Présentation de l’éditeur
Les relations entre la France et l’Algérie sont souvent considérées comme « passionnelles » en raison, notamment, du poids des années de guerre (1954-1962). Or ce sont cent trente ans de colonisation et près de deux siècles de migrations qui ont tissé de multiples liens : avec des départs de la France vers l’Algérie d’abord, avant que les traversées dans l’autre sens se multiplient à partir des années 1900.
Aujourd’hui encore, les Algériens forment le principal groupe d’étrangers installé en France alors même que des générations de descendants d’immigrés ont acquis la nationalité française. Le droit de la nationalité, les politiques d’immigration, les imaginaires, mais aussi les sociabilités populaires ont largement été marqués par cette présence.
La prise en compte d’une situation coloniale, puis postcoloniale, permet d’expliquer les discriminations structurelles et les luttes qu’elles ont engendrées. En laissant toute sa place à une histoire sociale ouverte à la diversité des pratiques (religieuses, culturelles, professionnelles…) et des trajectoires, l’auteur restitue la diversité d’une immigration souvent réduite à quelques stéréotypes ou à sa seule histoire politique.
Emmanuel Blanchard, historien et politiste, est maître de conférences à l’université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines et à Sciences Po Saint-Germain-en-Laye. Chercheur au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (CESDIP), il est notamment l’auteur de La Police parisienne et les Algériens, 1944-1962 (Nouveau Monde, 2011).
Introduction
Peut-on faire dans le même geste l’histoire des migrations de sujets français, « au temps des colonies », et celle de nationaux algériens régis par les politiques d’immigration postérieures à l’indépendance de 1962 ? Les statuts des personnes et des territoires étant différents, considérer que ces migrations sont toutes « filles du colonialisme » suffit-il à relier les expériences vécues1 ? Par-delà l’incommensurabilité apparente des situations vécues — celles des exilés victimes des violences postérieures à l’interruption du processus électoral en 1992 et ayant difficilement trouvé refuge en France2 comme celles des convoyeurs de bestiaux et des colporteurs kabyles qui traversaient la Méditerranée à la fin du XIXe siècle —, ce livre proposera des fils conducteurs en cherchant à comprendre si l’immigration algérienne est semblable à bien d’autres, ou si elle reste une immigration singulière, ancrée dans une histoire coloniale spécifique influant toujours sur le présent. Un détour par le football, creuset des milieux populaires et vecteur d’un « nationalisme banal » 3, permet d’illustrer ces enjeux.
Une immigration singulière : l’exemple du football
En 1982, pour la première fois, la France et l’Algérie participaient de concert à une Coupe du monde. L’équipe de France emmenée par Michel Platini s’appuyait alors sur de nombreux enfants de l’immigration italienne et espagnole dont, parmi ces derniers, trois joueurs nés au Maroc et en Algérie. Le passé colonial de la France en Afrique du Nord était incarné, par des enfants de « rapatriés », mais nulle trace alors de descendants d’immigrés algériens, en revanche présents dans l’équipe algérienne, avec notamment Mustapha Dahleb. Avant 1994 et la première sélection de Zinedine Zidane, un seul enfant d’immigré algérien joua un match sous le maillot de l’équipe de France : Omar Sahnoun, le « footballeur harki » — surnom donné en référence au passé militaire de son père et à ses propres prises de parole — sélectionné à six reprises en 1977-1978. De la fin des années 1970 à 2017, il n’a été rejoint que par cinq joueurs, les choix de sélection nationale des jeunes talents franco-algériens étant désormais scrutés avec attention et suspicion 4.
L’équipe de l’Algérie indépendante s’est construite sur les bases de la « Glorieuse équipe du FLN » qui écuma les pays amis de la cause indépendantiste entre 1958 et 1962. Fondée sur la fuite et le ralliement des meilleurs « Français musulmans » du championnat de France, elle comptait des joueurs (Mustapha Zitouni, Rachid Mekhloufi) promis à une place de titulaire dans le onze français qualifié à la Coupe du monde de 1958. Depuis le milieu des années 1930, une dizaine de colonisés d’Algérie les avaient précédés en équipe de France. À l’inverse, entre 1968 et 2002, sous l’action notamment de l’Amicale des Algériens en Europe (AAE), une quarantaine d’enfants d’émigrés jouèrent pour les « Fennecs » algériens 5. À partir des années 2000, l’équipe d’Algérie fut même majoritairement composée de joueurs formés en France. Lors de la Coupe du monde 2010, 17 des 23 sélectionnés étaient nés en France ou titulaires de la nationalité française. Cette proportion de joueurs « issus de l’émigration » était la même, quatre ans plus tard, lors du Mondial brésilien. Elle souleva les critiques de certains commentateurs dont les plus virulents dénoncèrent une « équipe [de France] B » : en Algérie aussi, les liens entre football et immigration sont porteurs de réflexions sur les contours de la nation 6. La composition de l’équipe d’Algérie révèle en effet le présent inextricablement mêlé de deux pays loin d’avoir été séparés par l’indépendance de 1962.
Le seul match ayant jamais opposé les sélections française et algérienne, en octobre 2001, a d’ailleurs débouché sur une controverse politique : la Marseillaise avait été copieusement sifflée au Stade de France, avant que la rencontre ne soit interrompue suite à l’envahissement du terrain par des supporters de l’Algérie. Au nombre des répercussions politico-législatives de cette rencontre, on compta notamment l’adoption, en mars 2003, du délit d’outrage à l’emblème et à l’hymne nationaux (art. 433-5-1 CP du code pénal). Cet exemple est loin d’être anecdotique et illustre le fait que les Algériens et leurs descendants restent une « obsession française » 7. Depuis des décennies, au travers de multiples enjeux et polémiques, ils apparaissent centraux dans les processus de définition de la nationalité française 8 et des « frontières de “l’identité nationale” » 9 remodelées en fonction des relations franco-algériennes.
Une longue histoire
Si l’on ne devait retenir qu’une spécificité de l’immigration algérienne, l’épaisseur de son inscription temporelle s’impose. Les dernières synthèses consacrées à l’histoire de l’immigration algérienne évoquaient déjà une histoire vieille de près d’un siècle 10. Les départs massifs vers la France liés à la recherche d’emploi et au différentiel de conditions de vie entre les deux rives de la Méditerranée datent en effet des années ayant précédé la Première Guerre mondiale 11. Sur le long terme, l’immigration italienne est la seule qui puisse être comparée à celle d’Algérie : un fort dynamisme migratoire et d’importants renouvellements régionaux l’ont également caractérisée pendant plus d’un siècle (années 1860-1970) 12. Du milieu du XIXe siècle aux années 1960, des millions d’Italiens ont traversé les Alpes. Depuis le début du XXe siècle, les départs depuis l’Algérie se mesurent aussi en millions, mais sans qu’il soit possible d’en donner une estimation globale 13. Parmi les principales immigrations actuelles, aucune ne plonge aussi loin et aussi massivement dans le passé.
Algériens et Portugais sont aujourd’hui les nationalités les plus représentées sur le territoire français avec environ 500 000 ressortissants pour chacun de ces deux pays. Dans le cas des seconds, ce nombre est essentiellement lié à l’histoire de l’arrivée de près d’un million de personnes en moins de deux décennies (de la fin des années 1950 au milieu des années 1970). Cette immigration, même irrégulière, fut encouragée par les pouvoirs publics français et donna lieu à peu de discours publics dépréciatifs 14. Dès les années 1920, l’arrivée des Algériens (alors de nationalité française…) fut au contraire considérée comme un problème, générateur de représentations et de pratiques hostiles 15.
Jusqu’en 1962, les tentatives de freiner les départs vers la métropole furent nombreuses mais peu décisives. Après l’indépendance, les deux États rivalisèrent d’initiatives en matière de contrôle de l’émigration-immigration. Au tournant des années 2010, les environ 500 000 Algériens de France — ne sont décomptés que les titulaires de la seule nationalité algérienne, à l’exclusion des binationaux dont le nombre est incertain mais sans doute proche du million 16 — n’étaient d’ailleurs pas plus nombreux qu’au milieu des années 1960. Ce groupe a cependant été renouvelé par un flux régulier de nouveaux arrivants, alors que les naturalisés et la plupart des descendants d’Algériens, Français ou binationaux, disparaissaient des statistiques sur les étrangers. Si l’on prend en compte les immigrés (à la fois les étrangers nés à l’étranger et les personnes nées à l’étranger ayant acquis la nationalité française), ce dynamisme migratoire est sensible : le nombre d’immigrés algériens a augmenté de plus d’un quart depuis 1975 pour dépasser les 750 000 en 2013. Depuis la fin des années 1980, il s’agit à la fois du groupe immigré le plus étoffé (avec environ 13 % du nombre des immigrés — le total du Maghreb atteint 30 % — contre 10 % pour les Portugais) et le plus dynamique parmi les migrations anciennes 17. En 2013, les enfants d’Algériens (plus d’un million) étaient également les plus nombreux, parmi les « descendants d’immigrés », devant les quelque 900 000 descendants d’Italiens, pour moins de 700 000 Portugais 18. Au sens de l’INSEE, les « descendants d’immigrés » regroupent les personnes nées en France ayant au moins un parent immigré. Du fait de l’ancienneté de ces immigrations, les descendants des premières générations d’immigrés italiens ou algériens n’entrent pas dans la définition de l’INSEE et sont devenus invisibles dans la statistique publique, comme ils le sont d’ailleurs au regard d’une grande partie de la population.
Si l’on se place au niveau des régions de départ, une singularité algérienne transparaît : à la différence des Italiens qui ont essaimé vers de multiples régions (États-Unis, Amérique du Sud, Suisse, Allemagne, Australie…), l’émigration algérienne a longtemps été orientée vers une destination quasi unique. Derrière la France, le flux actuellement le plus dynamique est tourné vers le Canada : de quelques centaines dans les années 1970, le nombre d’Algériens y a augmenté de façon exponentielle au cours de la « décennie noire » pour atteindre 40 000 en 2004 19. Il continue de s’accroître de 3 000 à 4 000 unités par an, soit, en valeur absolue, beaucoup moins vite qu’en France : chaque année, depuis le tournant des années 2010, environ 25 000 Algériens obtiennent un titre d’admission au séjour dans l’Hexagone. À partir notamment de données électorales (plus de 800 000 Algériens de France sont inscrits sur les listes consulaires), on peut estimer qu’au moins les trois quarts des Algériens de l’étranger vivent en France. En dépit de la diversification récente des parcours migratoires, l’inertie historique est donc telle que l’Algérie reste au nombre des quelques pays, dont le Mexique, aux flux migratoires très majoritairement tournés vers une frontière historique, aujourd’hui très contrôlée, et symbolisant les fractures Nord-Sud.
Une histoire en cours
Restituer le pluralisme de l’immigration algérienne, ses stratifications et son historicité est l’objectif principal de cet ouvrage. La prise en compte des acteurs et des actrices d’une telle histoire est forcément partielle, et, à la suite d’Abdelmalek Sayad, il s’agira avant tout de mettre au jour des logiques et des « pensées d’État » 1. Des questions construites en intérêts scientifiques et politiques brûlants depuis plusieurs décennies, telles que l’intégration des individus ou les contours d’une « culture immigrée », ne seront cependant pas abordées en ces termes. Une perspective en termes d’histoire sociale « populaire » 20, à laquelle ont contribué les Algériens et les Algériennes de France, sera privilégiée.
Au fil de ce parcours de près de deux siècles, des années ayant précédé la « prise d’Alger » en 1830 jusqu’à nos jours, une période d’une soixantaine d’années (1914-1974), caractérisée par une immigration de masse liée à la « situation coloniale » et à ses suites, sera privilégiée. Dans un déroulé globalement chronologique, six enjeux principaux seront successivement abordés : d’abord, le poids du choc de la colonisation sur le régime migratoire des habitants de l’Algérie (chapitre I, avant 1914). La question du « déracinement », selon le sens donné à ce terme par les contemporains et dans de nombreux travaux sociologiques sera ensuite abordée (chapitre II, années 1910-1930). Jusqu’à l’indépendance de l’Algérie, ces émigrants furent catégorisés comme des Français « musulmans » au triple sens statutaire, racial et religieux qu’avait ce qualificatif sous la colonisation française (chapitre III, années 1930-1960). L’opposition à cette dernière permettra de revenir sur les modalités de politisation, notamment nationaliste, en situation d’immigration (chapitre IV, années 1920-1980). La place de l’emploi — et de son absence — a été cardinale dans la construction de la figure, réductrice, du « travailleur immigré » (chapitre V, années 1950-1980). Elle a longtemps occulté l’importance des femmes et d’une immigration familiale, à laquelle les pouvoirs publics firent obstacle mais qui était amorcée de longue date (chapitre VI, depuis les années 1960).
Emmanuel Blanchard
Table des matières
● Introduction
Une immigration singulière : l’exemple du football
Une longue histoire
Une histoire en cours
● I / Des migrations coloniales (avant 1914)
Des migrations précoloniales
Un espace méditerranéen – Des circulations islamiques
Des territoires amputés et expropriés
Un « espace retourné » – Des terres confisquées
L’hijra ou l’exil-exit
Se réfugier en terre d’islam – Les réactions des autorités françaises
L’Europe, terre d’émigration
Un faible courant métropolitain – Des « Européens » à protéger des « indigènes »
● II / Une immigration de déracinés ? (années 1910‑1930)
Une immigration « révélée » par la Première Guerre mondiale
Une émigration de guerre – Travailler, se loger : des expériences diverses – Expérience militaire et acculturation-déculturation – Défiance et discriminations
Un « premier âge de l’immigration » ?
Une noria ? – Émigréamjah et processus d’individualisation
Une immigration sous contrôle ?
Contrôle des départs et « émigration clandestine » – Surveiller et contrôler en métropole
● III / Des musulmans en métropole (années 1930‑1960)
Pratiques et vécus de l’islam
Des pratiques peu visibles
Politisations de l’islam
La « politique musulmane » en métropole – Islam et mobilisations politiques
Des émigrés d’Algérie « non musulmans »
Des musulmans « infidèles » – L’émigration des juifs d’Algérie – Juifs et musulmans algériens
pendant la Seconde Guerre mondiale – Algériens résistants et collaborateurs algériens
● IV / Des Algériens politisés (années 1920‑1980)
La France, berceau du nationalisme algérien ?
L’Internationale communiste et la SFIC (1920‑1926) – L’Étoile nord-africaine (1926‑1937) – La création du PPA et le déclin de la centralité parisienne (1937‑1944)
La difficile émergence d’une fédération de France du PPA-MTLD (1945‑1954)
Une crise dénouée dans la violence (1948‑1950) – Mobilisations et dissensions (1950‑1954)
Un « second front » de la guerre d’indépendance
Une organisation politico-administrative – Mobilisations de rue et lutte armée – Un processus de séparation socio-raciale
Engagements postcoloniaux
● V / Des travailleurs immigrés (années 1950‑1980)
Émigration spontanée et chômage
Un sous-prolétariat – Une « armée de réserve »
Une « centralité ouvrière » ?
« La pelle et la pioche » ou « OS à vie » – Une « matrice algérienne » des années 1968 – Des grèves de Mai 68 aux luttes des OS des années 1970‑1980 – Des Algériens en retrait
L’arrêt de l’immigration de travail ?
Ajustements postcoloniaux – Entraves à l’entrée et incitations au retour
● VI / Des familles et des jeunes discriminés (années 1960‑1990)
Arrangements familiaux
Des couples « mixtes » – Invisibilités féminines – Regards sur la jeunesse
Le regroupement familial
Des arrivées loin d’être « massives »
Logements et discriminations institutionnelles
Le « sans-abrisme » – Hôtels et bidonvilles : des formes d’habitat spécifique ? – L’accès aux logements collectifs – Le « seuil de tolérance »
● Conclusion
Références bibliographiques.
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- Têtu-Delage M.-T., Clandestins au pays des papiers : expériences et parcours de sans-papiers algériens, La Découverte, 2009.
- Fontaine M., Le Racing Club de Lens et les « Gueules noires ». Essai d’histoire sociale, les Indes savantes, 2010 ; Pereira, 2016.
- Blanchard « L’internement avant l’internement : commissariats, centres de triage, et autres lieux d’assignation à résidence (il-)légale », Matériaux pour l’histoire de notre temps, n°92, 2016.
- Frenkiel S., « Grandir et travailler en France. Jouer pour l’équipe nationale algérienne de football dès 1980 », Hommes et migrations, n°1289, 2011.
- Archambault et al., Le Football des nations. Des terrains de jeu aux communautés imaginées, Publications de la Sorbonne, 2016.
- Shepard T., Mâle décolonisation. L’« homme arabe » et la France (1962-2013), Payot, 2017.
- Weil P., Qu’est-ce qu’un Français ? Histoire de la nationalité française depuis la révolution, Grasset, 2002.
- Hajjat A., Les frontières de l’identité nationale : L’injonction à l’assimilation en France métropolitaine et coloniale, La Découverte, 2012.
- Stora B., Ils venaient d’Algérie. L’immigration algérienne en France 1912-1962, Fayard, 1992 ; MacMaster N., Colonial Migrants and Racism. Algerians in France, 1900-1962, MacMillan Press, 1997.
- Meynier G., L’Algérie révélée. La guerre de 1914-1918 et le premier quart du XXe siècle, Bouchène, 2015 (Droz, 1981).
- Blanc-Chaléard, Les Italiens dans l’Est parisien. Une histoire d’intégration (1880-1960), Ecole française de Rome, 2000 ; Rainhorn J., Paris, New-York : des migrants italiens, années 1880 – années 1930, éditions du CNRS, 2005.
- Carlier O., « Pour une histoire quantitative de l’immigration de l’entre-deux-guerres », in Costa-Lascoux J., Temime E. (dir.), Les Algériens en France. Genèse et devenir d’une migration, Publisud, 1985.
- Pereira V., La dictature de Salazar face à l’émigration. L’Etat portugais et ses migrants en France (1957-1974), Presses de Sciences Po, 2012.
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