4 000 articles et documents

Rechercher
Fermer ce champ de recherche.
Édition du 1er au 15 décembre 2024

L’exposition coloniale de 1931, par Charles-Robert Ageron

Ce texte est le chapitre consacré à l'Exposition coloniale de 1931 dans le premier tome - La République - des Lieux de mémoire, sous la direction de Pierre Nora, publié chez Gallimard en 1984. Il a été repris sur ce site en 2005, afin de rendre ce texte largement accessible, au moment où les problèmes de la mémoire coloniale étaient aux centre d'un large débat provoqué par la loi du 23 février 2005 qui incitait les enseignants à montrer les « aspects positifs de la colonisation1 » .

L’exposition coloniale de 1931 – mythe républicain ou mythe impérial ?

par Charles-Robert Ageron

Voici plus de vingt ans que l’Homme blanc a déposé partout dans le monde le « fardeau colonial » dont parlait Kipling ; partout il reste pourtant fustigé, parfois condamné pour crime contre l’humanité. Dès lors il devient difficile d’imaginer ce temps, proche encore, où triomphait avec bonne conscience l’impérialisme colonial. Qui veut célébrer la République se garde de rappeler qu’elle s’est enorgueillie, quasi unanimement, de son oeuvre coloniale.

Et pourtant quel écolier de jadis ne se souvient d’avoir appris dans lesmanuels de l’école laïque que « l’honneur de la IIIe République est d’avoir constitué à la France un empire qui fait d’elle la seconde puissance coloniale du monde ». « La colonisation, couronnement et chef-d’oeuvre de la République», sur ce thème la franc-maçonnerie se sentait d’accord avec l’Académie française et les convents radicaux avec les assemblées des missionnaires. Tout écrivain, tout historien du monde contemporain, ou presque, se croyait tenu dans l’entre-deux-guerres de célébrer « l’œuvre civilisatrice dela IIIe République ». Sait-on que Daniel Halévy, historien pourtant non conformiste et modérément républicain, après avoir écrit La République des ducs et La République des notables entreprit la rédaction d’un troisième ouvrage ? Il se fût intitulé La République des colonisateurs. Mais, après la défaite de 1940, le coeur lui manqua et le triptyque fut interrompu.

De quand date cette unanimité troublante ? De la Grande Guerre durant laquelle « les colonies ont bien mérité de la patrie », disait-on dans les années 1920. La guerre aurait révelé aux Français l’immensité, les richesses et l’avenir illimité de la « Plus Grande France ». Aujourd’hui l’idée s’est accréditée, semble-t-il, que l’apothéose de l’Empire colonial et l’apogée de l’idée coloniale en France se situeraient, tous deux, dans les années 1930 et 1931. Les fêtes du Centenaire de l’Algérie et celles de l’Exposition coloniale de Paris auraient clairement manifesté alors le triomphe de l’Empire colonial français. Elles mériteraient d’en rester le symbole.

L’Exposition coloniale, ainsi devenue l’une des dates et l’un des lieux de mémoire de la IIIe République, ce fait interpelle l’historien. Fut-elle décidée et construite pour célébrer le grand ceuvre de la République colonisatrice? Servit-elle la gloire de la République auprès des Français ? Après sa clôture, la grande fête de Vincennes ne laissa-t-elle comme le bois lui-même qu’un tourbillon de feuilles mortes ? Ou bien ce spectacle provisoire devint-il musée imaginaire, référence obligatoire pour des générations brusquement confrontées au ressac anticolonial de l’histoire ? Oui ou non, l’Exposition de Vincennes fut-elle ce lieu où s’enracina pour l’avenir la mémoire de la République coloniale ?

La tradition de L’Exposition coloniale.

Peut-être n’est-il pas superflu de rappeler qu’avait 1931 courait déjà en France une longue tradition de l’exposition coloniale :

On ne remonterait pas jusqu’au second Empire, malgré la présence attestée d’une section coloniale à l’Exposition de 1855, si les Parisiens ne connaissaient l’observatoire météorologique du parc Montsouris. Or cette curieuse construction fut édifiée à l’image fidèle du palais tunisien du Bardo où fut signé le traité de 1881. Lors de l’Exposition internationale de 1867, elle constituait le pavillon de la Tunisie, alors État indépendant. C’est donc rétrospectivement qu’elle a pris valeur de premier monument « colonial » laissé à Paris par une exposition. En revanche, il n’est rien resté de l’Exposition permanente des colonies installée au Champ-de-Mars en 1867. Onze ans après, à l’exposition de 1878, on édifia au moins un vrai bâtiment colonial, fort miniaturisé semble-t-il, puisque le critique Henri Houssaye commentait : « Toute l’Algérie en 50 m² » pour présenter cette pâle reproduction de la mosquée Sidi bou Médine de Tlemcen, à laquelle on avait accolé un bazar tunisien et une boutique marocaine.

En fait, c’est en 1889 que, pour la première fois, les colonies eurent droit à une organisation étendue au sein de l’Exposition internationale universelle. Autour d’un pavillon central se groupaient sur l’esplanade des Invalides diverses constructions de taille normale abritant essentiellement des collections d’objets coloniaux, mais aussi des réductions de cités africaines et asiatiques. De l’avis des contemporains avertis, elle fut pourtant un échec pour la propagande coloniale. Certes, les visiteurs purent marchander dans des souks algériens et tunisiens et se divertirent au spectacle d’un théâtre annamite et d’un concert arabe. Mais les badauds regardèrent surtout les danseuses algériennes à l’établissement dit de La Belle Fatma et les soldats noirs ou jaunes, ces derniers étant jusque-là inconnus en France. Jules Ferry ne put cacher son indignation devant le succès malsain de ces spectacles. Quant à Abel Hermant, il ne se souvenait plus tard que « des palais bleus et des ânes de la rue du Caire » identifiés abusivement par lui au domaine colonial. L’exotisme l’avait donc emporté sur la vision coloniale.

En 1900, lors de la Grande Exposition universelle, l’œuvre coloniale de la République fut présentée enfin avec éclat dans les jardins du Trocadéro, et ce grâce à l’aide efficace du tout-puissant Eugène Étiénne, patron des coloniaux. Cette section coloniale visait expressément à la propagande pratique au point de vue commercial et éducatif, mais on sacrifia aussi beaucoup au pittoresque. On y exhiba sans complexe « les citoyens de nos colonies militaires ou civils, artisans exerçant leurs métiers sous les yeux du public ».

Dès lors la tradition s’imposa dans toutes les expositions de réserver une place aux colonies françaises. Un comité national des expositions coloniales créé en 1906 intervint dans toutes les expositions françaises ou étrangères – notamment dans l’Exposition nationale coloniale de Paris en 1907 et l’Exposition franco-britannique de Londres en 1908.

Le projet d’exposition coloniale internationale de 1913 à 1927

En 1910, par lassitude des expositions universelles de périodicité undécennale, on songea pour des raisons plus esthétiques que nationales à une exposition de l’exotisme. Il fut notamment question d’édifier en grandeur naturelle à Paris une vision de l’Orient et de l’Extrême-Orient. Puis, sous l’influence d’ün membre actif du parti colonial, Louis Brunet, l’idée se transformta en un projet différent : il s’agissait de mettre sous les yeux des visiteurs en un raccourci saisissant tous les résultats de la colonisation française et européenne. Le programme élaboré en 1913 précisait : « Notre empire d’outre-mer s’est étendu, son organisation s’est perfectionnée, ses merveilleuses ressources se sont accrues. Il convient d’en établir le bilan, d’en tracer le vivant inventaire, de placer le public, l’opinion devant les faits et les résultats. C’est l’oeuvre d’une exposition. » Cette exposition devait être internationale, s’ouvrir en 1916 et comporter l’édification à Paris d’un muséé permanent des colonies, ce musée qui manquait encore à la France alors que tous les grands États avaient déjà le leur.

Comme Paris et Marseille se disputaient l’honneur d’organiser cette grande manifestation, le gouvernement décida que Marseille aurait une Exposition coloniale nationale en 1916. Il se réservait de mettre sur pied pour 1920 l’Exposition coloniale internationale de Paris.

La guerre arrêta bien entendu tous les travaux préparatoires, mais dès la fin des hostilités, le 13 novembre 1918, la chambre de commerce de Marseille décida la reprise de son projet. De son côté, le conseil municipal de Paris demandait le 27 décembre 1918, pour 1920 ou 1921, une « exposition coloniale interalliée » excluant la « participation de nos ennemis qui se sont mis hors des lois de toute civilisation ». Ce « grandiose projet » fut repris dans une proposition de loi présentée par trente-quatre députés du parti colonial. Selon le rapporteur, le député de la Cochinchine, Ernest Outrey, cette exposition de 1921 « constituera une manifestation de la puissance coloniale française destinée à démontrer au monde les résultats obtenus par vingt-cinq ans de politique indigène ». Le Parlement se prononça finalement en faveur d’une Exposition coloniale nationale à Marseille en 1922 ; quant à l’Exposition coloniale interalliée, elle aurait lieu à Paris en 1925.

Ainsi fut consacré par la loi du 7 mars 1920, soit sept ans après que l’idée eut été lancée, le principe d’une exposition coloniale internationale. Le ministre des Colonies, Albert Sarraut, en définit peu après l’esprit : « L’exposition doit constituer la vivante apothéose de l’expansion extérieure de la France sous la IIIe République et de l’effort colonial des nations civilisées, éprises d’un même idéal de progrès et d’humanité. Si la guerre a largement contribué à révéler les ressources, considérables que peuvent fournir les colonies au pays, l’Exposition de 1925 sera l’occasion de compléter l’éducation coloniale de la nation par une vivante et rationnelle leçon de choses. À l’industrie et au commerce de la Métropole, elle montrera les produits qu’offre notre domaine colonial ainsi que les débouchés infinis qu’il ouvre à leurs entreprises. »

Pendant plusieurs années, la classe politique glosa sur ces thèmes impérialistes et utilitaristes. La date de 1925 ne put toutefois être retenue car on s’aperçut très tard qu’il fallait la réserver à l’Exposition intemationale des arts décoratifs. En la retardant à 1928, on décida de lui rendre son caractère pleinement international, notamment pour y faire place aux Pays-Bas, troisième puissance coloniale du monde. L’accent fut mis aussi sur la colonisation comme « oeuvre de civilisation qui crée entre les peuples à la fois une solidarité et une émulation utiles et fécondes ».

Cependant le commissaire général désigné en 1920, le gouverneur général Angoulvant, dut abandonner ses fonctions après avoir été élu député de l’Inde. Pour le remplacer, le président du Conseil, Poincaré, songea au maréchal Lyautey, alors retiré dans son exil de Thorey et que l’inaction rongeait. Lyautey, s’affirmant « homme de droite », posa ses conditions : l’exposition coloniale devrait nécessairement comporter la présence et le rappel de l’œuvre des Missions jusque-là oubliées. Par ailleurs, vu la proximité de la date retenue, celle-ci devait être à nouveau retardée. Le 27 juillet 1927, ces exigences furent acceptées. Lyautey, devenu commissaire général, n’allait pas tarder à définir publiquement ses projets.

Les conceptions de Lyautey

Pour l’homme qui s’était donné comme devise : The soul’s joy lies in doing, l’Exposition ne devait pas être fondamentalement une « exhibition foraine » mais plutôt « une grande leçon d’action réalisatrice, un foyer d’enseignement pratique », une sorte d’« office du travail colonial ». Du coup, la conception qui prédominait jusque-là d’un bilan en forme d’apothéose de l’œuvre coloniale de la République basculait. « Cette grande manifestation », Lyautey lui assignait le 5 novembre 1928 lors de la pose de la première pierre du musée permanent des Colonies, « un caractère d’ordre essentiellement économique et pratique ». Elle devait être à l’origine de « créations permanentes », non seulement le musée prévu, mais encore une Maison des colonies et un Office colonial regroupant toutes les agences et offices disséminés dans Paris. En attendant l’autorisation de les construire, Lyautey fit élever à l’entrée de l’Exposition « deux loges de concierge », disait-il, en fait une Cité des informations où les hommes d’affaires, les commerçants et les industriels français et étrangers pourraient obtenir tous les renseignements pratiques qu’ils souhaitaient.

D’autre part, l’Exposition ne pouvait se borner à célébrer dans la colonisation l’oeuvre de la République. Lyautey pensait qu’à envisager l’expansion coloniale sous cet angle, on l’eût rétrécie. Elle ne pouvait méconnaître le passé, les gloires et le caractère véritable du peuple français trop souvent ignoré à ses yeux. Dès mars 1928, Lyautey fit donc décider la création d’une section rétrospective qui prépara finalement un véritable historique illustré de la colonisation entendue depuis les Croisades. « Les campagnes coloniales, commentait alors la revue La Vie, ne sont-elles pas en réalité notre dixième et notre onzième croisade ?» Avec les pavillons des missions et l’exposition rétrospective, Lyautey estimait pouvoir restituer toutes ses dimensions nationales à l’effort colonial français.

Enfin, Lyautey, rallié à l’idée d’un rapprochement européen, estimait qu’« aux lendemains de la période meurtrière fratricide qui a couvert le monde de ruines », il convenait de montrer par une exposition réellement internationale « qu’il y avait pour notre civilisation d’autres champs d’action que les champs de bataille ». Il entendait démontrer que l’Occident européen ne renonçait pas à poursuivre dans le monde sa mission de civilisation : de grandes et belles batailles restaient à livrer outre-mer, notamment contre la maladie et l’ignorance.

Encore fallait-il convaincre les États étrangers de participer nombreux à ce manifeste de l’Occident lancé contre les prophètes de l’Est, disciples de Spengler, annonciateurs trop pressés du Westenuntergang, ou bolcheviks russes acharnés à la destruction des empires européens.

La Grande-Bretagne, invitée depuis 1921, faisait traîner sa réponse en multipliant les objections. Elle préparait jusqu’en 1924 la British Empire Exhibition dont on affirmait en France qu’elle avait donné aux populations britanniques plus que toute manifestation antérieure une mentalité impériale. Lyautey à trois reprises insista, en 1928, pour obtenir au moins la présence de l’Imperial Institute qui refusa. 11 se rendit alors à Londres en décembre 1928, puis en juillet 1929, pour plaider lui-même la cause de cette manifestation, défense et illustration de la colonisation européenne. Plus qu’à un veto véritable du Colonial Office, il se heurta à l’indifférence teintée de condescendance des autorités pour ce projet colonial français. Finalement les Britanniques, mettant en avant leurs difficultés financières dues à la crise économique, annoncèrent qu’ils ouvriraient seulement un stand commercial à la Cité bes informations. L’Allemagne, humiliée par « le mensonge de sa culpabilité coloniale », usa du même subterfuge. Parmi les dominions, seuls le Canada et l’Union sud-africaine acceptèrent une très modeste représentation. En revanche, la Palestine, pays sous mandat britannique, décida d’édifier un luxueux pavillon, sans doute pour faire pièce aux palais nationaux de la Syrie et du Liban. L’Espagne gallophobe refusa le moindre geste de courtoisie, tandis que les États-Unis, les Philippines et le Brésil promirent d’édifier des bâtiments représentatifs de leur passé colonial. Au total, cinq États européens seulement construisirent des pavillons nationaux et coloniaux : le Danemark, la Belgique, l’Italie, les Pays-Bas et le Portugal. L’Europe réconciliée et solidaire dans l’oeuvre coloniale, ce rêve que Lyautey partageait alors avec Albert Sarraut, Joseph Caillaux et nombre de républicains de gouvernement, se révélait irréaliste.

Cet échec, pudiquement passé sous silence, contribua involontairement à rendre plus étroitement française la grande exposition coloniale internationale. Le discours officiel s’infléchit en ce sens. Pour Lyautey déçu, l’Exposition devenait « une bonne occasion de faire le point, de voir où nous en sommes au point de vue colonial ». On en revenait donc à la conception de l’exposition bilan de l’activité économique, politique et culturelle de la France coloniale, dessein qui avait été et demeurait essentiel pour le ministère des Colonies. Un décret du 18 juillet 1928 l’avait chargé « de présenter sous une forme synthétique : 1° L’œuvre réalisée par la France dans son empire colonial ; 2° l’apport des colonies à la Métropole ». Il était ainsi bien entendu que l’Exposition coloniale avait un « rôle nécessaire de propagande directe » .

En avril 1930, le ministère des Colonies publia un ouvrage définissant les But et organisation de l’Exposition. Celle-ci visait à « matérialiser sur le sol métropolitain la présence lointaine de toutes les parties de l’Empire » : « Elle sera une justification et une réponse. Il faudra bien qu’enfin le peuple de France sente en lui s’émouvoir un légitime sentiment d’orgueil et de foi. » Fait digne de remarque, l’auteur anonyme de ce livre officiel n’omettait de signaler aucun nom parmi les grands colonisateurs, mais ne faisait nulle allusion à la République, ni aux grands républicains initiateurs, Est-ce pour cette raison ou parce qu’on le savait bonapartiste que le ministre des Colonies, François Pietri, crut devoir expliquer, le 26 avril 1930, les vertus de « l’impérialisme français, formule de liberté politique et de fraternité sociale. Penser impérialement c’est rester fidèle à cette conception que les hommes de 89 et de 93 se faisaient de la patrie. C’est reporter les frontières de la République jusqu’où peuvent atteindre sa générosité, sa vaillance, son amour de la justice et des hommes ».

Pour le parti colonial qui, lui, du moins, restait fidèle à ses attaches républicaines, l’Exposition devait être un inventaire et une démonstration et servir avant tout au développement de l’idée coloniale dans le pays. Les parlementaires du parti ne convainquirent que tardivement Lyautey de la nécessité d’un gros effort financier pour la propagande intérieure. En 1928, Lyautey n’avait affecté que cinq millions à ce chapitre. Le groupe colonial de la Chambre obtint par la loi du 18 mars 1931 un crédit supplémentaire de douze millions. Il fit valoir que l’Exposition devait être tout à la fois une justification des efforts consentis par le passé mais aussi une réponse à la propagande anticoloniale. Quand bien même la Grande Guerre avait prouvé à tous les Français l’utilité des colonies et la sagesse du pari colonial engagé par les républicains modérés, il fallait leur démontrer à nouveau le bien-fondé de la colonisation, dès lors qu’elle était contestée « par certains voyageurs en quête de thèses tapageuses » et menacée par « l’entreprise bolchevique ».

La propagande anticolonialiste

Face à la mobilisation du parti colonial, les anticolonialistes – le mot état déjà à la mode – avaient décidé d’intensifier leur action. Le Komintern avait jugé qu’en 1930, lors du Centenaire de l’Algérie, la propagande anti-colonialiste avait été trop peu active. Il chargea donc la Ligue [internationale] contre l’oppression coloniale et l’impérialisme, le P.C.F. et la C.G.T.U. de lancer une grande campagne d’agitation contre « l’Exposition internationale de l’Impérialisme ».

Encore que ce ne soit pas le lieu de présenter ici cette campagne peu connue, il apparaît pourtant nécessaire, pour une juste appréciation de l’esprit public en matière coloniale, d’en évoquer quelques manifestations. La Ligue française contre l’impérialisme, association fantomatique qui, après trois ans d’existence, n’avait réuni en 1930 que deux cents adhérents, dut organiser à Paris une « Exposition ami-impérialiste ». Celle-ci devait être pour ceux qui la commanditèrent l’anti-Exposition coloniale. Baptisée « La vérité sur les colonies », cette contre-exposition se borna à présenter au pavillon des Soviets, annexe de la Maison des syndicats, un ensemble de photographies sur les guerres coloniales, de vieux dessins satiriques de L’Assiette au beurre et des graphiques sur « les profits fabuleux » des sociétés capitalistes. L’écrivain Aragon y exposa une collection d’objets d’art nègre, océanien et indien en regard d’imageries religieuses de facture sulpicienne, ces symboles du mauvais goût occidental. Des photographies naïves sur le bonheur des peuples asiatiques libérés par la révolution soviétique complétaient cette mini-exposition. Malgré sa durée exceptionnelle (de juillet 1931 à février 1932) et des visites collectives organisées par les syndicats, quelque cinq mille visiteurs seulement furent dénombrés par la police parisienne.

Il est vrai que dans diverses villes françaises des comités de lutte contre l’Exposition coloniale agirent peut-être plus efficacement. Ils distribuèrent à tous les colonisés des tracts en langue vietnamienne, malgache et française. Ceux-ci dénonçaient « l’oppression sanglante des impérialistes exploiteurs », « l’oeuvre de civilisation, cette pure hypocrisie aux dessous ignobles » ; ils protestaient contre « les curiosités de l’Exposition frisant la barbarie, telles que l’exhibition de cannibales en cages (sic), de négresses à plateaux et de pousse-pousse ». Des tracts en qnoc-ngru avertissaient les Annamites qu’on les avait fait venir pour se servir d’eux « comme d’un troupeau d’étranges bêtes » et « faire de vous une bande de singes pour parc zoologique ».

Le Secours rouge international avait préparé de minces brochures anti-colonialistes présentées sous le titre : Le véritable Guide de L’Exposition coloniale. L’oeuvre civilisatrice de la France magnifiée en quelques pages. Elles contenaient surtout des chiffres accablants sur « la répression dans les principales colonies, françaises » et des dessins illustrant violences et massacres. Des milliers de papillons imprimés par le parti communiste français expliquaient aux ouvriers français : « L’impérialisme français lutte pour garder et exploiter les colonies. Le Parti communiste lutte pour la libération et l’indépendance des colonies », ou « Les peuples coloniaux ne demandent pas des gouverneurs social-fascistes. C’est l’indépendance qu’ils réclament ». L’Humanité s’employa à partir du 17 avril 1931 à dénoncer « les méfaits sanglants de la colonisation », à fustiger dans la foire de Vincennes « l’apothéose du crime » (Florimond Bonte). Ce fut aussi pour l’organe communiste une occasion nouvelle de « flétrir la complicité des chefs socialistes dont le journal Le Populaire fait, moyennant finance, une propagande incessante pour la foire de Vincennes ». Le 7 juin, L’Humanité titrait : « Les chefs S.F.I.O. aux côtés des pires colonialistes. »

Le Parti mobilisa douze écrivains du groupe surréaliste, dont Aragon, André Breton, René Char, Paul Éluard, Georges Sadoul, pour rédiger un très long (et médiocre) tract intitulé Ne visitez pas L’Exposition coloniale ! Ceux-ci s’en prenaient essentiellement « aux zélateurs de cette entreprise, au scandaleux parti socialiste, à la jésuitique Ligue des droits de l’homme, à l’immonde Paul-Boncour… ». Ils exigeaient « l’évacuation immédiate des colonies et la mise en accusation des généraux et fonctionnaires responsables des massacres d’Annam, du Liban, du Maroc et de l’Afrique centrale ». Enfin, la Ligue de défense de la race nègre qu’animait Kouyaté, un révolutionnaire manipulé par la police, attendit septembre 1931 pour s’adresser aux « travailleurs nègres» et dénoncer « la foire mercantile et épicurienne de Vincennes ».

Selon la préfecture de police, cette campagne aurait été un échec total et tel rapport du P.C.F. intercepté par un indicateur en expliquait les raisons : « On se heurta à une paresse et à une mauvaise volonté systématique touchant au sabotage. » L’anticolonialisme ne faisait pas recette en 1931 chez les militants communistes et les travailleurs socialistes boudèrent les appels au front unique prolétarien pour l’évacuation des colonies. En revanche, les communistes indochinois et les nationalistes algériens auraient mieux réussi dans leur campagne antifrançaise. Messali Hadj a confirmé dans des pages inédites de ses Mémoires que l’Exposition, « cette mascarade colonialiste », avait permis le renforcement de son parti, l’Étoile nord- africaine.

Au terme de ce long mais nécessaire historique sur les buts et les conditions de préparation de l’Exposition coloniale, on a pu mesurer les distorsions subies par l’entreprise. Lancé en 1913 par un publiciste du parti colonial, Louis Brunet, spécialisé dans la propagande coloniale par le mode des expositions, le projet visait à consacrer « les efforts et les sacrifices de la Métropole » et à montrer le bilan positif de l’oeuvre coloniale. En 1920, Albert Sarraut entendit en faire l’apothéose de l’expansion coloniale des nations civilisées. Le maréchal Lyautey, monarchiste insensible à la célébration républicaine, tâcha de son mieux à orienter l’Exposition dans le sens de ses convictions européennes, mais n’y réussit que très incomplètement.

Lorsque s’ouvrit enfin l’Exposition si longtemps mûrie, le climat international qui entourait la colonisation avait profondément changé. On savait en France par le livre d’Andrée Viollis, L’Inde contre Les Anglais (1930), et l’on redoutait, depuis Yen-Bay et les soulèvements communistes du Nghe Tinh, l’Annam contre les Français: « Le communisme, disait le ministre des Colonies Paul Reynaud, le 23 février 1931, veut chasser la France de l’Indochine. Voilà la guerre entre lui et nous. » Bref, comme A. Sarraut l’avouait dans son livre de 1931 Grandeur et servitudes coloniales : « La crise de la colonisation partout est ouverte. » Mais ces inquiétudes devaient être soigneusement cachées aux visiteurs qu’on invitait seulement à s’émerveiller de l’action colonisatrice de l’Europe et de la France.

Dès lors, l’Exposition coloniale allait prendre l’allure d’un plaidoyer passéiste. Internationale du fait des participations étrangères, elle allait se borner à une oeuvre d’éducation nationale. À quoi l’on ne pourrait qu’applaudir rétrospectivement s’il s’était agi de révéler aux Français les colonies et les colonisés dans leur singularité et leur commun destin. Mais il s’agissait seulement encore de vulgariser à l’usage du peuple français les piètres slogans du parti colonial : la mise en valeur des colonies, l’Empire, remède miracle à la crise, le salut militaire de la France par l’Empire. Face à la fermentation de l’Asie et du Moyen-Orient, on allait redire aux Français par l’Exposition les bienfaits de l’apostolat colonial pour « la rééducation des peuples arriérés », le loyalisme reconnaissant des populations soumises et les réalisations de la France comme État mandataire dans les territoires africains et arabes que lui avait confiés la Société des Nations.

Quant au « but essentiel », le ministre le formula ainsi le jour de l’inauguration : « Donner aux Français conscience de leur Empire. » « Il faut que chacun de nous se sente citoyen de la Grande France. »

Une lecture de l’Exposition

Que l’Exposition coloniale internationale de 1931 ait d’abord pensé à instruire le peuple français selon les traditions du spectacle et de la fête chères au parti colonial parisien, cela peut se lire dans son organisation même et dans mille détails.

L’Exposition devait provoquer chez le visiteur l’illusion d’un voyage dans le monde colonial. Pensant s’adresser aux lecteurs de Jules Verne, elle leur promettait « le tour du monde en quatre jours », voire en une journée. Des affiches publicitaires disaient : « Pourquoi aller en Tunisie quand vous pouvez la visiter aux portes de Paris ? » C’est autour du lac Daumesnil que le visiteur était invité au voyage planétaire. Sans effort, comme dans des dioramas, il pourrait glisser d’une colonie à l’autre. Il irait d’un palais marocain à la rue d’un village soudanais, il pourrait entrer dans la grande mosquée de Djenné avant de gravir la chaussée monumentale du temple khmer d’Angkor Vat.

À l’usage de l’élite déjà férue de tourisme exotique, l’exposition de Vincennes se voulut aussi un spectacle d’art où la beauté et la couleur des architectures l’emportaient parfois sur le strict réalisme. Plusieurs pavillons dits de style local furent de libres interprétations, non des reconstitutions fidèles. Ainsi le bizarre et beau palais rouge de Madagascar fut flanqué d’une surprenante tour surmontée de têtes de bœufs. Mais ce campanile altier était une pure création artistique parisienne, vaguement inspirée des humbles poteaux votifs de la campagne betsiléo. Le pavillon du Cameroun prétendait amplifier la hutte des Bamoums, mais il s’imposait surtout par la réussite d’un décor géométrique original. À des fins décoratives semblables, le bois de Vincennes fut orné de somptueux palmiers dattiers, alors que ce palmier est rare sur les côtes d’Afrique. On eut soin cependant de présenter « aux amis des arts primitifs » des expositions d’objets authentiques et de tenter une reconstitution de villages indigènes en pays africain et malgache.

Comme dans les précédentes expositions, mais avec plus de goût et de moyens, furent donnés des spectacles authentiques : processions rituelles des génies villageois de l’Annam ou cérémonie religieuse dans la pagode du Laos. On ressuscita même avec des figurants autochtones le cortège du roi Béhanzin ou celui du Morho-Naba et l’on fit défiler dans leurs uniformes d’apparat les dignitaires malgaches qui entouraient la reine Ranavalona III avant 1895. Une fois encore, le public fut invité à entendre des orchestres africains et malgaches, des musiciens de cafés maures ou à admirer des ballets annamites et des troupes de danseurs noirs. Cependant, chaque soir, tandis que s’illuminaient les pavillons, des fêtes lumineuses et musicales se déroulaient au théâtre d’eau. Mais qu’y venaient faire les ensembles de music-halls parisiens ?

Pour le populaire, avide d’exotisme bon enfant, furent organisées des caravanes et des courses de chameaux, des promenades en pirogues malgaches sur le lac Daumesnil, voire simplement des ventes de casques coloniaux.

Des souks marocains, des restaurants africains ou tunisiens, le « café du Cameroun », étaient censés révéler au peuple la « gastronomie coloniale », les pâtisseries arabes ou les « boissons exotiques ». Il paraît que les spectacles et les plaisirs furent décents. Barrès qu’écœuraient les expositions (« Limonade et prostitution », tranchait-il) eût peut-être été satisfait.

Certaines des intentions des organisateurs furent aussi fermement soulignées. L’hommage rendu aux missionnaires et aux militaires était appuyé, lisible jusque dans le plan. Ainsi les pavillons des missions catholiques et protestantes occupaient une place de choix au centre de 1′ « avenue des Colonies-françaises » et semblaient conduire vers une tour haute de quatre-vingt-deux mètres, le monument de l’armée coloniale. En ces années où le sort de l’Indochine était remis en question, on fit large place au « joyau de la colonisation française » : la part réservée aux seuls palais et temples d’Indochine représentait, à elle seule, le dixième de la superficie totale de l’Exposition.

D’autres intentions furent déjouées. Les organisateurs auraient voulu démythifier un certain exotisme de pacotille qui horripilait les coloniaux. Mais, en dressant de luxueux décors et en y plaçant d’authentiques personnages vêtus d’habits de fête, ils créèrent des impressions esthétiques tout aussi erronées. Les visiteurs savaient-ils que bien peu d’Annamites habitaient ces demeures aux décorations somptueuses, ou que les cortèges de nobles mandarins relevaient d’un folklore disparu ? La grande misère des paysans d’Indochine fut dérobée aux regards derrière un paravent de laque. Bref, l’Exposition coloniale de 1931 resta, comme celles du passé, un théâtre d’ombres, non un reportage fidèle.

Lyautey avait demandé qu’on insistât aussi sur les réalisations de la « politique indigène » et les progrès économiques dus à la colonisation. Ainsi s’expliquent qu’aient été soulignés dans chaque pavillon les moindres réalisations sociales et les progrès de l’hygiène et de la santé publique. Mais les salles qui attirèrent le plus grand nombre de visiteurs furent celles qui présentaient les arts décoratifs, les collections de masques et de fétiches. Les photographies de réalisations industrielles, les statistiques sur le mouvement commercial, les collections d’échantillons n’intéressèrent pas le grand public. L’amélioration du bien-être, le développement des populations colonisées, proclamés « mission sacrée de la colonisation », furent affirmés de manière didactique ; ils laissèrent les visiteurs et les journalistes indifférents.

Enfin, à supposer que le ministère des Colonies ait vraiment voulu célébrer l’œuvre coloniale de la République, les touristes les plus attentifs y furent insensibles. La grande épigraphe du musée des Colonies disait : « À ses fils qui ont étendu l’empire de son génie et fait aimer son nom au-delà des mers, la France reconnaissante. » Mais, dans la longue liste des artisans du domaine colonial, les noms des grands décideurs républicains disparaissaient…

Curieusement, les hommes politiques furent rares dans leurs discours de 1931 à faire hommage à la République de cet immense empire colonial. Certes, le ministre des Colonies, Paul Reynaud, invita la foule à la reconnaissance vis-à-vis de ceux « qui ont fondé à la fois un régime et un Empire ». Certes, André Lebon, ancien ministre des Colonies, affirma que « la foule française avait salué avec déférence et attention la mémoire des artisans connus ou anonymes de l’œuvre coloniale ». Mais aucun hommage spectaculaire ne fut rendu à Vincennes aux grands Républicains coloniaux. Il ne fut pas même question de Gambetta, l’initiateur, ni d’Eugène Étienne, son disciple, jusqu’à sa mort chef incontesté du parti colonial. Jules Ferry eut droit à une cérémonie commémorative à Saint-Dié, mais J. Paul-Boncour fut peut-être le seul à faire un rapprochement qui s’imposait : « Il me plaît que les splendeurs de cette Exposition coloniale où la France s’admire et s’étonne presque d’une œuvre qu’elle ne soupçonnait point se soient ouvertes à l’heure où des foules venaient déposer la palme du souvenir dans celui qui en fut l’initiateur méconnu et torturé. »

Bilan matériel et moral de l’Exposition

On ne s’interrogerait pas sur le succès matériel de cette Exposition,
incontestable, sauf au point de vue financier, si le nombre des visiteurs ne servait d’ordinaire à mesurer son influence supposée sur l’opinion.

Selon les rapports des organisateurs, on avait comptabilisé en 193 jours, 33 489 000 entrées à l’Exposition et au parc zoologique. Or, ce parc, l’une des grandes réussites de l’Exposition, enregistra à lui seul 5 288 462 entrées à 2 francs, chiffre qu’il serait légitime pour notre propos de soustraire de celui des visiteurs de l’Exposition qui acquittaient 3 francs. En retenant cependant le total de 33 millions de tickets d’entrée (or il fallait présenter quatre tickets par personne le vendredi, un les autres jours) et en supposant pour un même visiteur une moyenne de quatre entrées (les tickets étaient vendus par quatre), les organisateurs estimaient à 8 millions le nombre des visiteurs différents, soit, pensaient-ils, 4 millions de Parisiens, 3 millions de provinciaux et 1 million d’étrangers.

Cette évaluation maximale (on trouverait 6 millions de Français en ne tenant pas compte des visiteurs du seul parc zoologique) permet du moins de mesurer les excès de plume des gazettes coloniales. L’une d’elles écrivait sans rire le 19 novembre 1931 que « trente-trois millions de Français avaient pris conscience de la France de cent millions d’habitants ».

Le bilan moral de l’Exposition reste encore plus difficile à établir. Confortés par le succès d’affluence malgré un temps maussade, les officiels estimèrent dans un premier mouvement que le public français devait avoir été « séduit et instruit ». Les Français ne pourraient désormais oublier qu’ils avaient un Empire. Celui-ci cesserait d’être une vague entité, un thème à discours ; il deviendrait « la plus magnifique des réalités ». Les colonies ne seraient plus jamais cette terra incognita dont la presse n’entretenait ses lecteurs qu’à l’occasion de scandales. Après avoir respiré un peu de l’atmosphère
coloniale, vécu « les heures de gloire de l’épopée coloniale »; les Français seraient plus confiants dans la grandeur de la France. Dans les milieux gouvernementaux, on affirmait que le but avait été atteint : l’esprit colonial avait pénétré les masses populaires. André Tardieu, qui avait écrit dans L’Illustration de janvier 1931 : « Chez nous la conscience impériale est à naître », affirmait dix mois plus tard : « Elle est née. L’Exposition coloniale a été un triomphe, une leçon, une espérance. » Pour le ministre des Colonies Paul Reynaud, la démonstration était faite : l’Empire français était devenu un bloc indivisible et les Français ressentaient l’honneur d’en être les citoyens. « La vieille France d’Europe et la jeune France d’outre-mer, commentait l’ancien ministre Léon Bérard, se sont peu à peu rapprochées malgré la distance, réciproquement pénétrées et mêlées et sont devenues inséparables.»

Certains enthousiastes affirmaient que « la France comme l’Angleterre,
deux siècles avant nous, commençait à penser impérialement », oubliant au passage que le mot d’ordre : « Learn to think imperially » avait été formulé par Joseph Chamberlain en 1895. Le gouverneur général Olivier, qui fut, comme délégué général, le maître d’ceuvre de l’Exposition, prétendait en novembre 1931 : « En six mois, l’idée coloniale a gagné plus de terrain qu’elle n’en avait gagné en cinquante ans.» Toutefois, il se corrigeait aussitôt : « Peut-on en déduire que, pénétré désormais de l’importance de ses colonies, le Français a enfin acquis ce sens impérial qu’on lui a tant reproché de ne pas avoir ? Je me garderai bien de l’affirmer, ce serait lui demander un bouleversement trop radical. »

Du côté des écrivains, la réflexion sur l’Exposition fut courte, rarement critique, généralement indifférente à l’œuvre républicaine. Marcel Prévost pensa bien à célébrer le « miracle » de ce qui avait été accompli entre « la défaite de 1871 et la victoire de 1914 », mais, volontairement ou non, le mot République ne fut pas écrit par lui dans la Revue de France. Il s’attardait à noter la surprise de l’orgueil national : « Vous ne croyiez pas la France si grande », mais remarquait la dignité et la retenue de la fierté populaire. Paul Morand appelait joliment l’Exposition « cette clinique au but précis où l’on opère le peuple français de son indifférence coloniale », mais, prudent, il ne se prononçait pas sur les résultats de l’opération. L’écrivain colonial Pierre Mille ne s’y hasardait guère davantage : « Au lendemain de Vincennes, le Français ne saura pas où c’est, mais il saura que ça existe. »

À Paul Valéry, il semblait au contraire que « l’Exposition magnifiquement organisée avait produit une impression considérable dans le pays […] Le plus grand nombre des Français n’avaient de leurs colonies qu’une idée vague sinon toute fausse, où il entrait de l’indifférence sinon quelque sentiment assez peu favorable. L’Exposition a mis la nation en présence de son œuvre. Elle lui a fait concevoir sa puissance et ses responsabilités ». Mais Valéry feignait de croire que l’on avait proposé aux Français sous une forme pittoresque de réfléchir aux problèmes coloniaux, car « les problèmes ne manquent pas ». Léon Blum se montra plus incisif; il aurait voulu « moins de festivités et de discours et plus d’intelligence humaine ». Cette présentation des colonies dans un parc d’attractions lui paraissait même dangereuse parce que mensongère face à la réalité des insurrections et de la répression en Annam. S’il parla donc à plusieurs reprises de l’Exposition, ce fut surtout pour dissocier le parti socialiste des actions coloniales du passé et des politiques du présent.

Quant aux réactions spontanées du petit peuple, avouons qu’elles nous échappent. Retenons pourtant que de nombreux visiteurs qui avaient
employé le tutoiement vis-à-vis des marchands des souks furent vivement
réprimandés par ceux auxquels ils s’adressaient. Ils se déclarèrent stupéfaits de cette agressivité. D’autres incidents éclatèrent entre des photographes amateurs et des colonisés ; ceux-ci protestèrent qu’ils n’étaient point des objets de curiosité. L’Expo révéla peut-être à certains badauds eux-mêmes la mort du Bon Sauvage.

Mais l’Exposition internationale visait aussi, on s’en souvient, à démontrer la justesse de la cause civilisatrice de l’Occident. Sur ce plan, le gouverneur général Olivier croyait que « l’Exposition avait réhabilité l’œuvre de l’Europe coloniale. Elle a mis ses élites en garde contre ceux qui lui conseillaient d’abdiquer sous prétexte que cette oeuvre fut mauvaise ou qu’elle est achevée ». Telle était aussi l’opinion du publiciste et historien Lucien Romier : l’idéalisme populaire avait été rendu témoin et juge de l’effort de notre civilisation; « l’élan de la foule a répondu : l’Exposition coloniale a restauré la noblesse de l’Europe ».

Les militants de la cause coloniale furent, dans l’ensemble, moins satisfaits. Parce qu’ils avaient espéré que « la jeunesse française trouverait dans l’Exposition l’enseignement qui a manqué aux générations précédentes », ils expliquèrent, plus ou moins aimablement, qu’on avait trop sacrifié au pittoresque. L’Exposition n’avait pas été assez éducative. Dans La Dépêche coloniale, Rondet-Saint écrivait : « L’Exposition a été une apothéose certes, mais elle n’a pas revêtu dans son ensemble ce caractère d’enseignement, de leçons de choses qu’on eût aimé trouver en elle. » Pour le président de l’Association sciences-colonies, Messimy, « elle n’aura été qu’une feria colossale » si elle n’était partout continuée, si elle ne pénétrait pas tous les ordres d’enseignement.

Bientôt les augures du parti colonial se déclarèrent franchement déçus.
Le secrétaire général de la plus puissante des associations coloniales privées, L’Union coloniale, affirmait en 1932, dans son rapport annuel, que « l’Exposition coloniale avec toutes ses merveilles qui reflétaient l’existence réelle de nos richesses d’outre-Mer a frappé l’imagination. Elle n’a point fixé dans les esprits l’importance capitale de notre Empire. La colonisation reste incomprise ». Un économiste, du Vivier de Steel, personnalité importante du parti colonial, avouait à ses pairs : « Je dois dire qu’à mon sentiment, cette magnifique manifestation a plus instruit la masse populaire, naturellement sensible et vibrante, que l’élite française volontiers en défense contre les nouveautés de la politique coloniale ». Celle-ci avait refusé de s’intéresser à la complexité des problèmes économiques et politiques soulevés par la colonisation. L’intelligentsia française, sommée de réfléchir aux conséquences possibles « d’une insurrection de l’Asie jaune ou de l’Afrique noire ou arabe » , pressée de trouver des solutions politiques à l’hostilité latente des indigènes, était restée, selon lui, indifférente.

Telles étaient aussi – pourquoi l’a-t-on caché ? – les conclusions du
maréchal Lyautey. Dans la préface qu’il donna en 1932 au rapport sur l’Exposition, Lyautey, qui avait parlé en novembre 1931 du « succès inespéré » de l’Exposition, précisait que le succès n’était que matériel ; dans l’ordre colonial et social, il en allait autrement : « À un an de sa clôture, l’on est en mesure de constater que si l’Exposition a produit son maximum d’effet et atteint ses buts d’éducation vis-à-vis des masses et surtout de la jeunesse, elle n’a en rien modifié la mentalité des cerveaux adultes, ou ceux des gens en place qui n’étaient pas par avance convaincus. »

Aux élections de 1932, on vérifia que rien n’était changé : il n’y eut pas dix députés à parler des colonies dans leur profession de foi. Or, le silence sur la question coloniale faisait traditionnellement l’unanimité dans les consultations électorales. Tel était, selon J. Renaud, « le drame colonial » : la classe politique agissait comme si les colonies étaient chose négligeable ou encombrante et le public « n’àvait gardé de l’exposition que le souvenir d’une belle image ou d’un somptueux feu d’artifice ». En novembre 1933, la grande revue L’Afrique française formulait après enquête le diagnostic des coloniaux : « Après avoir été émerveillé du succès de l’apothéose coloniale de 1931, on est profondément déçu de la pauvreté de ses résultats sur l’opinion publique : tout reste à entreprendre pour faire l’éducation de ce pays qui a reconstitué un Empire et n’en a encore pris aucune conscience précise. » Le directeur de 1’Ecole coloniale, Georges Hardy, contestait que « la moyenne des Français ait pris conscience de la solidarité qui lie la France à ses colonies » : « Avons-nous pris l’habitude de penser impérialement ? Assurément non. » Et l’ancien ministre Gabriel Hanotaux d’expliquer en 1935 que « l’opinion s’était en quelque sorte endormie sur le succès de l’Exposition coloniale ». Enfin, les élections de 1936 confirmèrent ce que la Chronique coloniale appelait « l’indifférence populaire en matière coloniale ». Ainsi, dans les années 1932 à 1936, les caciques du parti colonial comme ses plus humbles publicistes, bien loin de se réjouir de la prétendue prise de conscience impériale des Français, ne cessèrent de soupirer, comme le faisait en 1934 La Quinzaine coloniale : « Hélas ! les masses n’ont pas encore compris !… »

Mais le souvenir des festivités de 1931 ne fut-il pas dans le long terme plus important que les coloniaux eux-mêmes ne l’avaient espéré ?

On pourrait se demander, par exemple, si l’Exposition de 1931 provoqua
des vocations coloniales? Pour le savoir un sondage rétrospectif
s’imposerait : il faudrait interroger par questionnaire un échantillon représentatif des divers milieux d’anciens coloniaux. L’historien américain W.B. Cohen, qui eut le mérite de questionner quelque deux cent cinquante administrateurs formés par l’École nationale de la France d’outre-mer, pensa bien à leur demander les motifs de leur vocation. Mais il ne fournit dans sa thèse, Rulers of Empire, aucune réponse chiffrée. C’est donc sans en donner de preuves qu’il écrit que, l’Exposition ayant attiré « surtout des enfants des écoles [ ? ] », « elle poussa bon nombre d’entre eux vers l’administration
outre-mer [ ? ]. Plusieurs de ceux qui entrèrent à l’École coloniale
dans les années trente croient que l’exposition de Vincennes a joué un rôle déterminant dans leur choix de carrière ». Comme l’auteur reconnaît lui-même que les raisons qui poussaient les jeunes étudiants des années 1930 à entrer à l’École coloniale étaient nombreuses et leurs motivations semblables à celles des générations antérieures, il paraît de bonne méthode de ne pas conclure à l’« importance » de l’Exposition dans le choix de la carrière d’administrateur. Si le nombre des candidats à « Colo » augmenta brusquement à partir de 1929 et fut multiplié par neuf jusqu’en 1946, il est clair qu’on ne saurait rattacher à l’Exposition de 1931 un mouvement aussi continu.

Au-delà du petit monde des administrateurs des colonies, même s’ils
furent « les vrais chefs de l’Empire » (R. Delavignette), est-il possible de déceler l’influence supposée de l’Exposition sur le public français ? Un des très rares sondages d’opinion réalisés par 1’I.F.O.P. en 1939 permet de noter que 53 % des Français estimaient « aussi pénible de devoir céder un morceau de notre empire colonial qu’un morceau du territoire de la France » et que 43 % étaient d’un avis contraire. Or, parmi la majorité de Français attachés à l’Empire, les plus forts pourcentages se rencontraient « parmi les jeunes de moins de 30 ans » et ensuite parmi les personnes de plus de 60 ans. Au contraire, les personnes âgées de 30 à 50 ans éprouvaient le moins d’intérêt.

Ce sondage oppose donc nettement les générations qui eurent 20 ans entre 1909 et 1929 – années pendant lesquelles le parti colonial déplora le plus vivement l’indifférence de l’opinion vis-à-vis des colonies – et les générations nées après 1909 susceptibles d’avoir été influencées par les campagnes d’opinion des années 1930-1931 (et 1937-1938) et singulièrement par l’Exposition coloniale.

Toutefois, avant de conclure du seul sondage existant pour cette période à une relative adéquation entre la propagande coloniale et la popularité de l’idée coloniale, on prendra le temps de consulter des sondages postérieurs. Or, selon un sondage réalisé par l »I.N.S.E.E. en 1949, les Français les plus favorables à l’Empire étaient encore les jeunes de 21 ans à 35 ans, mais le pourcentage avait singulièrement augmenté : plus de 86 % d’entre eux pensaient que la France avait intérêt à avoir des territoires outre-mer contre 75 % pour les plus de 50 ans. Ce sondage, et d’autres, attestent donc que, contrairement à la légende, l’apogée de l’idée coloniale en France ne se situe nullement en 1931 (ou 1939) mais bien après la Seconde Guerre mondiale et que l’influence de « l’apothéose de Vincennes » ne saurait être tenue pour décisive.

Est-ce a dire que l’Exposition coloniale ne fut pas propice à la fixation d’un grand souvenir collectif, qu’elle n’ait point marqué la sensibilité d’une jeunesse qui la contempla avec admiration peut-être ou du moins curiosité, ou même qui ne l’ayant pas connue directement en entendit parler avec faveur dans le milieu familial ? C’est là une question difficile, celle de la naissance d’un mythe.

Remarquons d’abord que c’est après la fin de l’ère coloniale qu’a pris naissance ce mythe erroné de l’Exposition de 1931, lieu de mémoire de la République et apogée de l’idée coloniale républicaine. L’oubli, l’ignorance, la nostalgie voire, chez certains, l’habileté politicienne ont pu accréditer peu à peu cette fable.

D’abord le public a sans doute aujourd’hui l’impression que l’Exposition de 1931 fùt la dernière de ces grandes manifestations pro-coloniales. Ainsi se trouverait magnifié dans la mémoire collective le souvenir de l’Exposition de Vincennes. Et peu lui importerait que se soient tenus à Paris en 1933 le premier Salon de la France d’outre-mer, puis en 1935 l’Exposition du tricentenaire du rattachement des Antilles à la France et celle du quarantenaire de la conquête de Madagascar. Apparemment la mémoire collective aurait aussi oublié l’Exposition internationale de 1937 qui, elle, prit grand soin de célébrer « notre magnifique empire d’outre-mer objet de tant de convoitises ». Mais qui se souvient des pavillons coloniaux édifiés dans l’île des Cygnes ? Combien de Parisiens eux-mêmes ont gardé souvenance de cette nouvelle exposition coloniale de 1937 ou de celles montées pendant la nuit de l’occupation à la gloire des « Pionniers et explorateurs coloniaux » ou de « Cent Cinquante Ans de littérature coloniale » ? Face à ces oublis massifs, comment s’étonner que la mémoire collective ait privilégié, amplifié, transmuté cet événement, relativement mineur, l’Exposition coloniale de 1931. Mais encore faudrait-il être sûr de la réalité de cette amplification dans le souvenir collectif.

L’ignorance des évolutions et des retards de notre opinion publique, qui ne découvrit le monde qu’après 1944 comme elle avait tardivement découvert l’Europe après 1918, semble a priori plus étonnante. On croirait volontiers aujourd’hui que la France est entrée dans l’ère des sondages en même temps que les États-Unis du Dr Gallup. Or, il n’en est rien et, jusqu’en ces dernières années, il était de bon ton dans le monde des littéraires de faire fi des « Gallups » et de moquer la « sondomanie ». 11 suffit de se référer aux débats de l’Assemblée de l’Union française pour vérifier à quelle date cette assemblée de spécialistes commença à se préoccuper de connaître l’opinion réelle des Français sur les pays d’outre-mer. Choqués par l’indifférence dans laquelle leur Assemblée travaillait, quelques conseillers eurent enfin l’idée en novembre 1949 d’inviter le gouvernement à organiser une enquête sur « les connaissances et l’opinion des Français en ce qui concernait les pays et les problèmes d’outre-mer ». Ils ne furent d’ailleurs pas entendus. Or le Gallup Pol1 fournissait régulièrement aux U.S.A. ce type d’informations depuis quinze ans. Il faudra attendre la guerre d’Algérie pour qu’on jugeât nécessaire, au moins dans la classe politique, de se tenir informé des sentiments de l’opinion profonde. Mais il restait possible d’accréditer des mythes parfaitement erronés. Ainsi la vague prétendue de nationalisme chauvin qui aurait porté l’action du gouvernement de Guy Mollet, le « national-mollétisme », cette mirifique invention dont Alexander Werth persuada la presse parisienne contre l’évidence des sondages.

Il en alla de même lorsque, dans les armées qui suivirent la décolonisation, divers publicistes voulurent célébrer le temps heureux des colonies et aviver la nostalgie d’un passé colonial triomphal. Presque tous se retrouvèrent pour fixer au centenaire de l’Algérie ou à l’année de l’Exposition coloniale l’« acmé » de la conscience impériale.

Chez certains le choix n’était sans doute pas innocent d’arrière-pensées politiciennes. En situant l’apogée de la mentalité impériale sous la IIIe République, ne tentaient-ils pas une manœuvre de diversion ? Ainsi seraient peut-être oubliés le refus de Vichy de continuer la lutte outre-mer, l’espoir mis par le peuple français dans les colonies de la France libre et la geste de l’Empire finalement rassemblé à l’appel du général de Gaulle. Aussi bien n’expliquèrent-ils pas comment les représentants de ce peuple français vibrant dans les années trente d’enthousiasme impérial prétendu purent accepter en 1940 un armistice conclu sans que fût même consulté l’Empire français. Chez quelques auteurs de filiation maurrassienne, cela permettait enfin d’occulter et le rétablissement de la République par les « dissidents » venus de l’Empire et la reconnaissance du peuple français envers ces pays qu’on n’oserait plus appeler « colonies ».

S’il fait pourtant abstraction de ces intentions inavouées, comme des
polémiques ouvertes contre la IVe République puis contre de Gaulle « bradeur d’Empire », l’historien peut bien sûr accorder une part de vérité à la thèse de ces auteurs. Oui, comme le suggérait Lyautey, la jeunesse française avait pu être impressionnée, plus ou moins durablement, par la feria de Vincennes. Mais, d’après le témoignage même de tous les mentors du parti colonial, l’historien doit répéter que l’Exposition de 1931 a échoué à constituer une mentalité coloniale : elle n’a point imprégné durablement la mémoire collective ou l’imaginaire social des Français. Certes, pour quelques Français de petite bourgeoisie traditionaliste, fils d’officiers ou de fonctionnaires, l’image de l’Empire a pu rester liée partiellement au souvenir des festivités de 1931. Mais cette Exposition rejetée et combattue par la gauche socialiste et communiste, minimisée ou dédaignée par la bourgeoisie libérale, vite oubliée par le peuple, ressuscitée enfin comme mythe compensateur par la droite nationaliste, ne saurait être désignée comme un mémorial de la République.

S’il fallait indiquer la date exacte où l’oeuvre coloniale de la France
républicaine parut s’accomplir dans la fidélité à son idéal égalitaire de toujours, ce serait le 25 avril 1946 qu’on devrait désigner. Ce jour-là, l’Assemblée constituante, en accordant à l’unanimité, sur la proposition d’un député noir du Sénégal, Me Lamine Guèye, la qualité de citoyens à tous les ressortissants des territoires d’outre-mer, donna satisfaction à l’aspiration profonde de la politique coloniale de la République : l’égalité dans la famille française. Ce jour-là aussi – ou le 7 mai 1946, date de promulgation de la loi Lamine Guèye – les Français apprirent qu’il n’y avait plus que des Français dans les territoires de l’ancien Empire colonial. « Demain, avait écrit en juillet 1945 le directeur de l’École coloniale, nous serons tous indigènes d’une même Union française. » Un an plus tard, tous en étaient les citoyens.

« La République n’entend plus faire de distinction dans la famille humaine », avaient proclamé les hommes de 1848. Cet article de foi de l’Évangile républicain, qui représenta longtemps une grande espérance pour beaucoup de colonisés, les constituants de 1946 tinrent à honneur de le traduire dans la réalité. Or 63 % des Français (contre 22 % d’un avis contraire) interrogés par sondage en mars 1946 s’étaient prononcés à l’avance pour qu’on accordât « aux populations des colonies françaises les mêmes droits qu’aux citoyens français ».

Ceux qui célèbrent dans l’Exposition coloniale de 1931 un mémorial républicain ont en réalité cédé à une nostalgie triomphaliste. Ceux qui voudraient choisir le vote historique du 25 avril 1946 rendraient hommage non seulement à Lamine Guèye mais à ses inspirateurs, à Victor Schoelcher et à l’abbé Grégoire, et surtout à l’effort de générosité des trois Républiques.

Facebook
Twitter
Email