L’analyse de Gilbert Meynier
Des deux pleines pages que j’ai lues dans Charlie Hebdo de Daniel Leconte
1 , je tire, entre autres, ce qui me paraît être inadmissible : ce qu’il dit sur les massacres contre des Européens de la région de Skikda (El-Alia…), le 20 août 1955 – jour du soulèvement du Constantinois impulsé par Youssef Zighout –, à propos de quoi il ne dit pas un mot des milliers de victimes algériennes qui ont suivi ce 20 août, du fait d’une répression aveugle, qui, en certains points, a pu dépasser la sauvagerie de celle de mai 1945 (Sétif et Guelma).
Et il faudrait dire quelles sont les raisons pour lesquelles des paysans deviennent violents – des raisons qui ne se ramènent évidemment pas à une propension atavique à la violence, comme semble le laisser peut-être sous-entendre Leconte : quand, au début du XVIIIe siècle, des dragons de Villars ou des gens soupçonnés d’être des agents du roi, voire simplement des catholiques ou des gens supposés être catholiques, arrivaient dans le champ des camisards, l’affaire de ces derniers était vite faite, et sans autre forme de procès.
Leconte expédie en quelques lignes les violences coloniales pour s’attarder pesamment sur les violences algériennes, ou algéro-algériennes, sans dire que les premières furent, pendant la guerre de reconquête coloniale de 1954-1962, des violences industrielles, bien différentes des violences artisanales algériennes. Si l’on prend en compte le bilan des victimes de la guerre de 1954-1962 établi plausiblement par le démographe Kamel Kateb (400 000 morts, et non pas, bien sûr, le chiffre de 1,5 million ressassé et asséné par le pouvoir algérien dans la démagogie victimaire héroïsante), l’historien peut estimer que, plausiblement, environ 50 000 Algériens ont été tués par le FLN/ALN, soit, donc, 350 000 par les Français – et sans doute davantage de populations civiles que de maquisards. Les victimes françaises : autour de 5 000 pour les pieds-noirs, environ 20 000 pour les soldats français du contingent. Désolé pour cette macabre comptabilité, mais elle était nécessaire pour situer les choses, pour ne pas voir le midi victimaire à une seule porte.
Chez Leconte, le « FLN » est présenté comme une entité en soi, quasiment monolithique, alors qu’il fut divers. Bien sûr qu’il y eut triomphe d’une bureaucratie militarisée et, en grande partie, défaite des politiques, je crois l’avoir montré dans mon Histoire intérieure du FLN 1954-1962 et dans Le FLN, documents et histoire 1954-1962, réalisé en collaboration avec Mohammed Harbi2. Mais cela n’enlève rien au fait qu’il y a chez Leconte, encore qu’il s’en défende, confusion, à mon sens volontaire, entre d’une part une lutte de libération hautement légitime – et inéluctable, vu les blocages coloniaux – et d’autre part les formes qu’elle a prises et les résultats auxquels elle a abouti.
De toute façon, et même si ce ne fut pas dans les objectifs premiers du FLN de bouleverser la société (il s’agissait au premier chef de se débarrasser de la domination étrangère), la nouveauté et la singularité de l’événement ont tout de même durablement bouleversé la société algérienne. Certes, il y a eu dans l’Algérie indépendante propension à la régression obscurantiste et un bas niveau de l’enseignement, mais cela n’empêche pas qu’aujourd’hui la quasi-totalité des enfants algériens sont scolarisés – un fait décisif, notamment pour les femmes, par rapport à l’obscurantisme par défaut induit par le colonialisme : en 1914, seulement 5 % des enfants algériens étaient scolarisés ; en 1954, guère plus de 10 %.
Et il faut dire fermement que, dans un pays dans lequel la langue de haute culture a été pendant plus d’un millénaire l’arabe, il est pour moi évident qu’il fallait refaire de l’arabe la langue de l’enseignement. Ce n’est donc pas l’arabisation en soi qui a posé problème (j’affirme qu’elle était non seulement légitime, mais hautement souhaitable), mais son ennoiement dans les acceptions du sacré intangible, trop souvent porteur d’obscurantisme. Et si, au début des années 1990, le pouvoir algérien s’est si violemment confronté au FIS, ce n’était pas pour des raisons fondamentales de divergences idéologiques, mais pour des raisons de rivalité de pouvoir : le code de la famille algérien de 1984, un des plus réactionnaires du monde islamo-arabe, date de 1984. En d’autres termes, le pouvoir de l’Algérie indépendante a tellement joué avec des allumettes obscurantistes qu’il a fini par se brûler les doigts.
Ce que Daniel Leconte écrit sur Abbane Ramdane, le dirigeant du FLN cher à son cœur, et dont je crois assez bien connaître l’histoire, relève de l’ignorance manichéenne. Certes, il est vrai qu’Abbane fut un vrai politique – j’ai cru pouvoir le définir à la fois comme « le Lazare Carnot et le Jean Moulin » de la résistance algérienne. Pour autant, il eut aussi des responsabilités dans les violences algéro-algériennes, en particulier en ce qu’il a vigoureusement encouragé à l’éradication violente du messalisme (une de ses directives : « Tout messaliste conscient doit être abattu sans jugement ».). Et Abbane n’a jamais été étranglé « lors d’une réunion au sommet des dirigeants de la révolution » ainsi que le dit fautivement Leconte, mais, attiré par le directoire militaire des « 3 B » (Belkacem Krim, Ben Tobbal, Boussouf, et sous la responsabilité assumée de ce dernier) dans un guet-apens, cela dans une ferme isolée dans le nord du Maroc, près de Tétouan, le 27 décembre 1957.
Par ailleurs, lorsque Leconte parle de « révolution », on aimerait savoir ce à quoi ce terme, chez lui, renvoie en ce qui concerne le FLN : en Algérie, on a traduit à mon avis fautivement par « révolution » le terme arabe de thawra, qui renvoie bien davantage à la révolte et à l’insurrection (le thâ’ir, c’est le révolté, l’insurgé, mais aussi le déchaîné, le furibond). Si « révolution » algérienne il y eut, elle fut une révolution anticoloniale, et uniquement anticoloniale, et en aucun cas ce retour sur soi et ce bouleversement de soi qu’implique le terme français de « révolution ».
Et il y a d’autres erreurs dans les deux pleines pages de Leconte que Charlie Hebdo a citées comme des « bonnes pages », et l’historien se doit de relever ces erreurs. Il est, par exemple, erroné d’écrire que le FLN a connu de « grandes dérives » à partir du coup d’État de Boumédiène du 19 juin 1965 : la bureaucratie à fondements militarisés avait commencé à surplomber le pouvoir, au sein des organes dirigeants algériens, bien avant, cela au moins dès le CNRA (Conseil national de la révolution algérienne, le parlement de la résistance) du Caire d’août 1957, qui vit les civils marginalisés par les « 3 B », un directoire militaire, s’imposer de facto et les orientations politiques du congrès de la Soummam d’août 1956 mises de fait au rancart. Par ailleurs, à propos du massacre de Melouza (dont la grande citation qui se rapporte à cet événement est produite sans aucune référence, comme d’ailleurs aucune des autres citations produites dans le texte), il y a eu aussi sanglant, et sans doute plus, que Melouza : le massacre qui est passé dans la mémoire sous le nom de la « nuit rouge » du 11 avril 1956, qui a frappé la dechra Tifraten dans la basse Soummam, et qui paraît ignoré.
Ajoutons que c’est aussi une grave erreur historique que de mettre dans le même sac du « terrorisme aveugle » les attentats de la rue de Thèbes et du Milk-Bar dans une phrase alambiquée qui les place de manière indifférenciée sous la responsabilité commune du FLN et de l’OAS : l’attentat de la rue de Thèbes (été 1956), qui a été le plus sanglant des attentats commis à Alger en 1956-1957 (plusieurs dizaines de morts), a bien été l’œuvre des seuls ultras de l’Algérie française, et celui du Milk-Bar, de la Zone Autonome d’Alger du FLN. Jamais ce ne fut « avec l’OAS » que « certains révolutionnaires algériens » ont « inventé ensemble le terrorisme aveugle ». Au surplus, parler de l’OAS, née en 1961, à propos d’événements remontant à 1956-1957, relève de l’erreur anachronique.
Même si l’erreur est de moindre portée, il est tout aussi absurde, sur un autre plan, d’affirmer que Bouteflika a désavoué Abbane, cela pour la bonne raison qu’il n’a pas eu à le désavouer (ou à le soutenir) : au moment où Abbane dirigea de fait le FLN de l’Intérieur (1956), Bouteflika était encore un tout jeune homme, frais émoulu du lycée d’Oujda, et un parfait inconnu, auquel, évidemment, personne, alors, n’a jamais demandé de se prononcer politiquement. Ce n’est que plus d’un an plus tard qu’il commencera à devenir l’enfant chéri de Boumédiène, au sein de son institution de pouvoir militarisée, l’ « État-major général ».
Encore une fois, je peux écrire ce que j’écris parce que je ne suis en aucun cas suspect d’être bienveillant à l’égard de la bureaucratie à fondements militarisés qui a décisivement pris barre sur le FLN depuis 1957, et qui a longtemps continué à régner sous le parapluie de fragiles fusibles civils. La régression obscurantiste a été, de fait, appelée par le pouvoir, et elle a donné forme aux cris des enfants du peuple paumés et matraqués à partir d’octobre 1988. Mais, là encore, il faut analyser dans la dialectique le phénomène islamiste, lequel n’est plus le même qu’en 1991…
Enfin, j’ai parlé, à plusieurs reprises, dans mes ouvrages, des permanences, entre avant et après l’épisode colonial, de l’autoritarisme qui a marqué la société d’allégeances qu’était – reste encore sous certains aspects – l’Algérie. Tout comme mon ami l’historien algérien Mohammed Harbi, moi, dont la carte d’identité porte que je suis français, je ne crains pas d’écrire l’histoire de l’Algérie : c’est le droit de tout humain libre épris de libre histoire. Quel que soit le jugement politique que l’on puisse porter sur Boumediene ou sur Bouteflika, quelles que soient les réserves que l’on puisse émettre sur les conditions des deux élections de ce dernier à la présidence de la République ou sur ses conceptions politiques, ce dernier est bien président de la République algérienne. Et si d’autres illustres personnalités algériennes – je pense par exemple au regretté président Mohammed Boudiaf – auraient eu une plus consistante épaisseur historique pour demander des comptes à l’État français, de par les fonctions qu’il occupe, il est en droit de le faire
3.
Concernant Sartre, attaqué par Daniel Leconte pour son soutien au FLN, on peut bien sûr ne pas lui donner quitus pour tout ce qu’il a dit ou écrit. Mais, de 1954 à 1962, il s’agissait au premier chef de lutter pour la libération d’un peuple. Et, même si aucune violence ne peut être soutenue en soi, il est historiquement inexact d’affirmer que toutes les violences se valent : celle des dominés était en grande partie réponse à celle des dominants. Pour moi, il est évident que les colonisés ne peuvent être ramenés à leur seul état de victimes : les Algériens ont été colonisés, mais ils n’ont pas été que colonisés, et ils ont donc en partie été les responsables de l’histoire qui leur est advenue. Cela, il y a longtemps que, en historien, je pense l’avoir intégré et exprimé. Même s’il est parfois difficile, voire douloureux, d’écrire l’histoire, sur le plan des principes et de la déontologie, écrire l’histoire de l’Algérie ne me dérange pas, et j’y ai consacré une grande partie de ma vie.
Il faut enfin en finir aussi avec cette antienne qui voudrait que, soit d’un côté, soit de l’autre, il y ait eu des « aspects positifs » et des « aspects négatifs » à la colonisation – comme à tout objet d’histoire. Ce sont des questions que l’historien ne se pose jamais, même s’il est constitué de valeurs et qu’il peut avoir des appréciations sur tels faits au nom de ces valeurs. L’historien se propose d’expliquer, cela en rendant compte de toute l’épaisseur du divers historique, laquelle ne se ramène jamais à des binômes tranchés et manichéens. Et qu’on puisse porter au pinacle un historien comme François Furet, célèbre pour ses assertions révisionnistes sur la Révolution française, est un choix, mais c’est un choix que l’on n’est pas obligé de partager. Furet n’est pas une bible absolue, et il existe bien des historiens qui le jugent sans concessions. Et, dans Furet, il y a eu aussi des zones d’ombre. Le fait que les condamnations sans appel soient souvent le fait de gens issus de la famille politique ou de l’école de pensée (en l’occurrence la mouvance communiste) contre laquelle on se retourne n’est pas anodin.
J’ai tenu à réagir, aussi, contre cette accusation visant les historiens algériens qui ne seraient pas capables de balayer devant leur porte et de faire une analyse critique de l’histoire de l’Algérie. Bien sûr, il n’est pas facile de faire de l’histoire sereine et distanciée dans le contexte politique algérien, mais, même s’ils écrivent souvent du dehors, ces historiens existent : outre Mohammed Harbi, qui est le plus libre et le plus indépendant des historiens algériens de l’époque contemporaine, Lemnouar Merouche, spécialiste de l’Algérie ottomane, qui n’a pas craint, tranquillement, par exemple, d’analyser dans son dernier livre, le grand pogrom antijuif d’Alger de 1805 ; et la jeune Ryme Sefedjerli, professeure à l’université d’Ottawa, qui a parlé des femmes dans l’ALN d’une manière scientifique dans sa thèse en anglais, bien loin de toute idée de propagande ; et Lahouari Addi a aussi fait œuvre d’historien dans son livre sur la démocratie, et aussi Madjid Bencheikh, qui a analysé « un système politique militarisé »… Et il faut dire toute la capacité du pouvoir à capter et recycler des talents : nombre de talents ont été récupérés par le pouvoir, et ainsi mis au silence.
Cette mise au point me paraissait nécessaire et, pour autant que l’historien ait un rôle social, il se doit de traquer les insuffisances, les erreurs et les dérives idéologiques, cela d’où qu’elles viennent.
Gilbert Meynier
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Le texte de Daniel Leconte publié en bonnes feuilles dans Charlie-Hebdo
Il s’agit de deux livres en un. Écrit il y a vingt ans, les Pieds-Noirs sont réédités aujourd’hui, avec une première partie inédite écrite à la lumière des événements de ces dernières années : la confiscation du pouvoir par les militaires algériens, l’arabisation de l’école et de la société algérienne, l’islam religion d’État, l’instrumentalisation des islamistes contre les démocrates, la guerre civile des années quatre-vingt-dix, et puis les attentats du 11 septembre, la pétition des indigènes de la république, la querelle sur « les aspects positifs de la colonisation », la crise des banlieues françaises. Dans ce texte courageux et d’une lucidité vitale, compte tenu de la confusion qui règne autour de ces thèmes explosifs, Daniel Leconte met en lumière le lien entre certaines pratiques de la résistance algérienne, le silence prudent, voire le négationnisme qui les entoure et les difficultés que nous avons à juger le terrorisme d’aujourd’hui pour ce qu’il est : une pure barbarie. Voici quelques extraits de Camus si tu savais, en guise d’avant-goût. La lecture de ce texte dans sa totalité est une clef pour comprendre l’histoire présente, si toutefois nous désirons en être les acteurs conscients, et non les marionnettes.
La violence coloniale a été terrible. Oui, elle a été inacceptable. Mais faut-il tout ramener à cela ? Oublier qu’il y a eu un avant et un après ? Effacer pour les besoins de la cause toute trace d’une autre « réalité » de la période coloniale sue celle qui sied aux « maîtres » du moment ? Et s’il s’avère indécent de parler des acquis positifs de la présence française, quand on sait le rôle joué par Bugeaud et consorts dès l’origine, s’il ne faut parler que des aspects négatifs, c’est-à-dire des « gros colons », de Massu, de l’OAS et de la torture, au nom de quoi alors faudrait-il occulter le rôle néfaste de ceux qu’Abbane Ramdane avant de mourir appelait « les analphabètes et les ignares », autrement dit les « militaires », qui au final prendront le dessus sur les « politiques ». Au nom de l’histoire ! Foutaises ! Car si en Algérie les « bouchers » ne gagneront pas, comme au Cambodge par exemple, ils pèseront suffisamment sur les maquis, et donc sur le pouvoir originel, pour provoquer les premières grandes dérives, le coup d’État de Boumediene en 1965, le parti unique, la dictature, un régime contrôlé par la Sécurité militaire et pour finir, la torture. La torture pointée du doigt pendant la guerre d’Algérie comme l’abomination du système colonial et qui, vengeance de l’histoire, vient d’être dénoncée par Amnesty International.
Amnesty qui dans un rapport daté du 10 juillet 2006, parle de coups, de décharges électriques, d’ingestion forcée d’eau sale, d’urine ou de produits chimiques administrés par les forces de sécurité algériennes qui bénéficient d’une impunité constante dans l’Algérie de monsieur Bouteflika.
Alors, pourquoi ne pas pousser plus loin, pourquoi ne pas remettre en cause, non pas l’Indépendance, ce serait stupide, mais certains « acquis » de l’Indépendance algérienne ? Est-on obligé d’accepter le goulag en épousant le communisme ? De revendiquer Thermidor en plébiscitant les droits de l’homme ? Bref, pourquoi serait-on sommé de faire avec la Révolution algérienne ce qu’on a fait pendant deux siècles avec la Révolution française ? Taire la terreur révolutionnaire exercée par le FLN pendant la guerre comme on a fait silence sur la terreur de 1793. Parce que ce n’est pas aux descendants du colonisateur de dire cette histoire ? Attendre que l’ancien colonisé le fasse ? Patienter deux siècles avant qu’un historien algérien, aujourd’hui encore introuvable, vienne nous révéler l’autre visage de la Révolution algérienne, comme François Furet nous a révélé la face sombre de la Révolution française ? Et, en attendant, accepter sans broncher les leçons de morale d’un régime corrompu ou les fadaises perpétuelles d’un Bouteflika quelconque campé dans le rôle confortable du donneur de leçons ? Peut-être cela vaudrait-il mieux pour l’Algérie ? J’en doute, mais ce n’est pas aux Français de le dire. Mais pour la France, certainement pas. Et pour les Algériens qui après l’Indépendance ont choisi notre pays, encore moins.
Voilà pourquoi il est important d’affirmer qu’il n’y a pas besoin de remonter à Bugeaud pour comprendre la barbarie islamiste contre le peuple algérien pendant la guerre civile. Ou bien dire au moins que l’argument est un peu court pour en rendre compte. Voilà pourquoi aussi il faut combattre cette tentation masochiste d’une vision essentialiste qui ne voit dans le colonisé qu’une victime, jamais un responsable, et qui peut se résumer ainsi : la violence en Algérie, ce sont les Européens ; toute violence du colonisé ne serait que réactive, donc justifiable, face à la violence originelle qui, elle, est occidentale, donc injustifiable. Que, pour ce faire, il faille en ces temps de surenchère mémorielle lever le voile sur une histoire qui dérange, pourquoi pas, si c’est le prix à payer pour sortir d’un manichéisme affligeant qui empêche de poser les bonnes questions ? Et pourquoi pas même prendre le risque de choquer, pour la bonne cause bien sûr, en passant au crible cette fois la violence exercée par le colonisé pour se libérer de ses chaînes ?
Nous sommes le 20 août 1955 dans la région de Philippeville. Le FLN a décidé de frapper les esprits et pour cela de lancer les populations civiles « musulmanes » contre les populations civiles européennes : « C’est une marée humaine, écrit Yves Courrière, un flot dévastateur ; armés de fusils de chasse, de faux, de serpes, de pelles dont les bords ont été affûtés, de couteaux, ils avancent inexorablement… Il faut faire peur… Les Européens tombent sous les balles, sous les coups de couteaux, de rasoir. C’est le déchaînement bestial. » À quelques kilomètres de là, à El-Alia, c’est le même scénario écrit par les leaders nationalistes. Le contraire d’une révolte spontanée : « C’est en pataugeant dans des mares de sang que les militaires découvrent la tuerie. Les femmes ont été égorgées, puis éventrées à coups de serpe, les bébés également mutilés. »
Nous sommes le 28 mai 1957, dans le village de Melouza en Kabylie. La cible du FLN, ce n’est plus les Européens cette fois, mais ses propres frères. C’est à Melouza en effet que le FLN a décidé de « punir » le MNA, l’organisation rivale qui lui fait de l’ombre dans la région. Les 315 hommes du village sont entassés dans les gourbis : « Et c’est le massacre, la folie sanguinaire. Au fusil, au couteau, à coups de pioche, les fellaghas taillent en pièces leurs prisonniers… Des flots de sang s’écoulent maintenant des maisons transformées en abattoirs humains. Le massacre dure une demi-heure à peine. Aux cris, aux supplications, aux coups de feu, aux hurlements des djounouds déchaînés succède un silence pesant. Abdelkader Sahnoun réunit ses hommes. Il faut fuir. Maculés de sang, les yeux égarés, ils regagnent la zone Est. » Peu après, les femmes maintenues à distance se précipitent : « hagardes, se déchirant le visage de leurs ongles, comme prises de folie, elles allaient d’une maison à l’autre, glissant dans des flaques de sang gluant, retournant les cadavres pour retrouver un fils, un frère, un mari. Le village n’était plus qu’un hurlement. Dans chaque gourbi, le même spectacle. Des corps affreusement mutilés, des cadavres dont le visage gardait l’empreinte d’une terreur indicible, et du sang partout, en mares, en plaques, en traînées sur le sol et sur les murs. Et flottant dans l’atmosphère, cette odeur lourde, chaude et fade, du sang et des corps en décomposition. »
Ce retour sur un passé pénible n’a évidemment pas pour fonction de rappeler comme on le fait trop souvent les horreurs du « camp d’en face » afin de justifier celles de « son » camp. C’est pour dire simplement que la violence de Raïs et Bentalha en 1998, et plus généralement les massacres de la guerre civile algérienne, ont une histoire. Pas besoin de remonter à Bugeaud. Contrairement à ce qui a été dit à l’époque, cette histoire récente n’a pas grand-chose à voir avec la violence coloniale. Elle fait plutôt penser à la violence des « partageux » et plus tard à celle des Justes, où Camus met en scène les premiers terroristes russes. Des « possédés » qui « n’aiment pas la vie mais la justice au-dessus de la vie » et qui se donnent tous les droits au nom de la « cause » au point de dire froidement : « C’est tuer pour rien parfois que ne pas tuer assez. »
Plus tard, dans la wilaya 6, un millier de Kabyles sont assassinés dans les mêmes conditions qu’à Melouza. Plus tard encore, des milliers de combattants FLN venus des villes, des « intellectuels gangrenés » par l’esprit critique et soupçonnés d’être infiltrés par les Français sont torturés, mutilés et assassinés dans des circonstances affreuses. Et il ne faut pas compter sur les leaders pour donner un autre exemple. Au contraire, ce sont certains d’entre eux qui donnent le ton. Et quand l’un d’eux, Abbane Ramdane, plus lucide que les autres, se met en tête de résister aux dérives de la révolution, quand il tente de s’opposer à la mainmise des militaires et d’imposer des principes politiques minimum, il est désavoué par la plupart des autres dirigeants de l’époque, Abdelaziz Bouteflika compris. Puis il est étranglé avec un fil à couper le beurre sur ordre de Boussouf, l’inspirateur de la future Sécurité militaire de l’Algérie indépendante, lors d’une réunion au sommet des dirigeants de la Révolution. Et que peut-on lire dans le numéro qui suit, le numéro 24 du Moudjahid, l’organe officiel du FLN ? « Au cours d’un combat qui dura plusieurs heures, Abbane fut blessé. Tout laissait espérer que ses blessures seraient sans gravité. Entouré de soins vigilants, nous espérions que la constitution robuste d’Abbane finirait par l’emporter. Pendant des semaines, nous sommes restés sans nouvelles, persuadés cependant qu’il triompherait une fois encore de l’adversité. Hélas ! Une grave hémorragie devait lui être fatale… Nous pleurons un frère de combat dont le souvenir saura nous guider. » Abbane mort au champ d’honneur, enfoncé « le petit père des peuples »…
Comment construire un pays sans regarder cette histoire en face ? Comment accepter que de tels mensonges soient encore considérés comme des vérités officielles ? Comment imaginer que de telles pratiques soient sans conséquence sur les esprits ? Et comment faire la leçon à l’ancien « tuteur » 45 ans après son départ, si dans le même temps on ne balaye pas un petit peu devant sa porte ? Au nom des fins, certains nationalistes algériens ont justifié tous les moyens. Avec l’OAS, ils ont même bouleversé les lois de la guerre, violé les conventions internationales en s’attaquant aux populations civiles. Avec les attentats de la rue de Thèbes et du Milk Bar, ils ont pour ainsi dire inventé ensemble le terrorisme aveugle et justifié politiquement son usage. Au point que le massacre des populations civiles condamné hier par les lois de la guerre est devenu aujourd’hui un instrument ordinaire de la guerre moderne dans ce qu’elle a de plus abject. Mais alors que l’OAS et les colonels factieux de l’armée française ont été accusés, à juste raison, d’avoir exporté le sinistre savoir-faire de la guerre psychologique dans les dictatures d’Amérique latine, il ne se trouve pas beaucoup de gens à présent pour montrer du doigt les conséquences du terrorisme initié par le FLN… Et pourtant ! Souvenez-vous des propos de Sartre en 1972 après la prise d’otages des athlètes israéliens à Munich : « Les Français qui ont approuvé le terrorisme du FLN quand il s’exerçait contre des Français ne sauraient qu’approuver à son tour l’action terroriste des Palestiniens ». Du terrorisme palestinien à celui pratiqué à grande échelle aujourd’hui à Londres, Madrid, Bombay, Bali et ailleurs par les émules de Ben Laden, le FLN en effet a fait école.
Comme il légitimait alors ses attentats aveugles à la bombe dans les endroits publics en les considérant comme « l’arme des faibles » face à la machine de guerre coloniale, il se trouve à l’heure actuelle des foules de grandes consciences pour justifier ce terrorisme en tant qu’« arme des pauvres ». Quelle est la différence en effet entre ceux qui justifiaient la bombe au Milk-Bar en réponse aux bombardements des mechtas par l’aviation française et ceux qui acceptent aujourd’hui la méthode des kamikazes palestiniens au nom du « désespoir » ? Au passage, on peut d’ailleurs se demander comment certains intellectuels français engagés à l’époque aux côtés du FLN peuvent prétendre rester cohérents quand ils condamnent à présent le terrorisme islamiste sans rien remettre en cause de leurs choix passés. En tout cas, pas la caution morale qu’ils ont apportée à l’époque au terrorisme aveugle ; n’est-ce pas pourtant le même raisonnement sommaire qui est mis en œuvre pour habiller l’horreur des grands principes ?
S’il se trouve des gens pour contester ce rapprochement, et même pour le juger abusif, il suffit de rappeler le discours que les mêmes, ou du moins leurs héritiers, tiennent sur le terrorisme islamiste. En général ils nous disent qu’ils dénoncent la méthode mais – ce sont le « en général » et le « mais » qu’il faut retenir – que les pauvres n’ont pas d’autres armes. Sartre là encore a ouvert la voie. Le terrorisme est « une arme terrible », écrivait-il après Munich, « mais les opprimés pauvres n’en ont pas d’autres ». Quand on sait qu’après avoir fait main basse sur la Révolution algérienne les anciens « pauvres » ont fait le lit des « nouveaux riches »…Faudra-t-il encore longtemps être indulgent avec ce Sartre-là ? Romain Gary toujours à Jean Daniel : « Prenez une vérité, levez-la prudemment à hauteur d’homme, voyez qui elle frappe, qui elle tue, qui est-ce qu’elle épargne, qu’est-ce qu’elle rejette, sentez-la longuement, voyez si ça ne sent pas le cadavre, goûtez en gardant un bon moment sur la langue – mais soyez toujours prêt à recracher immédiatement. La démocratie, c’est le droit de recracher ». […]
- J’avais lu en son temps la première édition de ses « Pieds-noirs, histoire et portrait d’une communauté », qui m’était apparu à l’époque comme un livre honnête. Les « bonnes pages » sont tirées de la réédition du livre, précédée d’une première partie, et qui s’intitule « Camus si tu savais », suivi de « Les Pieds Noirs », Seuil, 2006.
- Respectivement Fayard, Paris, 2002, 812 p. et Fayard, Paris, 898 p.
- Ceci dit, même si Bouteflika ne fut pas un maquisard de terrain pendant la guerre de 1954, comme, par exemple, l’ancien président Ali Kafi ou le colonel Hassan, il fut chargé pendant quelques mois, en 1957 et 1958, d’une fonction de contrôleur en wilâya 5, ce qui signifie que, du Maroc, il a franchi le barrage électrifié à l’aller et au retour, ce qui n’avait rien d’une promenade et atteste d’un courage certain. Au surplus, la lutte de libération algérienne était multiforme : il y avait, à côté des maquisards, des militants qui, par la politique et l’investissement de la scène internationale, jouèrent un rôle déterminant pour aboutir à la victoire politique du FLN. Cette victoire fut bien politique, même si elle avait été préparée par la commotion des armes.