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Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024

L’article 4 de la loi du 23 février est infondé sur le plan pédagogique

Au terme d'un dossier consacré à l'enseignement de la période coloniale, le journal Le Monde daté du 25 décembre 2005 conclut après consultation des manuels scolaires que l'article 4 de la loi du 23 février est infondé. La justification de cette loi semble bien être de nature électoraliste. Selon le journal, la querelle sur le traitement de la colonisation aura peut-être servi à quelque chose si elle amène une réflexion aussi sereine que possible et une clarification des rapports entre loi, histoire et devoir de mémoire. Ci-dessous : l'éditorial du Monde suivi de deux articles publiés dans ce quotidien.

Éditorial : Loi et mémoire

Le Monde du 25 décembre 2005.

La querelle, qui rebondit depuis des mois, sur le traitement de la période coloniale dans les manuels d’histoire reposait sur l’idée que ces ouvrages donnaient une vision tronquée, voire orientée, de cette époque. C’est la justification officielle d’un amendement introduit par la droite – et voté par les députés de gauche présents dans l’Hémicycle – dans la loi du 23 février, exigeant que programmes et manuels « reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer ». Même si, sans le dire, les députés visaient avant tout l’électorat rapatrié, important dans les régions du Sud.

Le Monde a voulu savoir ce qu’il en était. Nous avons consulté les programmes et lu les neuf manuels scolaires disponibles. Or le reproche de la droite n’est pas plus fondé que celui, inverse, avancé par une partie de la gauche, qui accuse l’éducation nationale de faire le silence sur la réalité de la colonisation. Le sujet est bien au programme (en 4e, et en première ou terminale, selon les séries), et les manuels le traitent de façon sérieuse, équilibrée. S’il est vrai que les épisodes dramatiques liés à la décolonisation ont longtemps occulté, de fait, l’histoire de l’empire colonial lui-même, ce n’est plus le cas, même si l’on peut regretter que peu d’historiens travaillent sur ces sujets. Autrement dit, un article d’une loi publiée au Journal officiel de la République française repose, dans une large mesure, sur une mauvaise information, des procès d’intention ou une volonté d’imposer une « histoire officielle ».

Le système politique français se voit souvent reprocher sa propension à légiférer sans mesure. Il existe aussi des lois dites « de circonstance », créées pour régler un problème particulier, non pour traiter une question de portée générale, comme c’est la vocation de la loi. Le tout débouche sur une législation pléthorique, complexe, parfois impossible à appliquer. Avec l’article litigieux de la loi de février, une autre dérive apparaît. Non seulement les parlementaires sont sortis de leurs compétences pour mettre à mal l’indépendance des historiens, mais ils l’ont fait de la pire manière : en partant de préjugés et d’idées toutes faites, sans avoir cherché à juger sur pièces. Résultat ? Des déchirements inutiles, des emportements hors de propos, des querelles inutiles et malsaines. Au bout du compte, le monde politique n’a pas à être très fier de cet épisode.

Trois autres lois, d’une tout autre nature que celle du 23 février (la loi Gayssot réprimant la négation des crimes contre l’humanité, celle reconnaissant le génocide arménien, celle enfin reconnaissant l’esclavage), touchent, elles aussi, au domaine sensible de la mémoire, et suscitent toujours des polémiques. La querelle sur le traitement de la colonisation aura peut-être servi à quelque chose si elle amène une réflexion aussi sereine que possible et une clarification des rapports entre loi, histoire et devoir de mémoire.


Les points d’interrogation des manuels

par Philippe Bernard et Catherine Rollot

Les programmes et les manuels scolaires d’histoire ont bon dos. Les protagonistes du débat sur la colonisation leur reprochent tout et son contraire. Pour les députés de la majorité, qui ont adopté l’amendement à la loi du 23 février, exigeant des programmes de l’éducation nationale qu’ils « reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer », il était temps que les professeurs cessent de se battre la coulpe et transmettent « l’épopée de la plus grande France ». A gauche, il est de bon ton de dénoncer l’occultation par l’enseignement du phénomène colonial.

La consultation des récents programmes d’histoire des lycées et des manuels qui les illustrent tend à contredire ces deux préjugés. Non seulement la colonisation figure dans les programmes, mais elle occupe une partie non négligeable des livres et donc, en principe, des cours. Loin de transmettre une vision manichéenne de la conquête coloniale et de ses conséquences, les cours, leur iconographie et les textes qui les illustrent proposent un récit complexe où les réalités sont plus questionnées qu’assénées.

Récente, la franche introduction de l’histoire de la colonisation au menu des lycées et collèges ne doit rien à l’actualité. Ni la loi de février ni l’émergence récente des « indigènes de la République », liant au passé colonial les difficultés d’intégration des enfants d’immigrés, n’ont évidemment contribué à l’élaboration de programmes qui datent de 1998, pour les collèges, et de 2002, pour les lycées. L’historien Jean-Pierre Rioux, inspecteur général honoraire de l’éducation nationale, rappelle que ces textes ont été conçus pour présenter une histoire plus européenne et non pour répondre à telle ou telle demande de mémoire.

Evoqué en classe de 4e, le « phénomène colonial » est réellement étudié en première pour les séries littéraire (L) et économique (ES) depuis 2004 et en terminale scientifique (S) depuis la dernière rentrée de septembre. Sous le titre « L’Europe et le monde dominé : échanges, colonisations, confrontations », les élèves de première sont invités à « s’interroger sur les causes de l’expansion européenne et la diversité de ses formes (économiques, politiques, culturelles…) ». « Cette expansion, précise le programme, est un phénomène complexe : elle rencontre des résistances, elle nourrit des échanges et influe sur les cultures européennes. » Le contenu est comparable pour les terminales S, dont le programme prévoit de consacrer huit heures de cours aux chapitres « La colonisation et le système colonial », puis « La décolonisation et ses conséquences ».

Les neuf manuels qui se partagent le marché sont truffés de points d’interrogation. « Pourquoi coloniser ? », demande l’un d’eux (Hatier, première), confrontant un texte de Jules Ferry mêlant les justifications économiques et « civilisatrices » et l’article « colonies » du Grand Larousse posant « la supériorité de l’espèce blanche sur l’espèce noire ». « Assimilation ou association ? », « Mise en valeur ou exploitation économique ? », « Civilisation ou acculturation ? », interroge le Nathan de terminale. L’Europe, « sûre de la supériorité de sa culture, se lance avec bonne conscience dans les conquêtes coloniales, persuadée d’apporter la civilisation aux races qu’elle estime « inférieures » », explique le même ouvrage.

Abondamment illustrés de gravures de l’époque magnifiant l’épopée coloniale dont le caractère de propagande est censé sauter aux yeux des élèves, les manuels montrent à la fois l’importance des conquêtes pour la puissance européenne et les méthodes utilisées pour soumettre les indigènes. Les écrits d’auteurs aussi différents qu’André Gide, Albert Londres ou Mongo Beti soulignent la violence du travail forcé pour la construction des chemins de fer ou l’exploitation des ressources.

Les livres scolaires s’intéressent aussi au « choc des cultures », qui « bouleverse les sociétés indigènes » et fait découvrir « l’art nègre » à l’Europe. Le Nathan propose une double page sur les « zoos humains » du Jardin d’acclimatation. Certains évoquent l’oeuvre d’éducation « réservée à une petite élite » et « l’effort médical qui, en abaissant la mortalité, suscite la croissance démographique des colonies » (Hatier). Défilent les photos d’un missionnaire enseignant la lecture aux petits Africains, d’un gouverneur français coiffé d’un casque inspectant des planteurs de café, mais aussi la mosaïque d’une Afrique partagée entre Européens.

Les colons sont rarement représentés, sauf dans les pages sur l’Algérie. Mais le lien entre colonisation et décolonisation est clairement établi. C’est une nouveauté, car « la décolonisation était plus étudiée que la colonisation jusqu’au début des années 1990 », comme le rappelle Hubert Tison, président de l’Association des professeurs d’histoire et de géographie.

Depuis la fin des années 1950, en effet, l’actualité de la décolonisation, puis l’irruption dans les programmes de la seconde guerre mondiale avaient conduit à rayer l’étude du fait colonial. « Comme si les horreurs du XXe siècle s’étaient substituées à celles du XIXe« , remarque Jean-Pierre Rioux. Cet effacement contrastait avec l’enseignement donné sous la IIIe République, qui présentait la colonisation comme source de prospérité et de fierté nationale, rappelle Alain Choppin, chercheur à l’Institut national de recherche pédagogique.

L’actuel retour de la colonisation sous une forme moins héroïque n’est pourtant pas exempt de critiques. Auteur d’une thèse sur la construction du discours africaniste, l’historienne Marie-Albane de Suremain souligne la « cécité des manuels sur le point de vue des colonisés » et la présentation figée des colonisateurs et des colonisés. Elle souligne l’ambiguïté de l’iconographie tirée de la propagande coloniale, qui, sous couvert de dénonciation des stéréotypes, risque de les perpétuer et renforce en tout cas une vision européocentrée.

Un phénomène est totalement absent des manuels : le lien entre décolonisation et émigration. Il était, jusqu’à ces derniers mois, presque totalement ignoré par les historiens français.

Philippe Bernard et Catherine Rollot


Au Mali, des ouvrages prudents et mesurés

par Philippe Bernard à Bamako

 » Systématiquement explorée et conquise, [l’Afrique] fut soumise à l’exploitation économique de l’Europe, malgré une résistance farouche des Africains.  » N’était une insistance sur ce dernier point et une présentation nettement moins luxueuse, le manuel scolaire diffusé par le ministère malien de l’éducation pour la classe de 9e (comparable à la 3e française) ne diffère pas fondamentalement de ses équivalents français.

Déclinant « les différentes formes de l’impérialisme », il présente la géographie des conquêtes coloniales et l’histoire des « résistances aux Français et aux Anglais de 1860 à 1902 », sans occulter le fait que la pénétration des Européens fut facilitée par « le manque de cohésion et d’armement moderne, les rivalités ethniques et la politique du « diviser pour régner » ».

Le manuel malien est plus précis que les manuels français en expliquant que « le respect et la soumission aux Blancs devaient être de rigueur à tout moment », et en détaillant les sanctions prévues par le régime de l’indigénat : « travaux forcés, incarcération sans jugement ».

« Indirectement, admet le livre édité à Bamako, la colonisation a eu quelques conséquences positives : construction de routes, prospection minière, réalisation de cartes et réalisation de chemins de fer. »

Mais « la colonisation a eu surtout des conséquences néfastes », explique l’ouvrage, citant le délaissement des cultures vivrières au profit des « cultures d’exportation », et la mainmise des « capitalistes métropolitains » sur l’industrie extractive.

PEU DE MARGE DE MANOEUVRE

Quant à la politique de santé, elle visait à « conserver le capital humain pour pouvoir faire travailler et fructifier le capital argent », ajoute le manuel.

Enfin, la montée de l’individualisme aux dépens de « la solidarité familiale » est citée parmi les conséquences néfastes de la colonisation.

Les élèves maliens ont bien d’autres préoccupations que les controverses sur l’histoire coloniale. « La plupart de mes étudiants connaissent très peu l’histoire. Tout ce qu’ils veulent, c’est passer leur diplôme et quitter le pays, témoigne Balla Konaré, chargé de cours à la faculté de sciences juridiques de Bamako. Beaucoup de familles portent les séquelles de la colonisation mais ici, ni les politiques ni les médias ne s’emparent de la polémique française sur la colonisation qui met pourtant en cause notre droit à l’autodétermination. Paradoxalement, c’est Radio-France internationale qui nous renvoie le débat. »

L’universitaire insiste sur la « fierté de l’histoire nationale » mais aussi sur le peu de marge de manoeuvre de son pays : « Nos livres d’histoire sont subventionnés par la coopération française et les autorités ont très peur de critiquer la France, de compromettre nos rapports avec elle. »

Le Mali est aussi échaudé par l’exploitation nationaliste de l’histoire sous le régime de Moussa Traoré (1968-1991) qui persécuta notamment les intellectuels. Pour toutes ces raisons, explique M. Konaré, « l’Etat ignore son rôle dans la restitution de l’histoire, et la recherche sur la période coloniale est inexistante faute de financement ».

Mais le pays, insiste l’enseignant de Bamako, ne tire pas de l’histoire coloniale un sentiment d’hostilité à l’égard des Français. Modibo Kéita, premier président du Mali d’après l’indépendance, a joué un grand rôle dans cet apaisement des consciences. « Kéita distinguait le peuple français du colonisateur, assure M. Konaré : il nous a évité la haine. »

Philippe Bernard

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