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Édition du 1er au 15 novembre 2024

L’OAS et la torture, par Pierre Vidal-Naquet (mai 1962)

Dénonciateur de la torture et de la responsabilité de l'Etat durant la guerre d'Algérie, Pierre Vidal-Naquet protesta de la même façon en 1962 contre les tortures infligées à des membres de l'OAS1. Vous trouverez ci-dessous l'article qu'il publia à ce sujet dans le numéro de mai 1962 de la revue Esprit2.

Des militants ou des sympathisants de l’O.A.S. ont-ils été au cours de ces derniers mois torturés à Alger ? Le problème est posé depuis octobre dernier. À cette époque, un certain nombre d’hebdomadaires d’extrême-droite : La nation française, Rivarol, Carrefour, ont commencé à publier des articles sur les sévices infligés aux partisans de l’Algérie Française.
Articles parfois étranges : dans Carrefour du 1er novembre 1961 par exemple, M. Vinciguerra, qui fut, avec Kovacs, un des tortionnaires de la Villa des Sources, s’indignait, et sur la page d’en face en pouvait lire la prose… du colonel Trinquier. Le 8 novembre, dans le même hebdomadaire, M. Pascal Arrighi annonçait la création, sur le modèle du comité Maurice Audin, d’un comité Charles Daudet, destiné à faire la lumière sur le « suicide » en prison de ce jeune activiste oranais. La Commission de sauvegarde saisie de ces affaires fit preuve d’une diligence inaccoutumée. Un de ses membres,M. Pierre Voizard, ancien résident général en Tunisie, enquêta et rédigea un rapport qui établissait notamment qu’une jeune femme, Mme Salasc, avait été victime de traitements odieux et humiliants.
Rapidement ce rapport, contrairement aux autres documents établis par la commission présidée par M. Patin, était divulgué. La nation française le publiait intégralement le 29 novembre 1.

Devant de tels faits il ne pouvait être question de garder le silence : le Comité Andin a immédiatement pris position et c’était bien sûr, pour condamner une fois de plus les tortionnaires2. Nous n’oublions certes pas que la torture est un système qui a été installé en Algérie par des policiers et des militaires dont beaucoup sont aujourd’hui membres de l’O.A.S.
3. Mais nous n’oublions pas non plus que la torture est une gangrène qui dépasse largement le cadre de la guerre coloniale. Quelles que soient les victimes, ces bourreaux parlent et agissent en notre nom : nous n’avons pas le droit de laisser croire, par notre silence, que nous sommes
leurs complices. Les ignorances semi-volontaires, les indifférences lâches où se sont complu les lecteurs du Figaro pendant des années ne se justifient en aucun cas. Quel que soit le pavillon dont on prétendrait les couvrir, celui de l’antifascisme moins que tout autre.

Dans son numéro de janvier-février 1962, L’esprit public, mensuel partisan de l’O.A.S., annonçait qu’il tenait à la disposition de ses lecteurs un dossier complet sur ces faits. Une partie de ce dossier parut du reste dans La nation française du 7 mars, ce qui motiva la saisie de cet hebdomadaire. Avec l’accord du Comité Audin j’écrivis à L’esprit public et demandai communication du dossier. Le comité de rédaction de cet organe ne voulut sans doute pas être devancé puisqu’il m’adressa la lettre suivante, en l’antidatant d’une quinzaine de jours :

L’ESPRIT PUBLIC

Paris, le 5 mars 19624

M. Vidal-Naquet

Faculté des Lettres Lille (Nord)

Monsieur,

Nous nous permettons de vous transmettre le dossier ci-joint. Celui-ci rassemble quelques pièces des dossiers de certains activistes algérois « interrogés » à la caserne des Tagarins à Alger dans le courant du mois d’octobre 1961. Nous pensons que vous voudrez bien nous faire confiance si nous nous portons garants de l’authenticité de ces pièces…5

Certains membres de « l’équipe spéciale » des Tagarins viennent par ailleurs de recevoir la Médaille d’argent « pour actes de courage et de dévouement ».

Sans doute les faits pénibles évoqués par le document en question remontent-ils à quelques mois. Nous sommes en mesure de vous faire parvenir d’autres renseignements concernant des « interrogatoires » menés de semblable façon à une époque beaucoup plus récente. Nous vous demanderons seulement de n’en pas
faire état, la plupart de ces cas se rapportant à des dossiers en cours d’instruction.

Nous n’ignorons pas que notre tâche d’intermédiaire peut vous paraître politiquement suspecte. Afin d’éviter tout malentendu et toute polémique déplacée, nous vous informons que les signataires de cette lettre n’ont jamais cru de leur devoir de faire
le silence sur les sévices exercés par certains éléments des forces de l’ordre sur les prisonniers du F.L.N. (Cf. Ouvrages de Jean Brune et de Jacques Laurent, articles de Raoul Girardet, etc…).

Nous sommes donc persuadés que le Comité Maurice Audin mettra son honneur à porter ces faits à la connaissance des pouvoirs publics et de l’opinion. S’il ne remplissait pas cette tâche, nous serions, nous semble-t-il, très légitimement en droit de suspecter l’honnêteté intellectuelle et morale de ses entreprises et la bonne foi de ses animateurs.

Croyez, Monsieur, à l’assurance de notre considération.

LE COMITÉ DE RÉDACTION DE L’ESPRIT PUBLIC

Jean BRUNE. – Raoul GIRARDET. – Philippe HÉDUY. – Roland
LAUDENBACH. – Jacques LAURENT. – Philippe MARÇAIS. – Jules MONNEROT.

Je répondis à ces messieurs que leur dossier serait publié mais qu’ils me paraissaient peu qualifiés pour donner au Comité Audin des leçons. Il n’était en effet que trop facile, en consultant les œuvres des signataires de cette lettre, de constater que les sévices infligés aux membres du F.L.N. ne leur avaient pas causé une émotion très vive.

Nous ne reprenons pas ici le RAPPORT SUR LES SEVICES INFLIGES EN ALGERIE A CEUX QUE L’ON SOUPCONNE D’APPARTENIR A L’O.A.S. Vous le trouverez dans l’ouvrage référencé dans la seconde note6.

Quelques remarques sont encore nécessaires :

  1. Il est frappant de constater que ces tortures, plus que les techniques « scientifiques » appliquées pendant la bataille d’Alger semblent relever dans la plupart des cas, de « passages à tabac » démesurément aggravés par le policier responsable.
  2. Les faits ont presque tous eu lieu a la caserne des « Tagarins » ou dans des locaux dépendant d’une même unité de gendarmerie. Ils sont l’oeuvre d’une toute petite équipe de «spécialistes » facilement identifiables. Cela s’explique assez
    bien : les fonctionnaires chargés de la lutte contre l’O.A.S. étaient fort peu nombreux, ils disposaient de moyens rudimentaires. L’appareil de la police est gangrené et complice de l’O.A.S. Cela ne justifie pas les faits, mais cela les explique. (Il faut toujours tout expliquer.) Toute symétrie avec la bataille d’Alger de 1957 serait cependant absurde : c’est toute la 10e D.P. qui, en 1957, contrôlait, arrêtait, torturait. L’équipe des « Tagarins » reste au contraire isolée et en quelque sorte sacrifiée. On sait que c’est seulement après le cessez-le-feu que le contrôle militaire se renforcera. Des incidents odieux se produiront alors (fusillade du 26 mars), mais personne n’a, à notre connaissance, accusé les unités chargées de contrôler Bab-el-Oued de torturer.

  3. Les certificats médicaux sont détaillés, très détaillés. Le moins qu’on puisse dire est qu’il était beaucoup plus difficile aux victimes des paras d’en obtenir de semblables. On ne les conduisait d’ailleurs pas à l’hôpital. Sans contester
    les constatations des médecins7, on signalera ici, parce que telle est la vérité, que les hôpitaux ont souvent servi de refuge à des activistes en parfaite santé (cela a été constaté par une commission formée de médecins métropolitains à la fin de 1961). Il n’est donc pas exclu que certains de ces certificats soient quelque peu complaisants.

Cela dit, rien ne sert de se dissimuler la vérité : de tels faits sont scandaleux et inadmissibles. Ils procèdent aussi d’une impitoyable logique. Il était difficile à une armée et à une police qui torturent depuis des années les musulmans d’abandonner de telles méthodes, sous prétexte que l’adversaire n’est plus le même. La lutte contre l’O.A.S. doit être menée sans pitié, certes : mais ce n’est pas avec des équipes de tortionnaires, c’est encore moins avec des cours martiales qu’on jugulera ce que J.-M. Domenach appelait « un fascisme clandestin ». Il reste quand même d’autres méthodes. L’arrestation des généraux Salan et Jouhaud vient de le montrer.

Pierre VIDAL-NAQUET

Membre du bureau du Comité Audin.

P.-S. – Je ne voudrais pas être injuste envers tous ces hommes de droite : certains ont su faire leur autocritique et reconnaître, comme l’a fait Philippe Ariès dans La nation française, qu’ils s’étaient trompés dans leur jugement sur la campagne contre la torture.

Mai 1962
  1. Ce document a été réimprimé dans le recueil La raison d’État, publié aux Editions de Minuit.
  2. Communiqué publié par Le Monde du 18 octobre 1961.
  3. Un exemple typique : le lieutenant Curutchet, responsable de la mort de 41 musulmans dans un chai à vin, a déserté à la fin de 1961, « pour tenir, disait-il, le serment fait en mai 1958 aux musulmans ».
  4. Le cachet de la poste montre que la lettre a été expédiée le 16 mars 1962. Ma propre lettre était du
    13.
  5. Nous avons supprimé dans cette lettre tout ce qui met en cause des personnes nommément désignées.
  6. Des amis algérois nous ont assuré que certains des auteurs de certificats médicaux étaient professionnellement insoupçonnables.
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