Entre mission civilisatrice et racialisation, 1816-1940
par Carole Reynaud-Paligot
[*Enseignante à l’Université de Bourgogne et chercheure associée au Centre de recherche en histoire du XIXe siècle de l’Université de Panthéon-Sorbonne, Paris 1, Carole Reynaud-Paligot a notamment publié Races, racisme et antiracisme dans les années 1930, PUF, 2007 et De l’Identité nationale. Science, race et politique. Europe-Etats-Unis. XIXe-XXe siècle, PUF, 2011.*]
Introduction
Que représente l’école des colonies dans l’imaginaire des Français d’aujourd’hui ? Un tableau noir, dressé devant de petits écoliers, sur lequel un instituteur écrivait d’une belle écriture de craie blanche « Nos ancêtres les Gaulois ». Une légende bien installée et contre laquelle s’était déjà indigné, en 1928, un des principaux instigateurs de la politique scolaire coloniale, Georges Hardy, théoricien et praticien du grand principe de « l’adaptation » : « nos ancêtres les Gaulois, mais ce ne sont là que calomnies1 » ! Les légendes ont la vie dure car elles contribuent aux romans nationaux, ces beaux récits qui content les grandeurs des nations.
Les romans nationaux se sont construits, et se construisent encore, en vue d’édifier, de consolider, de raffermir les identités nationales d’États-nations en formation, en compétition avec d’autres, engagés dans une politique impérialiste, ou désirant lutter contre les sentiments de déclin. Ils se nourrissent de faits héroïques, de grands hommes, de batailles victorieuses ou encore d’actions bienfaisantes2 . L’histoire coloniale a vite trouvé place dans le roman national français, un récit qui s’est progressivement construit pour atteindre son apogée sous la Troisième République, jusqu’à ce que les décolonisations sonnent le glas de cette histoire légendaire. La politique scolaire coloniale tient ainsi une place de choix dans la construction des usages politiques auxquels l’histoire donne lieu et bon nombre d’hommes politiques puisent encore aujourd’hui dans ce registre pour défendre le rôle positif de la colonisation, comme l’ont montré les débats sur la loi du 23 février 2005. On se souvient que l’article 4, qui stipulait que « les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord » a déclenché de vifs débats avant que, l’année suivante, le président de la République le fasse abroger, par voie réglementaire3. Pour les uns, l’école aurait été l’un des nobles effets de la générosité coloniale, elle aurait apporté la civilisation occidentale aux peuples colonisés et, en formant une élite, elle aurait été le vecteur de l’entrée dans la modernité. Pour les autres, la mission civilisatrice n’aurait pas été à la hauteur de ses ambitions hautement proclamées, les taux de scolarisation auraient plafonné à moins de 10 % à la veille des décolonisations, l’entrée dans la modernité n’aurait pas été si bénéfique, et la mission civilisatrice n’aurait été qu’une simple rhétorique servant à justifier la domination coloniale4.
Sortons des enjeux mémoriels liés à ce passé encore brûlant pour interroger cette mission civilisatrice dont le vecteur principal aurait été l’école. L’intention de « civiliser », ou en d’autres termes d’apporter la civilisation, fut, en effet, explicitement exprimée dès les années 1815-1820, avant d’être érigé en « devoir » par les Républicains. Jules Ferry le résuma ainsi devant la Chambre des députés le 28 juillet 1885 par la célèbre formule : « les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures. […] parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures ».
L’idée de « civiliser »
Certes, mais que signifie « civiliser » ? On connaît déjà certains des paradoxes de cette mission civilisatrice : la volonté de libérer les populations de la tyrannie, de l’esclave, des systèmes féodaux s’est traduite par la mise en place du travail forcé, du système de l’indigénat bafouant les droits de l’Homme, de la privation des droits politiques5, alors que la « mise en valeur » censée apporter progrès moral et matériel des populations colonisées fut synonyme d’exploitation et d’appauvrissement6. Poursuivons maintenant l’enquête à travers l’école. Quelles furent les motivations des colonisateurs lorsqu’ils ouvrirent des écoles ? Confrontons-les aux valeurs affichées par les pouvoirs politiques, des valeurs chrétiennes au seuil du XIXe siècle puis républicaines par la suite. Le projet était-il philanthropique ? La philanthropie chrétienne aurait-elle ainsi été relayée par la fraternité républicaine ? Le projet républicain héritier de ces motivations humanistes aurait-il ajouté une dimension émancipatrice ? Forts des valeurs de la Républiques, les colonisateurs auraient-ils souhaité accompagner ces peuples jugés attardés vers l’émancipation ? Auraient-ils eu l’ambition de former de futurs citoyens ? Ou encore, porteurs d’un idéal méritocratique, auraient-ils désiré favoriser la mobilité sociale du peuple colonisé ? C’est répondre à ces questions qu’ambitionne ce livre.
Replaçons d’abord cette histoire dans le contexte des sociétés impériales (France, Grande-Bretagne, Allemagne) analysées par Christophe Charle, des sociétés qui ont sacralisé la nation en mettant toutes leurs ressources matérielles, sociales, culturelles à son service et dont la dimension impériale a été au cœur de l’affirmation d’un sentiment de supériorité exacerbé7. La supériorité française reposa non seulement sur sa puissance agricole et industrielle mais aussi sur une langue commune encore utilisée pour un temps comme lingua franca, et surtout sur une culture et des valeurs qui se voulaient universelles. La domination coloniale constitua, bien évidemment, un maillon essentiel de cette volonté d’affirmation face aux puissances rivales voisines. La France a cherché à tirer un profit symbolique de l’image d’une nation généreuse et bienfaisante qui apportait les Lumières, sinon à l’humanité, mais tout au moins à ses colonies. Elle eut d’autant plus besoin de ce prestige symbolique lorsque sa position fut ébranlée par l’humiliation de la défaite de 1870 face à la Prusse. Comme l’analyse Christophe Charle : « en devenant l’institutrice de l’humanité en retard, la République impériale fait ainsi coup double, elle efface le sentiment d’infériorité né de la défaite et de l’instabilité politique, conforte la légitimité des nouvelles élites, ouvre des perspectives d’expansion à une société moins dynamique que ses voisines, fonde un sentiment d’appartenance sur la domination et le complexe de supériorité par rapport aux populations de l’Empire8 ».
L’idée de la supériorité raciale
La supériorité raciale fut au cœur de l’argumentaire déployé par les puissances européennes dans la tragique compétition dans laquelle elles sont engagées et dont on connaît les funestes issues. La politique scolaire a, elle aussi, pleinement participé à la vaste entreprise de racialisation des identités collectives que l’Europe a connue aux XIXe et XXe siècles9. Elle apparaît également comme la boîte de résonance des tensions entre universalisme et différencialisme du projet républicain dont j’ai entamé l’étude avec La République raciale. Cette « politique de la différence10 » a guidé l’entreprise coloniale et a constitué une des clés de la longévité des Empires en vertu du vieil adage « diviser pour mieux régner ». Cette « logique de catégorisation des populations11 » a également été mobilisée parce que des rôles spécifiques ont été attribués aux différents acteurs de l’entreprise coloniale : colons français et européens, populations colonisées différenciées selon des critères culturels, religieux et sociaux, produisant par là même autant de déclinaisons spécifiques de la « mission civilisatrice », et montrant, encore une fois, que les processus de catégorisation ne se réduisent pas à des processus idéologiques. Ils constituent une manière d’ordonner le monde social, ils justifient des traitements différenciés qui s’intègrent dans le projet global de l’État impérial.
Cette étude participe ainsi à la mise au jour d’une autre dimension de l’État colonial moins connue que celle consistant à exercer des pouvoirs disciplinaires de contrôle, de répression et de violence12. En étant attentive au rôle des différents acteurs, en intégrant une histoire sociale, elle montre la diversité des positions, notamment républicaines, mais aussi l’existence d’un véritable « champ de lutte13 » qui oppose les défenseurs de diverses conceptions de l’éducation dans les colonies ; elle éclaire également les rapports entre État colonial et État métropolitain. Alors qu’en métropole, un système dual, opposant l’école du peuple et l’école des notables, a été instauré, différenciation sociale et différenciation « raciale » se sont combinées en contexte colonial. L’espace colonial devient partie intégrante de la politique métropolitaine tandis que sous la Restauration et plus encore sous la monarchie de Juillet, l’éducation intègre de manière décisive le domaine de l’action publique en métropole14.
Néanmoins, la catégorisation et les traitements séparés imposés par les autorités impériales ont aussi donné lieu à des stratégies de résistance, de contournement de la part de leurs sujets15, forçant les autorités, à leur tour, à élaborer de nouvelles stratégies pour maintenir les orientations fixées. Avec humour, ténacité, colère, la voix des colonisés se fit entendre dans une presse qui commençait à se dégager de la censure, dans les instances coloniales qui leur avaient accordé avec parcimonie une représentation, dans des pétitions de parents d’élèves mais aussi dans les rapports administratifs qui relataient, avec grande inquiétude, ces diverses formes de mobilisation. C’est aussi ce long combat pour bénéficier d’un droit à l’éducation égal à ceux des enfants de colons que retrace ce livre.
Cerner la spécificité et la complexité de ce projet colonial républicain nécessitait à la fois de l’entreprendre sur le temps long, celui qui débuta avec le second mouvement de colonisation, une cinquantaine d’années avant l’installation de la Troisième République, mais aussi d’englober la totalité de l’Empire colonial, de sortir des limites des études portant sur les aires régionales engagées jusqu’ici. Ces nombreuses monographies constituent de précieuses contributions, ne dispensant pas pour autant d’une immersion dans les sources. Une immersion d’autant plus nécessaire qu’il s’agit ici d’appréhender la rhétorique républicaine mais aussi les pratiques coloniales16. En parallèle à la lecture des sources imprimées, cette plongée dans les abondantes archives révèle la pratique quotidienne de l’administration coloniale, les mobiles et la mise en pratique du projet éducatif mais aussi les doutes, les craintes, les obsessions, l’entêtement d’une partie des acteurs politiques à maintenir, coûte que coûte, un enseignement différencié et à priver les colonisés d’une culture émancipatrice.
TABLE DES MATIÈRES
INTRODUCTION………p. 5
Chapitre 1 Les premiers pas de la politique scolaire coloniale : l’éducation au service du projet colonial (1816-1848)
• Un objectif général : une mission civilisatrice au service des ambitions………p. 11
• Un objectif plus politique : la « fusion des ………p. 16
• La « conquête morale »………p. 23
• La « francisation » des immigrants européens en Algérie………p. 25
• L’enseignement secondaire : instruire les fils de chefs……… p.29
• La scolarisation des filles………p. 34
• Circulations
Chapitre 2 Vers la « fusion des races » ? (1848-1870)
• L’éphémère Seconde République………p. 39
• Le rapprochement des « races » au sein de l’école primaire………p. 40
• Former les fils des élites locales………p. 49
Chapitre 3 Un enseignement différencié selon les races : (1870-1900)
• Les années 1870 : une régression du réseau scolaire………p. 59
• L’Algérie, un laboratoire républicain ?………p. 62
• La mise en place d’un système scolaire différencié en Tunisie………p. 107
• Du Soudan à Madagascar un enseignement pratique et professionnel………p. 116
• La mise en place d’un réseau d’écoles franco-annamites en Indochine………p. 126
Chapitre 4 Universalisme ou différencialisme (1880-1914) ?
• Quelle politique républicaine : assimilation ou intégration ?………p. 139
• Différencialisme racial………p. 157
Chapitre 5. L’école entre opposition des colons et aspirations des colonisés (1900-1918)
• L’Algérie : l’école aux mains des délégations financières………p. 169
• En Tunisie, une pression de colons similaire à l’Algérie………p. 192
• Un enseignement pratique et professionnel en Afrique occidentale française………p. 200
• Tentatives de réforme en Indochine………p. 234
• Madagascar : un accès très restreint à l’enseignement secondaire………p. 254
Chapitre 6 Les années 1920 : résistances à la ségrégation scolaire
• Une nouvelle génération de coloniaux ?………p. 259
• Les réformes en AOF………p. 267
• Madagascar : éviter la formation de déclassés………p. 284
• Lyautey et Hardy au Maroc………p. 288
• Tunisie : quelques ouvertures grâce à la pression des populations colonisées………p. 294
• Algérie : former des ouvriers utiles à la colonisation………p. 297
• Indochine : un enseignement plus ambitieux mais différencié………p. 299
Chapitre 7 Les années 1930 entre psychologie raciale et ruralisme
• Psychologisme racial………p. 313
• Le ruralisme………p. 319
CONCLUSION………p. 343
INDEX DES NOMS DE PERSONNES………p. 347
- Hardy G., « La librairie des écoles indigènes en Afrique », Africa, 1928, p. 145-156
- Thiesse Anne-Marie, La création des identités nationales. Europe XVIIIe-XXe siècle, Paris, Seuil, 2001.
- Bertrand Romain, Mémoires d’empire. La controverse autour du « fait colonial », éditions du Croquant, 2006
- Il est difficile de donner ici une bibliographie exhaustive. Voir notamment Chrétien Jean-Pierre, « Certitudes et quiproquos du débat colonial », Esprit, vol. février, n° 2, 2006, p. 174-186 ; Bertrand R., Colonisation, une autre histoire, La Documentation photographique, novembre-décembre 2016.
- Il est impossible de donner ici une bibliographie exhaustive. Voir notamment Conklin Alice L., A Mission to Civilize. The Republican Idea of Empire in France and West Africa, 1895-1930, Stanford University Press, 1997 ; Yerri Urban, L’Indigène dans le droit colonial français 1865-1955, Paris, Fondation Varenne, 2011 ; Merle Isabelle, Muckle Adrian, L’Indigénat. Genèses dans l’Empire français. Pratiques en Nouvelle-Calédonie, CNRS éditions, 2019.
- Conklin A., A Mission to Civilize…, op. cit., chap. 2 ; Bonneuil Christophe, Des savants pour l’Empire. La structuration des recherches scientifiques coloniales au temps de la « mise en valeur des colonies françaises », 1917-1945, Paris, Éditions de l’ORSTOM, 1991
- Charle Christophe. La Crise des sociétés impériales. Allemagne, France, Angleterre (1900-1940), Paris, Le Seuil, 2001 et « Les sociétés impériales et le renouvellement de l’histoire impériale », in Singaravélou P. (dir.), Les Empires coloniaux XIXe-XXe siècle, Éditions Points, 2013.
- Charle C. « Préface », in Reynaud-Paligot, C. La République raciale 1860-1930. Paradigme racial et idéologie républicaine, Paris, PUF, 2006.
- Reynaud-Paligot C., De l’identité nationale. Science, Race et politique en Europe et aux États-Unis. XIXe-XXe siècles, PUF, 2011 ; Races, racisme et antiracisme dans les années 1930, Paris, PUF, 2007 ; La République raciale, 1860-1930, Paris, PUF, 2006.
- Cf. Cooper Frederick et Stoler Ann, « Introduction », in Tensions of Empire. Colonial Culture in a « Bourgeois World », Berkeley, University of California Press, 1997 ; Barkey Karen, Empire of Difference. The Ottomans in Comparative Perspective, Cambridge University Press, 2008 ; Burbank J., Cooper F., Empires. De la Chine ancienne à nos jours, Paris, Payot, 2012, p. 28.
- L. Blévis a montré comment le droit et la justice avaient participé a cette logique de catégorisation des populations. Blévis Laure, « L’invention de l’“indigène”», Français non citoyen »,in Histoire de l’Algérie à la période coloniale, op. cit., p. 212-218. Voir aussi Saada Emmanuelle, Les Enfants de la colonie : Les métis de l’Empire français entre sujétion et citoyenneté, La Découverte, 2007, p. 20.
- Thénault Sylvie, « L’État colonial. Une question de domination », Singaravélou Pierre, Les Empire coloniaux…, p. 215-256.
- Steinmetz Georges, « Le Champ de l’État colonial », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 171-172, mars 2008, p. 122-144
- Mayeur Françoise, « De la Révolution à l’école républicaine », in Parias Louis-Henri (dir.), Histoire générale de l’enseignement et de l’éducation en France, t. 3, Paris, Nouvelle Librairie de France, 1981 ; Prost Antoine, Histoire de l’enseignement en France 1800-1967, Paris, Armand Colin, 1968.
- Sibeud Emmanuelle, « Introduction », in Cultures d’Empire. Échanges et affrontements culturels en situation coloniale, in Bertrand R., Blais H., Sibeud E. (dir.), Paris, Karthala, 2015, p. 5-27.
- Voir l’excellente bibliographie commentée de Pascale Barthélémy, in « L’enseignement dans l’Empire colonial français : une vieille histoire ? », Histoire de l’éducation, 128, 2010, p. 5-28.