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Édition du 1er au 15 décembre 2024

L’historien Guy Pervillé déclare que « Paris voulait l’amnistie et l’amnésie »

Guy Pervillé, professeur d'histoire à l'université de Toulouse-Le Mirail1, a refusé de signer la pétition des historiens contre la loi du 23 février 2005 qui prescrivait l'enseignement des « aspects positifs » de la colonisation. Il a expliqué ses raisons. Revenant sur ce débat dans un entretien au quotidien "Libération" publié le 27 juillet 2005, il donne son point de vue sur les querelles de mémoire concernant la guerre d'Algérie.

Guy Pervillé : « Paris voulait l’amnistie et l’amnésie »

Propos recueillis par Hervé Nathan, publiés dans Libération le 27 juillet 2005.

  • La polémique sur les responsabilités de la France vis-à-vis de l’Algérie commence par les chiffres. Peut-on évaluer les pertes dans le camp algérien, entre 1954 et 1962 ?

Il y a eu des dénombrements précis pour les victimes dans le camp français. Il en existe aussi dans le camp algérien, mais ils sont davantage soumis à des présupposés idéologiques. Les militaires français ont évalué les pertes chez les Algériens musulmans à 143 000 morts (évaluation portée à 200 000 morts par le général de Gaulle). Les historiens français les ont estimés à moins de 300 000, voire moins de 250 000 morts. Le nombre retenu en 1974 par le ministère algérien des Anciens Moudjahidin est proche : 152 833 tués sur 336 748 combattants de l’ALN et militants du FLN. Il n’y a aucun nombre sûr, mais il existe un accord approximatif en dehors des propagandes.

  • Mais on entend des chiffres beaucoup plus élevés ?

Le nombre officiel, côté algérien, est de 1,5 million de morts. Par ailleurs, les démographes qui ont travaillé sur le premier recensement algérien de 1966 ont fait remarquer la difficulté à discerner les pertes de la guerre, ce qui ne plaide pas pour un bilan aussi élevé. Il est sans doute moins lourd qu’on ne le supposait, bien qu’il reste terrible. En fait, le gouvernement algérien a valorisé certains morts, les combattants et les militants, plutôt que d’autres, car officiellement, tous les Algériens avaient résisté à la France, sauf une poignée de traîtres.

  • Et les pertes dans le camp français ?

Les bilans sont assez précis. Ils font état, jusqu’au 19 mars 1962, d’environ 24 000 morts militaires, et pour les civils de 19 166 tués, dont 16 378 musulmans et 2 788 Européens, de 21 211 blessés dont 13 670 musulmans et 7 541 Européens, et de 13 671 disparus dont 13 296 musulmans et 375 Européens.

  • Et pour les harkis ?

Les estimations des associations de rapatriés vont jusqu’à 150 000, nombre fondé sur une tentative de bilan du sous-préfet Robert, en poste à Akbou en Kabylie. Jean Lacouture, en novembre 1962, a fait état de plus de 10 000 enlevés et tués. L’historien Gilbert Meynier cite des évaluations militaires de 6 000 ou 7 000 à 10 000 morts. Il n’existe aucune certitude.

  • Comment peut-on qualifier les actes qui ont frappé les victimes du côté algérien : crime de guerre, crime contre l’humanité ?

Je crois qu’on peut rechercher des crimes de guerre lors du conflit algérien ­ c’est-à-dire la violation des lois de la guerre, envers les combattants, les prisonniers ou les populations civiles, dans le but de gagner la guerre ­ mais on en trouvera des deux côtés. Rechercher des crimes contre l’humanité revient à tenter d’obtenir une victoire idéologique sur l’ancien adversaire en le privant de toute excuse. A partir du 8 mai 1995, à la veille de l’implication directe de la France dans le conflit interne à l’Algérie par les attentats de Paris, on voit apparaître la demande de reconnaissance par la France de crimes contre l’humanité commis depuis 1830. On peut s’interroger sur la signification exacte de cette coïncidence.

  • Pourtant lors des accords d’Evian, les deux parties s’étaient entendues pour une amnistie ?

Le gouvernement français voulait l’amnistie et l’amnésie. Les Algériens ont accepté l’amnistie, mais le FLN ne la voulait pas pour les harkis.

  • Quand le débat a-t-il rebondi ?

Au milieu des années 1980, lorsque l’avocat de Klaus Barbie, Jacques Vergès, fait un parallèle entre la torture de la Gestapo et celle de l’Armée française. Et surtout au milieu des années 1990, lorsque Jacques Chirac reconnaît les crimes de Vichy et, sans l’avoir prévu, rouvre le débat sur l’attitude de la France en Algérie. Car beaucoup de Français interprètent la guerre d’Algérie selon le schéma de la France en 1940-1944, avec un occupant, des occupés et des résistants. En 1997, au procès de Maurice Papon, Jean-Luc Einaudi témoigne sur la répression du 17 octobre 1961. Il déclenche les premières déclarations gouvernementales, notamment du Premier ministre Lionel Jospin, qui rompent le silence officiel. En conséquence apparaissent des plaintes d’anciens du FLN, mais aussi de harkis. Puis en juin 2000, au lendemain d’une visite officielle du président Bouteflika à Paris, qui demande une repentance de la France à Paris, éclate une campagne de révélations sur la pratique de la torture par l’armée française…

  • Au vu des polémiques est-il possible de faire une histoire de la colonisation française en Algérie ?

Oui. Les historiens algériens et français se connaissent et dialoguent. Le problème, c’est que cette question demeure un enjeu politique. Il n’est pas sûr que les politiques algériens acceptent de renoncer au privilège de dire l’Histoire. Quant aux autorités françaises, elles sont divisées, voire incohérentes. La gauche et la droite unanimes ont reconnu en 1999 le fait que les «événements» étaient bien une guerre. Mais elles ont échoué à se mettre d’accord sur une date officielle de commémoration. Puis la droite a voulu courir deux lièvres à la fois : d’une part, satisfaire les revendications morales et matérielles des rapatriés, et d’autre part, négocier un traité d’amitié avec l’Algérie…

  • Mais la loi du 23 février 2005 fixe une version officielle très éloignée des positions algériennes…

C’est la dernière incohérence. Le gouvernement semble avoir été dépassé par des amendements parlementaires, inspirés par des associations de rapatriés et de harkis, mais il les a acceptés en grande partie. Il faut reconnaître que cette loi de 2005 n’est pas radicalement nouvelle. L’article 4, le plus critiqué, s’inspire de la loi Taubira de 2001 dont le premier article déclare «crime contre l’humanité» l’esclavage et la traite des Noirs commis par les Européens du XVIe au XIXe siècle. Celle-ci pénalise un passé certes très douloureux, mais révolu depuis plus d’un siècle et demi, alors que la définition juridique du crime contre l’humanité part de 1945.

  • Avec des positions aussi éloignées, une repentance est-elle possible ?

En Algérie, la guerre et la colonisation sont une histoire officielle. En France, nous sommes incapables de nous mettre d’accord. Je ne vois pas de solutions sinon emprunter une voie toute différente, comme celle de l’Afrique du Sud, avec les commissions vérité-réconciliation, mises en place après le démantèlement de l’apartheid. La situation est très différente, mais le principe adopté, celui du pardon contre la vérité, est fécond.

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