Liberté : Depuis quelques années, vous avez entamé un travail sur l’image et la production filmique sur la guerre d’Algérie. Qu’est-ce qui justifie cette nouvelle démarche ?
Benjamin Stora : Dans mon travail, commencé il y a une trentaine d’années, effectivement la production des images constitue une nouvelle étape dans mes recherches. Très schématiquement, mon activité d’historien se présente en trois étapes. Mais je dois préciser que c’est un découpage arbitraire, chaque époque et chaque étape se chevauchent, l’une par rapport à l’autre. La première partie de ce travail, entre 1975-1985, porte sur l’utilisation des archives écrites. C’est-à-dire la presse, notamment celle du mouvement national algérien, et la presse française, les archives de l’époque à Aix-en-Provence, qui sont les archives de l’Algérie, ainsi que les archives policières et judiciaires accessibles à cette époque. Donc, mon action était fondée exclusivement sur les sources écrites, que j’ai ainsi privilégiées pendant une dizaine d’années. À cette époque, j’ai travaillé sur le mouvement nationaliste algérien, avec la rédaction de plusieurs ouvrages dont les plus importants étaient le livre sur Messali Hadj, qui était en fait ma thèse, soutenue en 1978 et publié une première fois en 1982, puis un Dictionnaire biographique de militants nationalistes algériens (600 portraits), publié en 1985, et que j’avais commencé en 1982. La seconde étape de ce travail, qui s’étale sur la période de la fin des années 1980 au début des années 1990, a porté sur la mémoire, un travail sur l’histoire de l’histoire, avec la rédaction d’un ouvrage, La gangrène et l’oubli, la mémoire de la guerre d’Algérie et un autre ouvrage, Le Transfert d’une mémoire, De l’Algérie française au racisme anti-arabe. Cette activité porte sur la façon dont cette histoire de l’Algérie avait été construite, fabriquée, déformée, falsifiée, transmise, ou non transmise. Un travail sur l’histoire de la mémoire de cette guerre dans les deux sociétés, française et algérienne.
Dans la société française, il y avait cette absence de mémorisation de l’histoire coloniale, de refoulement, de dénégation, d’absence de mémoire autour de la guerre d’Algérie. Alors que dans la société algérienne, c’est le contraire : il existe un trop-plein de mémoire, mais, malheureusement falsifiée, avec mise au secret des principaux acteurs du nationalisme. Alors la question était de savoir : comment se fabrique l’histoire, à travers tous les ouvrages et les témoignages ? Je dois préciser d’ailleurs, qu’à chaque fois que je commençais à travailler, aussi bien sur l’histoire du mouvement national ou le travail sur la mémoire, j’ai été, à l’époque, beaucoup critiqué. Y compris en Algérie, par certains historiens qui disaient “que la mémoire n’est pas l’histoire”, et qu’avec ce travail de mémoire, je quittais le terrain traditionnel, académique de l’histoire.
Quel est le lien entre les trois étapes ? Plus précisément, quel est le fil conducteur des trois étapes ?
À chacune des trois étapes, je suis toujours parti des nécessités du présent. Dans les années 1970, le problème essentiel pour moi était l’occultation de certains personnages de la guerre de Libération. Donc, il fallait remettre en lumière ces personnages. Même chose dans les années les 1990 : il me semble qu’il y avait un réveil de mémoire sur la question de la guerre, aussi bien en France qu’en Algérie. En France parce qu’il y avait les enfants d’immigrés, des pieds noirs, des harkis, les enfants de soldats, qui voulaient connaître cette histoire. En Algérie, aussi, il y avait une poussée de mémoire après Octobre 1988, et l’effondrement du système du parti unique. Il y avait le retour dans l’espace public de personnages occultés. Puis, il y a eu des interrogations sur la violence qui régnait en Algérie, et l’interrogation angoissante sur la généalogie de cette violence terroriste. Je suis un historien du présent, et mon travail se trouve souvent au centre d’un débat qui occupe la nature et les conflits du présent lorsqu’il rencontre de plein fouet les histoires officielles, c’est-à-dire l’écriture du passé par les pouvoirs, du présent. Ainsi, il est clairement montré comment l’amnésie, qui n’est qu’une reconstruction, sert de processus de légitimation d’un pouvoir en Algérie, que cette amnésie en France dissimule les exactions de l’armée française et les faillites de la classe politique.
On assiste, ces dernières années, à un grand déballage, des révélations sur la guerre d’Algérie. Comment peut-on expliquer cette prise de conscience un peu tardive ?
Du côté français, je pense que, fondamentalement, le cœur de la société française n’a pas vraiment refoulé la guerre, parce qu’il ne l’a jamais vraiment mémorisée. La colonisation a été considérée comme une histoire étrangère, une histoire extérieure et l’homme du Sud n’a jamais été pris en considération dans l’histoire intérieure française. D’ailleurs, même l’histoire de l’immigration est considérée comme une histoire séparée. En France, le mythe national s’est opéré par la construction d’une histoire homogène, une histoire centralisée de la Royauté, puis de la République. Donc on reste dans la même histoire et la même mythologie d’un État centralisé. Tout cela fait que s’est développée une conception de l’homme du Sud qui n’est pas interne à l’histoire nationale. À partir de là, il est difficile d’accepter une histoire, une culture, une religion différentes. Il est d’autant plus difficile d’accepter qu’il existe des désirs, et une volonté d’exister différemment. Ce modèle centralisé français est toujours très présent, très prégnant. Alors concernant l’histoire de la guerre d’Algérie, il est évident qu’on est au centre du problème. Il s’agit du choc entre deux nationalismes, français et algérien. Chose que les Français ne comprennent pas, ou n’acceptent pas. Le fond de ce problème porte sur l’acceptation du nationalisme algérien. Autrement dit, si les Français acceptent ce nationalisme, dans toutes ses composantes, cela veut dire que l’Algérie est une nation différente et séparée de la France. Or, l’Algérie pour eux, c’était la France. Le territoire algérien était considéré comme un territoire français, avec des vrais sujets privés de droits d’une République qui se disait assimilationniste !
Ces révélations peuvent-elles exorciser le souvenir de la guerre ?
Les révélations sont toujours une forme de thérapie et une forme d’exorcisme. Une façon de reconnaître ce qui a été dit et ce qui a été fait. Mais, c’est très long et très compliqué. On vient buter, par exemple en France, aujourd’hui, sur la question des harkis. Ce n’est pas un secret, simplement il est possible de voir les représailles de l’après-indépendance, sans examen de ce qui s’est pratiqué pendant la guerre, les exactions commises par certains commandos de choc de harkis. On ne veut jamais considérer l’histoire dans le pendant, c’est- à-dire au moment de la guerre elle-même. Il y a une espèce de césure dans guerre. Et le fait qu’on n’arrive pas à raconter une seule histoire, prouve à quel point il existe un impensé français sur la guerre d’Algérie.
Même si la guerre d’Algérie n’est plus un tabou, il demeure des sujets très sensibles notamment la question de la torture et des harkis…
Pour ce qui est de la question de la torture, c’est une chose très grave parce qu’elle met en cause un problème central dans l’histoire française qui est la question de l’armée. L’armée française a joué un rôle très important dans la conduite de la guerre d’Algérie.
Cette armée, qui venait d’Indochine, n’a cessé de clamer qu’elle n’avait pas le pouvoir politique, et qu’elle n’a fait qu’obéir à ce pouvoir. Les prochains travaux historiques seront en charge, en particulier, d’établir si l’armée française n’avait pas vraiment le pouvoir politique en Algérie. Jusqu’à présent, l’armée affirme avoir obéi au pouvoir politique, s’être sali les mains et a voir pratiqué la torture par obéissance à ceux qui avaient le pouvoir de décision. En tout cas, dans l’histoire de la guerre d’Algérie, personne n’est responsable du côté français. Les pieds-noirs s’estiment toujours victimes de “l’abandon” de De Gaule, les harkis ont été, eux aussi, “abandonnés” par leurs officiers, et pour ces derniers, ils n’ont fait qu’obéir au pouvoir politique. Bref personne n’est jamais responsable de rien. Il se dégage ainsi une compétition extraordinaire dans le statut, et le rôle, de la meilleure victime. À tel point que les Algériens pourraient, par ironie, se demander, au fond, s’ils n’étaient pas les “bourreaux” en voulant leur indépendance ! Donc, il faut dégager les responsabilités étatiques et les responsabilités militaires françaises.
Qu’en est-il pour les différentes exactions commises durant la guerre, des deux côtés ?
On connaît l’histoire de la torture, parce qu’on a beaucoup parler, mais il n’y a pas que cela. Il y a l’histoire de l’utilisation du napalm par l’armée française, qui n’a jamais été avoué. Également, se pose la question des déplacements de populations civiles. Le problème est : quel est le but de toutes ces révélations, et dans quel sens vont-elles être abordées ? Est-ce que ces révélations visent à apaiser la mémoire ou, au contraire, à réveiller les guerres de mémoire ? C’est une question difficile à régler. À partir de là, intervient le rôle des historiens et des hommes politiques. Est-ce qu’on va dans le sens d’une guerre éternelle, ou dans le sens de mieux connaître ce passé, pour pouvoir le “surmonter” ensemble ? Les travaux historiques ne sont pas des scoops journalistiques, si les révélations sont traitées comme des coups spectaculaires, elles deviennent des bombes à fragmentation perpétuelle, qui ne permettent, ni de faire avancer la vérité historique ni de réconcilier les mémoires.
La Révolution algérienne a été tellement mystifiée que la jeunesse algérienne arrive à en douter…
Je pense que le problème dans la société algérienne se situe à plusieurs niveaux. Il y a eu d’abord le problème d’occultation et de mise au secret des pères fondateurs du nationalisme, puis de la révolution. Il y a eu ainsi un problème de reconstruction de sens de cette révolution. Puis, il existe la valorisation à l’extrême de la lutte armée au détriment du politique, alors que le congrès de la Soummam donnait plus d’importance au politique par rapport au militaire. L’histoire a servi à légitimer les pouvoirs politiques, de sorte que les jeunes se sont désintéressés, puisqu’ils ont le sentiment que c’est une histoire qui servait à légitimer l’État et ses représentants. Donc, il y a un fossé qui s’est creusé, non seulement entre la société et l’État, mais aussi entre les générations. Et il y a une absence de transmission entre les générations. On a le sentiment que les générations actuelles ont un désir de savoir ce qui s’est réellement passé, mais un désir d’histoire contrarié.
Il y a eu de nombreux écrits, français et algériens, sur la guerre d’Algérie. Quelle part d’objectivité peut-on accorder à ces écrits ?
Dans les années de l’aprés-1968, il y avait une dimension en France qui n’existe plus : la mise en accusation de l’État. À l’époque, la politique se faisait, pour les jeunes générations politiquement engagées, par des mises en accusation radicales de l’État. Quarante ans plus tard, on n’est pas dans la même logique de société. On est dans des logiques de postures victimaires, tout le monde est victime, il n’y a pas de irresponsabilité étatique. En Algérie, jusqu’aux années 1990, le mode de commémoration de cette guerre provenait de la nécessité de s’imaginer des racines et des origines qui occultaient les pères fondateurs du nationalisme algérien des années 1930 (comme Messali Hadj ou Ferhat Abbas), puis les instigateurs du soulèvement anticoloniale de Novembre 1954 (Mohamed Khider, Mohamed Boudiaf, par exemple). Le passé se reconstruisait sans cesse pour structurer un présent où régnait un parti unique. D’autres lignes de mémoire commencent à se dessiner, dans le cours de la tragédie que le pays a connue tout au long des années 1990, l’État perd progressivement le monopole de l’écriture de l’histoire, mais nous sommes dans le stade de restitution de mémoires par les livres de témoignages, de plus en plus nombreux, pas encore vraiment dans l’écriture historique distanciée et critique.