De 1955 à 1961, puis en 1984-1985, la loi a été utilisée dans un cadre colonial
Par Hervé NATHAN et Antoine GUIRAL, Libération, mercredi 9 novembre 2005
La loi du 3 avril 1955 est le symbole juridique de la guerre d’Algérie. Elle a été adoptée par le gouvernement Edgar Faure à la demande des militaires, confrontés à « un foyer de rébellion », dans les Aurès, d’environ 400 combattants du FLN, les militaires ayant fait valoir auprès du gouvernement leur incapacité à mener des opérations de guerre dans le cadre du droit commun. Dès la promulgation du texte, qui permet en outre d’interdire les déplacements, la censure de la presse, la détention administrative, la saisie des armes et le recours aux tribunaux militaires, un premier camp d’internement administratif est ouvert à Kenchela.
Quatre camps. La loi de 1955 sera reprise en mars 1956 dans le cadre des « pouvoirs spéciaux » accordés au gouvernement Guy Mollet (SFIO). En 1957, quatre camps d’internements sont ouverts en métropole, comme au Larzac, où sont enfermés sans jugement plus de 10 000 Français d’Algérie. Et c’est dans la suite de la loi de 1955, qu’en 1961, le préfet Papon introduit dans le département de la Seine un couvre-feu sélectif visant les « Français musulmans d’Algérie ». Brahim Benaïcha 1, alors enfant dans le bidonville de Nanterre, se souvient que son père, ouvrier chez Citroën, était « perpétuellement en infraction, puisqu’il travaillait en trois-huit. Plus d’une fois, on l’a retrouvé au commissariat, tabassé par la police ». Il garde un souvenir amer : « On était Français. Vous imaginez un couvre-feu spécial pour les Corses ou les Bretons ? » Le 17 octobre, une manifestation du FLN est violemment réprimée par la police, faisant de nombreux morts. Pour l’historien Benjamin Stora, « la réactivation de la loi de 1955 va raviver la mémoire douloureuse de ceux qui sont aujourd’hui des grands-parents. Alors que l’Etat français a organisé l’amnésie par des lois d’amnistie successives ».
Fin décembre 1984, c’est également une situation coloniale qui entraîne la réactivation de la loi sur l’état d’urgence, en Nouvelle-Calédonie cette fois. Cette année-là, le territoire sombre dans la violence avec l’assassinat à Hienghène de dix militants kanaks du FLNKS, dont deux frères du leader indépendantiste Jean-Marie Tjibaou. Début 1985, un jeune caldoche est à son tour assassiné. Eloi Machoro, partisan de la lutte armée kanake, est tué par un gendarme du GIGN. Nouméa s’embrase. Edgar Pisani, haut-commissaire de la République, proclame l’état d’urgence. Rassemblements et manifestations sont interdits. Un couvre-feu est établi entre 21 et 5 heures du matin. Les tensions en ville s’apaisent. L’état d’urgence ne sera levé qu’au mois de juin 1985.
« Chiens ». En 1997, le maire de Dreux, le RPR Gérard Hamel, suivi par d’autres, édicte pour sa ville un couvre-feu pour les enfants de moins de 12 ans. Ségolène Royal, alors ministre à l’Enseignement scolaire, s’écrie : « Les enfants ne sont pas des chiens. » Les arrêtés municipaux seront cassés par les tribunaux administratifs. Jusqu’à ce que le conseil d’Etat, en juillet 2001, inverse la jurisprudence, autorisant le maire (RPR) d’Orléans à faire raccompagner à leur domicile les moins de treize ans surpris la nuit dans la ville.
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Une procédure rarement appliquée
par Jean-Baptiste de Montvalon, LE MONDE du 9 novembre 2005
Instauré par la loi du 3 avril 1955, « l’état d’urgence peut être déclaré sur tout ou partie du territoire métropolitain ou des départements d’outre-mer, soit en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public, soit en cas d’événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique » . L’état d’urgence est déclaré par décret en conseil des ministres et ne peut être prolongé au-delà de douze jours que par la loi.
Il donne pouvoir aux préfets concernés d’interdire la circulation des personnes ou des véhicules dans les lieux et aux heures fixés par arrêté, d’instituer « des zones de protection ou de sécurité où le séjour des personnes est réglementé » , d’interdire de séjour « toute personne cherchant à entraver, de quelque manière que ce soit, l’action des pouvoirs publics » . Le ministre de l’intérieur peut assigner à résidence toute personne « dont l’activité s’avère dangereuse pour la sécurité et l’ordre publics » .
Le ministre de l’intérieur ou les préfets concernés peuvent également « ordonner la fermeture provisoire des salles de spectacle, débits de boissons et lieux de réunion » ainsi que « les réunions de nature à provoquer ou à entretenir le désordre » , ordonner la remise des armes de première, quatrième et cinquième catégories.
Le décret d’état d’urgence peut, par disposition expresse, permettre aux préfets et au ministre de l’intérieur d’ordonner des perquisitions à domicile « de jour et de nuit » , de prendre « toute mesure pour assurer le contrôle de la presse » et de la radio. Un autre décret d’accompagnement peut autoriser la juridiction militaire « à se saisir de crimes, ainsi que des délits qui leur sont connexes » .
Appliqué en Algérie après la promulgation de cette loi, l’état d’urgence a été prorogé par la loi du 7 août 1955 pour six autres mois. Il a été appliqué en métropole après le retour au pouvoir du général de Gaulle, le 13 mai 1958, pour faire face à un éventuel coup de force, ainsi qu’en 1961, après le « putsch des généraux ».
Le gouvernement de Laurent Fabius a décrété l’état d’urgence en Nouvelle-Calédonie en décembre 1984. Une loi a conféré au Haut-commissaire de la République de ce territoire, jusqu’au 30 juin 1985, les pouvoirs dont dispose le préfet en France métropolitaine. Le Conseil constitutionnel avait été saisi par de nombreux parlementaires de droite, au premier rang desquels figurait Jacques Chirac, alors président du RPR.
Les auteurs des saisines soutenaient que le législateur ne pouvait porter atteinte aux libertés constitutionnelles que dans les cas prévus par la Constitution, qui ne fait pas mention de l’état d’urgence. Le Conseil constitutionnel leur a donné tort, en soulignant que la Constitution de 1958 n’avait pas eu pour effet d’abroger la loi de 1955.