*Exposition présentée jusqu’au 5 mai 2019 à la Maison du Portugal de la Cité universitaire internationale de Paris (7, boulevard Jourdan, 75014). Organisée par l’Association Mémoire vive.*
Refuser la guerre coloniale !
une histoire portugaise…
par Arthur Porto publié sur Mediapart le 19 avril 2019 Source
Début des années 60 le Portugal se mesurait sur quatre fronts : trois en Afrique, la guerre coloniale dans ses territoires colonisés qui luttaient pour leur indépendance : Guinée-Bissau, Angola et Mozambique. Le quatrième était celui de l’émigration vers la France. Une exposition à Paris, rend compte de l’exil parisien des 200 000 Portugais déserteurs et insoumis à cette guerre.
La Péninsule Ibérique était alors sous les dictatures, celle de Franco en Espagne et celle de Salazar au Portugal. Président du Conseil en 1933 (ministre des finances à partir de 1928) Salazar impose l’État Nouveau « dans un fascisme ultra-catholique à la Pétain ». Un premier bouleversement dans l’empire colonial portugais a lieu en Inde avec les « comptoirs » portugais de Goa, Damão et Diu qui seront finalement annexés par l’Inde en 1961. Cette même année un soulèvement en Angola (attaque de la prison de Luanda le 4 février 1961) et ce sera le début de la guerre d’indépendance des colonies portugaises.
Pour maintenir la présence portugaise en Afrique, Salazar et ensuite Caetano (avec la bénédiction de l’Église, au sens propre…) vont déployer la jeunesse portugaise dans une armée confrontée aux « guérillas soutenues par les populations locales, massacres perpétrés contre les civils par l’armée régulière et les commandos, utilisation récurrente de napalm et de mines antipersonnel. Selon l’historienne Irène Pimentel, ce conflit aurait provoqué la mort de près de 9000 soldats, 5000 civils portugais et plus de 100 000 civils africains. De plus, au moins 20 000 soldats reviendront handicapés ou mutilés au Portugal (les mines ont fait des ravages) et plus de 140 000 resteront traumatisés à vie ». Extrait de l’argumentaire présenté par Hugo Dos Santos, commissaire de l’exposition.
L’opposition et la résistance à la guerre s’organisera tout le long des quatorze ans, jusqu’à la «révolution des œillets». Pendant cette période (1961/75) plus de 8000 déserteurs, plus de 200 000 réfractaires et insoumis. 900 000 portugais émigrent en France. Refuser la guerre coloniale, est donc une exposition qui rend compte de l’exil parisien des 200 000 portugais ayant fuit cette guerre coloniale menée en Afrique par le Portugal. Par la même, elle redonne à l’histoire des insoumis, réfractaires et déserteurs portugais ayant immigrés en France une place dans la mémoire collective.
L’exposition est composée de d’objets, d’extraits de films, d’entretiens, de photographies, d’archives sonores, de caricatures, d’affiches, de vinyles et d’archives papiers. La scénographie témoigne de l’expérience de la fuite, de la vie d’exil à Paris et de l’engagement politique contre la guerre coloniale. C’est aussi une opportunité de transmission aux nombreux jeunes de deuxième et troisième génération, issus de cette histoire d’exil et d’immigration.
C’est l’objectif de l’Association Mémoire vive qui commémore de cette façon les 45 ans de la révolution des œillets.
La participation des étudiants des colonies portugaises au commencement des luttes pour l’indépendance (1961)
par Albano Cordeiro, sociologue, économiste et politologue. Source
A propos du livre Opération Angola – Soixante étudiants africains exfiltrés du Portugal de Salazar. Une action secrète de la Cimade en 1961, de Charles Harper et William Nottingham (traduction par Morgane Boëdec), L’Harmattan, 20171.
Lorsque, pour la première fois, je prends connaissance de l’édition d’un livre sur la sortie collective clandestine du Portugal, en 1961, d’une soixantaine d’étudiants des colonies portugaises, majoritairement angolais, je me suis senti concerné. Le sujet de cet ouvrage faisait venir à la mémoire une partie — très ancienne — de l’histoire de ma vie. L’ouvrage raconte le processus qui a mené un réseau d’organisations protestantes à monter une opération d’envergure pour soustraire quelques dizaines de jeunes africains acquis à la lutte pour l’indépendance de leur pays d’origine à l’emprise des autorités portugaises, les rendant ainsi disponibles pour participer à la lutte de libération tout en poursuivant leurs études.
Un ouvrage sur cet épisode était imaginable vu la singularité de cette opération et des protagonistes impliqués dans les aspects organisationnels. Il reste que, outre les aspects techniques et organisationnels que cela pose, les aspects politiques sont également à ne pas négliger. Sur cet angle, l’ouvrage aborde ici et là le contexte et la conjoncture attenants aux forces politiques intéressées, à un titre ou à un autre, au succès ou à la non réalisation du but recherché. Le sujet central autour duquel se déroule le récit est bien celui des aspects organisationnels. Mais en effet, il était également envisageable de réunir des données concernant l’insertion politique des étudiants contactés et de ceux qui ont participé réellement à l’ « évasion clandestine ». A notre avis, ces aspects sont insuffisamment abordés.
Il était indéniable que le mouvement de libération d’Angola était bien — et de loin — le plus avancé en termes de mobilisation politique pour ce but. Il n’est donc pas une surprise d’apprendre qu’une cinquantaine d’étudiants sur une soixantaine étaient d’origine angolaise. Par contre, des étudiants d’autres origines (mozambicaine, capverdienne, bissau-guinéenne et santoméenne) s’y sont joints. Ceci est aussi révélateur de l’état des rapports entre les divers mouvements de libération, constitués ou en voie de constitution. Ainsi on peut remarquer que certains mouvements et certains leaders sont plus cités et reviennent plus souvent dans le récit, que d’autres. Nous constatons que le nom d’Agostinho Neto est quasi absent du récit (à deux exceptions près, mais sans liaison significative avec le texte). De même Amilcar Cabral e Viriato da Cruz. Certes, ils n’étaient pas associées à l’initiative, mais ils ont pu avoir une opinion sur ce que s’est passé.
L’opération étant — comme il a été dit — « l’Eglise en action », il n’est pas étonnant que le nombre d’étudiants se réclamant des principes et pratiques chrétiennes, principalement protestantes s’est avéré important, rivalisant avec ceux se réclamant du marxisme-léninisme. Pourtant, la prépondérance de ceux-ci dans les cercles pro–indépendance était alors connue.
Au vu du sujet abordé, qui relate une action politique collective à laquelle participent des jeunes diversement engagés politiquement, l’intérêt principal pour le lecteur politisé est celui de connaitre les raisons et motivations qui les ont amenés à s’associer. Il apparaît clairement que le rôle de principal organisateur revient à Jacques Beaumont2, alors secrétaire général de la Cimade, confirmant ainsi le fait d’attribuer à celle-ci la responsabilité du déroulement et du succès de l’opération.
La motivation des étudiants contactés pour le départ du Portugal a été d’abord celle d’un souhait de se libérer du contrôle des autorités portugaises, que quelques recruteurs actifs partagent avec d’autres étudiants africains –angolais ou pas. C’est le cas du recruteur méthodiste Pedro Felipe3 et de Vieira Lopes4, étudiants engagés politiquement, mais aussi de Daniel Chipenda (Coimbra) et de Lima de Azevedo (Porto)5.
Là aussi, leurs opinions auraient été utiles pour avoir une vision globale des évènements cités. Le succès de l’opération est dû en grande partie au souci qu’ont eu les organisateurs de se « couvrir » face aux imprévus susceptibles de faire échouer en cours. Un ministre et un secrétaire d’Etat sont aussi mis au courant de l’opération6. Des soutiens qui, en outre, peuvent faciliter certaines opérations et avoir accès à des moyens pour mener l’opération.
Une vingtaine de ces étudiants exerceront des responsabilités dans les mouvements de libération et dans les gouvernements post indépendance. Un leader de mouvement nationaliste, Eduardo Mondlane, s’est déplacé au foyer de la Cimade de Sèvres, dans la banlieue de Paris, pour une rencontre avec Joaquim Chissano7 et Pascoal Mocumbi8. Le premier sera Président de la République du Mozambique à la fin des années 80, et le deuxième son Premier Ministre.
Outre le petit nombre de Mozambicains participant à l’opération de la Cimade, d’autres se sont exilés, avant ou après, Parmi ceux-ci on trouve également des noms de personnalités politiques, telles que Oscar Monteiro e José Luis Cabaço, qui ont exercé des responsabilités ministérielles.
Bien que préparée dans le plus grand secret, il reste relativement étonnant le fait que la police secrète salazariste a appris l’opération quand elle était déjà en cours (et à l’approche de la fin de la même) par la police espagnole. Un communiqué du gouvernement portugais daté du 17 juillet 1961 informe qu’une soi-disante « Organisation pour la protection des pays du tiers-monde »9 chercherait à « impliquer des jeunes étudiants d‘outremer dans des activités subversives ».
L’arrestation à la frontière espagnole (côté pays basque) d’un minibus de l’opération Cimade en cours, le 30 juin, a été le motif de la mise au courant de la police portugaise. Salazar se proposait de rapatrier les étudiants à Lisbonne. Franco, répondant à d’autres exigences, décida de les laisser poursuivre leur voyage vers la France. « On ne peut qu’imaginer la fureur de Salazar »)10.
Quand un exilé rejoint d’autres exilés
Je n’étais pas Angolais mais un jeune d’origine portugaise grandi au Mozambique dans les années 40 et 50, et que se sentait Mozambicain. Mozambicain dans un pays libre et progressiste. Je soutenais le principe d’un Mozambique indépendant.
A la fin des années 50, je pars au Portugal pour poursuivre mes études, et je deviens adhérent de la « Casa dos Estudantes do Império » de l’Université de Porto où je me suis inscrit en 1958. Je participe à sa création en 1959 et je deviens son Secrétaire Général en 1961.
Courant Mai 1961, un étudiant angolais adhérent (J. Lima de Azevedo), est venu me rencontrer au siège me demandant de consulter le cahier des inscrits à l’association alléguant un besoin d’annoter leur nom. Normalement, il ne disposait pas du droit de consulter le cahier des inscrits. Et j’étais dans le droit de lui poser des questions concernant les raisons de sa demande. Je me suis gardé de le solliciter à s’expliquer. Je le connaissais relativement bien suite à notre fréquentation des cercles informels des étudiants dits « ultramarinos » (originaires des colonies portugaises), spécialement angolais. Et je connaissais sa qualité de membre du MPLA., le mouvement de libération angolais que jouissait de ma sympathie. J’ai perçu que des raisons politiques sérieuses motivaient la demande de Lima de Azevedo. Des raisons importantes puisque sur celles-ci le silence s’imposait.
Des jours passent (une semaine ou plus) et j’apprends que plusieurs étudiants angolais étaient « disparus » depuis plusieurs jours. On apprend par la suite que, de même, à Coimbra et à Lisbonne, des étudiants angolais — ainsi que d’autres « ultramarinos » — étaient « disparus ». On m’informe que le secrétaire général de la CEI de Lisbonne et celui de celle de l’Université de Coimbra avaient été appelés à la PIDE11 et interrogés sur ces « disparitions ». Autrement dit, j’étais le suivant.
Ma décision fût quasi immédiate. Je me devais de rejoindre le groupe de ceux qui venaient de s’exiler. Il fallait avoir un passeport. Je pourrais en avoir un puisque j’avais été exempté du service militaire lors de l’examen d’entrée dans l’armée fait au Mozambique avant mon départ en « métropole ». Je pars pour Lisbonne, où j’aurais plus de chances d’échapper à un refus de passeport venant de la PIDE, puisque je n’y habitais pas. J’ai donné l’adresse d’une tante habitant Lisbonne. A peine reçu le passeport, je prends quelques affaires et je cherche un train pour la frontière de Vilar Formoso. Quelques heures après, je traverse la frontière à pied et je me mets à demander du stop. Cela s’avère difficile et il est déjà la nuit quand j’arrive à Valhadolid. J’ai demandé à des gens s ils pouvaient m’héberger pour une nuit. Et j’ai obtenu un hébergement. Je m’affole du temps pris pour arriver à Valhadolid. Malgré mes faibles disponibilités en argent, je prends un train pour San Sebastian, ville à quelques dizaines de kilomètres de la France. Là j’ai cherché un auberge de la jeunesse et le lendemain j’arrive à la frontière française. De nouvelles difficultés de stop feront que je dormirais ce jour-là dans une étable derrière un bar au bord de la route. Mais le lendemain le stop me permet d’arriver à Orléans, déjà près de Paris, où je prends un auberge de la jeunesse. Après six jours de voyage j’étais donc à Paris, où je cherche un dortoir peu cher qui se trouvait près de la FAO. Une fois arrivé à Paris j’entame des recherches pour joindre le groupe des « fugitifs ». Un endroit me semblait proportionner des chances de me trouver face à face avec l’un d’eux : le carrefour du Bd. St. Michel avec la rue qui donne sur le Panthéon, lieu de rencontre de touristes. Et là, un jour, en montant un escalier pour accéder à un self-service, j’entends, derrière, parler portugais. C’étaient des membres de la CEI de Porto.
Le but du voyage était atteint. Le surlendemain, j’ai eu une rencontre avec Lima de Azevedo et je suis intégré dans le groupe qui était hébergé dans le foyer de la Cimade à Sèvres, dans la banlieue proche de Paris.
- Charles Harper, décédé en 2016, était pasteur presbytérien aux États-Unis. Il fut envoyé en 1960 en tant que « délégué fraternel » auprès de la Cimade. William Nottingham, pasteur de l’Église du Christ des États-Unis et du Canada, fut lui aussi « délégué fraternel » auprès de la Cimade à la même époque puis auprès des Églises protestantes françaises.
- Jacques Beaumont est cité par les auteurs du récit, dès l’Introduction (p. 13), comme principal organisateur de l’opération. Il est aussi précisé qu’il a pris ces responsabilités à la demande du Conseil œcuménique des Eglises, saisi par l’Eglise Méthodiste des Etats Unis.
- Pedro Filipe est cité à plusieurs reprises (voir pages 45, 47, 50, 59, 90), en particulier dans un sous chapitre, p. 167 le désignant représentant de la « Fédé » (Protestante africaine) et ayant un rôle essentiel auprès de la COE et dans le recrutement des candidats à l’« évasion ».
- Vieira Lopes est l’autre recruteur, désigné comme « leader du groupe politique », sous entendant probablement des militants MPLA (cité p. 90, 115, 125 et 127).
- Cité p. 147.
- Il s’agît de Robert Buron et de Bernard Tricot. Et aussi de Maurice Couve de Murville (« membre de l’Eglise Reformée »), Ministre des Affaires Etrangères.
- Voir p. 14, 95/98, 143, 156, 165.
- Voir p. 139/140.
- Voir p. 151. Cette « organisation » devrait protéger les étudiants africains d’« une hypothétique persécution à venir par le gouvernement et la population en réponse aux évènements en cours dans le nord de l’Angola ».
- Voir page 136.
- La police politique de Salazar.