre, représentent une bombe qui bousculera aujourd’hui encore les certitudes de nombreux Belges.

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En effet, les experts n’y vont pas de main morte : ils détruisent plusieurs « mythes fondateurs » de l’entreprise coloniale, qu’il s’agisse de la « mission civilisatrice », des progrès apportés en matière de santé, d’éducation, de production agricole, d’ordre public ; ils réduisent les 80 ans de présence belge en Afrique à une cruelle histoire d’extraction des ressources, de soumission des populations par la contrainte des lois et surtout par la force des armes. Le Congo a financé et construit lui-même, avec ses ressources propres et le labeur d’une main-d’œuvre sous-payée ce qu’on appelait alors une colonie modèle : c’est grâce au travail forcé, obtenu à coups de chicotte (ce fouet fait de lanières de peau de rhinocéros…), que se sont construites des routes qui servaient à exporter des produits coloniaux vers les ports et non à relier entre elles les populations congolaises, ce sont des enfants embauchés dans les fermes écoles qui ont édifié les bâtiments des missions et défriché les jardins potagers des religieux, ce sont des populations amenées du Kasaï qui ont assuré le développement de l’industrie minière au Katanga.

Une violence de quatre-vingts ans

Durant huit décennies, les Congolais ont vécu sous la contrainte et la surveillance policière, ils ont été privés de liberté et surtout, assurent les experts, la violence a été un moteur de l’occupation, associée au racisme, « pierre angulaire » du régime colonial. Ce « racisme fondateur » qui s’est donné libre cours en Afrique centrale expliquerait, de nos jours encore, des actes de discrimination, des attitudes de mépris dont sont victimes les ressortissants d’Afrique et d’ailleurs. Le rapport rappelle qu’à l’époque de la conquête coloniale, les Belges étaient mus par un sentiment de supériorité, par l’intime conviction que, sur l’échelle des races humaines établie par l’anthropologie physique de l’époque (c’était le temps où, au nom de la science, on mesurait les crânes humains…), ils arrivaient en tête du peloton, comme les Européens en général…

Une telle supériorité leur conférait quelques devoirs à l’égard des « peuples inférieurs » (dont celui de les civiliser…), mais surtout des droits d’occupation, d’exploitation, de commandement. Les experts s’étant mis d’accord sur le texte définitif soumis aux parlementaires (seul l’historien P.E. Plasman a tenu à signer séparément sa contribution), ils assument donc tous les termes utilisés par l’historien Elikia m’Bokolo qui préfère parler de « brutalisme » et non de violence et rappelle que tout ce qui fut naguère dénoncé par Conan Doyle, Casement, Edmund Morel et bien d’autres critiques de l’Etat indépendant du Congo était non seulement véridique mais en dessous de la réalité.

Le document soumis aux parlementaires comporte cependant des lacunes : le cas du Rwanda, dont le protectorat fut accordé à la Belgique à l’issue de la guerre de 14-18 est abordé très succinctement, le Burundi n’a pas fait l’objet de travaux faute d’experts, le seul expert désigné, Mgr Nahimana étant décédé entre-temps, la présence et le rôle de l’Église catholique auraient mérité de plus amples développements. En revanche, les parlementaires seront invités à découvrir des pages oubliées, à découvrir des héros méconnus : car il y eut des résistants au Congo, qui se battirent longtemps contre les envahisseurs et se heurtèrent à la force des fusils, des intellectuels tels que Paul Panda Farnana qui prit part à la Première Guerre mondiale dans les tranchées de l’Yser avant de réclamer l’indépendance pour son pays. Il y eut aussi des prophètes, tels que Simon Kimbangu, qui prêchait la non-violence et fut emprisonné plus longtemps que Nelson Mandela (c’est à lui que le héros sud-africain rendit hommage en sortant de prison), des adeptes du kitawala, une « secte » venue d’Afrique australe, qui furent systématiquement persécutés et déportés.

Le courage des soldats

On redécouvre aussi le courage des soldats de la Force publique qui infligèrent des défaites décisives aux Italiens en Abyssinie et on apprend, sans trop de surprise, que les Congolais opposaient aux Blancs la résistance des opprimés, par la moquerie et l’humour : ils riaient des pseudonymes attribués à leurs maîtres et lorsqu’ils chantaient « Salongo » présenté comme un hymne au travail, c’était pour clamer leur épuisement. Les experts devancent déjà les critiques qui leur seront adressées, selon lesquelles les colonisateurs auraient été en accord avec l’idéologie sinon la morale de l’époque, celle de la suprématie de l’homme blanc et que critiquer aujourd’hui les colonisateurs d’hier serait faire preuve d’anachronisme : sans avoir besoin de rappeler les polémistes britanniques ou américains, ils citent les noms d’Emile Vandervelde, de Georges Lorand, du père Vermeersch, d’O.P. Gilbert, auteur de l’Empire du silence, sans oublier les membres de la première commission d’enquête dépêchée au Congo par un Léopold II désireux de faire face aux vagues de critiques.

Violence structurelle, racisme en tant que fondement de l’identité coloniale, économie d’extraction des ressources, prédation qui se poursuivit jusqu‘à la veille de l’indépendance lorsque les sociétés coloniales rapatrièrent en Belgique les avoirs détenus au Congo : la charge est lourde, sans concessions et elle accablera de nombreux Belges qui avaient gardé la nostalgie de « leur » Congo. Elle va plus loin encore que l’économie : les colonisateurs, par leur lecture « ethnique » des identités congolaises auraient contribué à la « racialisation » de la société, au fait que, de nos jours encore, les citoyens de ce vaste pays se définissent ou s’excluent en fonction de leur origine ethnique ou territoriale. C’est ce que les auteurs du rapport auraient pu appeler l’» effet miroir »…

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Une lacune cependant : le lien n’est pas établi entre l’époque coloniale et les maux qui frappent le Congo d’aujourd’hui, dont la vénalité des élites et la corruption qui gangrène la société à tous les niveaux tandis que les agissements de la Belgique au lendemain de l’indépendance, ses trente années de soutien au dictateur Mobutu mériteraient à eux seuls une autre commission d’enquête…

Caroline Désir confrontée à l’histoire coloniale

Comment enseigner l’histoire coloniale au Congo et en Belgique ? Est-il possible de parvenir à formuler une version commune d’un passé commun, à unifier les versions des uns et des autres et d’en transmettre la substance à des jeunes qui posent de plus en plus de questions ?

Durant trois jours, l’ONG belge Coopération pour l’éducation et la Culture, soutenue par WBI – Wallonie-Bruxelles International -, réunit à Kinshasa des acteurs issus du monde de la recherche, de l’enseignement, de la société civile pour les inviter à « repenser ensemble l’enseignement de l’histoire du continent africain et du Congo ».

Caroline Désir, Ministre de l’enseignement en Communauté française assistera à ces « journées de l’histoire », où une nouvelle méthodologie, Bokundoli, littéralement « l’éveil », sera proposée. Au lendemain de la publication du rapport des experts sur la colonisation, les sujets de discussion ne manqueront pas entre Congolais et Belges…


Un groupe d’experts « hétérogène, multidisciplinaire et inclusif » :

– Dr Zana Etambala (RMCA, KUL Leuven) historien

– Dr Gillian Mathys (UGent) historienne

– Prof Dr. Elikia M’Bokolo (EHSS, Université de Kinshasa, historien)

– Dr.Pierre-Luc Plasman (UCL) historien

– Prof. Dr Sarah Van Beurden, Ohio State University, historienne

– Anne Wetsi MPoma, historienne de l’art, association de la diaspora Bamko,

– Mgr Jean-Louis Nahimana, décédé, ancien président de la Commission Vérité du Burundi

– Valérie Rosoux, (FNRS et UCL), Docteur en philosophie et relations internationales

– Martine Schotsmans, avocat

– Laure Uwase, avocate, association de la diaspora Jambo


Les universités belges s’engagent sur le chemin de la décolonisation

par Fanny Declercq, publié dans Le Soir, le 27 octobre 2021.
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Les universités sont invitées à prolonger le processus de décolonisation académique et élaborer de nouvelles politiques d’enseignement et de recherche.

Après la mobilisation belge en juin 2020 du mouvement « Black lives matter », dans la foulée de la constitution de la commission parlementaire sur le passé colonial au Congo et des regrets exprimés par le Roi Philippe, le Conseil des Recteurs francophones et son pendant flamand ont constitué un Groupe de travail interuniversitaire « Passé colonial ». Objectifs ? Repenser l’enseignement de l’histoire en Belgique, favoriser la reconnaissance de notre passé, fournir des explications scientifiques en la matière, ouvrir la réflexion sur le rôle joué par les universités dans le passé colonial, contribuer à une plus grande diversité…

La liste des perspectives touchant à la décolonisation académique implique un processus continu : après le temps de la réflexion, il s’agira pour les universités d’élaborer de nouvelles politiques d’enseignement, de personnel, des étudiants, des relations internationales… Dans un premier temps, le Groupe de travail interuniversitaire et multidisciplinaire a rendu son rapport ce mercredi, avec pour point de départ un inventaire de 70 pages sur la gestion actuelle du passé colonial par les institutions.

Responsabilité sociétale des unifs

Si les universités prennent déjà des initiatives en matière de décolonisation, on est encore loin d’un processus de réflexion plus fondamental : quelques profs, quelques facs, dans quelques disciplines se sont déjà avancés dans le processus. On est plus avancé en histoire et anthropologie qu’en médecine ou en bio par exemple.

Le groupe de travail formule une série de recommandations concrètes, source d’inspiration pour aider chaque université à développer des initiatives futures, en tenant compte des spécificités de chaque institution : remise en question systématique des cours, connaissances, et recherches eurocentristes, établissement de liens entre racisme, relations internationales et passé colonial. « Il s’agit d’une vraie démarche de remise en question et d’inclusion », souligne Annemie Schaus, rectrice de l’ULB et présidente du Conseil des Recteurs (Cref). « Ce n’est pas un effet de mode, il s’agit de la responsabilité sociétale de nos universités. »

Parmi les recommandations, l’importance de la communication avec le grand public est mise en avant. « La conscientisation constitue une partie importante de la décolonisation, et le monde académique doit y jouer un rôle majeur », explique Romain Landmeters, assistant de recherche en histoire contemporaine à Saint-Louis et expert pour le groupe de travail. « Les écoles primaire et secondaire constituent un groupe-cible essentiel, elles doivent accorder plus d’importance à l’histoire belge et européenne ». Insistant sur le fait que « communiquer avec le public, ce n’est pas uniquement discuter et enseigner mais aussi écouter et apprendre ».

C’est aussi la méthodologie préconisée : pas de check-list à réaliser, mais un engagement sur le long terme pour une décolonisation ouverte. « On est dans une optique de co-construction, de dialogue et d’inclusion », complète Anne-Sophie Gijs, membre du groupe de travail interuniversitaire et du groupe de réflexion sur la décolonisation à l’UCLouvain. « C’est fondamental : avec nos partenaires africains nous réfléchissons de manière critique et lucide aux dynamiques universitaires de demain. »

Manque de diversité

Les experts recommandent de multiplier les efforts pour remédier au manque de diversité en attirant des étudiants issus de l’immigration et en diversifiant le corps professoral, sans qu’un consensus ait été trouvé sur des quotas ou des objectifs chiffrés. Remarquant que l’engagement des universités belges au Congo s’est érodé lors des dernières décennies, le groupe de travail plaide pour une reprise de collaboration avec les universités non occidentales.

Enfin, la création de cours, de chaires ou d’un master interuniversitaire sur la décolonisation permettrait de combler le retard « historique » de nos universités sur ces questions, et de servir de moteur à la poursuite de la décolonisation dans chaque université. Un long processus de réforme qui devra être observé par chaque université, sans que le groupe de travail n’en assure le suivi ou fixe un calendrier précis. Du côté de l’UCLouvain, on annonce déjà la mise sur pied d’un groupe de travail, une médiation ouverte du Musée L, avec pour la rentrée 2022 une mineure consacrée à ces enjeux pour les bacheliers.

Sur la genèse de cette commission belge, lire sur notre site.

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