Que reste-t-il à découvrir du régime de Vichy ? par Vincent Duclert
Depuis lundi, les archives policières et judiciaires du régime de Vichy sont ouvertes au public. Des documents qui portent notamment sur la répression perpétrée pendant la collaboration avec l’Allemagne nazie et l’épuration qui suivit la Libération.
- Dans quel contexte intervient cette volonté d’ouvrir à tous les archives policières de Vichy et de l’épuration ?
Les historiens spécialistes de la Seconde Guerre mondiale étaient très inquiets de la situation réservée à ces archives judiciaires et policières. En mai dernier, des historiens s’inquiétaient dans une pétition des blocages de l’administration sur le processus de dérogations individuelles pour consulter ces dossiers potentiellement sensibles. En pratique, à partir du moment où il y a des motivations et des garanties scientifiques, ces dérogations sont raisonnablement acceptées. Mais depuis plusieurs années, et particulièrement du fait des administrations du ministère de l’Intérieur, on observait des pratiques de blocage de ces dérogations. La pétition des historiens a été transmise au cabinet du président de la République. François Hollande s’est saisi très vite du dossier. D’ailleurs, si vous vous reportez à son dernier discours de la commémoration du 8 mai 1945, il se prononce pour cette ouverture, pour permettre à tous, historiens comme citoyens, un meilleur accès aux archives de la Seconde Guerre mondiale. L’arrêté du 24 décembre est un peu la conclusion de ce travail vertueux entre les historiens et l’autorité politique.
La grande question à laquelle l’accès à ces archives permettra de répondre, c’est de comprendre comment un Etat fondé sur des bases républicaines a pu basculer dans la tyrannie et l’antisémitisme organisé
- Cette ouverture des archives va-t-elle permettre de faire la lumière sur certains pans du régime de Vichy ?
D’abord, la vérité ne réside pas automatiquement dans les archives. Un document d’archive n’est intéressant que si on le remet dans son contexte, que l’on s’interroge aussi sur la manière dont les archives ont été constituées. Un vrai travail d’archives implique de confronter les documents, notamment, ici, avec celles d’Allemagne. Il faut sortir de l’idée que tout d’un coup des vérités vont émerger. En revanche, la grande question à laquelle l’accès à ces archives permettra de répondre, c’est de comprendre comment un Etat fondé sur des bases républicaines a pu basculer dans la tyrannie et l’antisémitisme organisé. Pour y répondre, il faut s’approcher des pratiques ordinaires, quotidiennes, des fonctionnaires qui ne s’interrogent pas sur la légitimité des ordres qu’ils reçoivent, et qu’ils appliquent sans se poser de question. C’est une interrogation absolument essentielle à comprendre, de manière à pouvoir mettre des garde-fous.
- C’est, à vos yeux, la principale zone d’ombre ?
Oui, et elle est immense ! Les historiens, et avec eux la nation, doivent répondre à la question de savoir pourquoi autant de fonctionnaires, de magistrats, ont appliqué sans aucun état d’âme, sans aucune interrogation, des ordres contraires à toute l’histoire de la fonction publique française. Les enseignements du procès de Maurice Papon sont sur ce point très important. Maurice Papon a été un fonctionnaire extrêmement zélé à la préfecture de Gironde. Or c’est bien l’absence de dimension critique et intellectuelle de ces agents de l’Etat qui pose problème. Maintenant, il faut aussi souligner qu’il y a aussi eu des fonctionnaires résistants, qui ont averti par exemple des familles juives lorsqu’elles allaient être arrêtées, ou des haut-fonctionnaires résistants qui ont noyauté l’Etat de Vichy, ou encore ces serviteurs de l’Etat partis à Londres bâtir les administrations de la France libre. On peut se reporter, respectivement, aux travaux de Marc Olivier Baruch, d’Alain Bancaud et de Jean-Louis Crémieux-Brilhac.
Reconnaître la part de responsabilité de ces administrations de 1940-1944 n’est pas une question de repentance, mais de respect de la vérité historique.
- Comment expliquez-vous les blocages institutionnels aux archives de l’Etat ?
D’abord, l’Etat est resté méfiant à l’égard de la communicabilité des archives. Les différents décrets ou lois visant à en ouvrir l’accès se sont toujours heurtés à la mauvaise volonté globale de l’Etat. C’est une habitude de rétention des documents publics qui remonte à l’Ancien Régime. Les administrations estiment notamment que leur accès par un historien, par un citoyen, voire même par la justice, est préjudiciable à la bonne marche des institutions. Se pose historiquement la question, que nous avons étudiée avec Marc-Olivier Baruch, de la démocratisation de l’Etat en France. Lors de l’affaire Dreyfus, par exemple, la Cour de cassation a dû faire preuve d’une forte autorité pour obtenir les archives de la justice militaire. C’est une constante historique, en dépit d’un cadre réglementaire de plus en plus contraignant, comme avec la loi Cada facilitant l’accès des citoyens aux documents administratifs, qui ordonne aux administrations d’autoriser la communication de leurs archives. Mais les décisions de la Cada ne sont pas toujours suivies d’effet.
Ensuite, les archives du ministère de l’Intérieur, la Préfecture de police (PP) particulièrement, se sont longtemps situées dans une zone grise du droit, avec une législation particulière pour la PP, renforçant le sentiment de propriété. Enfin, la troisième raison qui explique cette réticence à communiquer les archives, c’est que celles-ci, pour la période contemporaine notamment, renvoient à des périodes extrêmement sombres de l’histoire française. Avec l’idée que certaines administrations pourraient être mises en cause et que cette mise en cause retomberait sur les services actuels. Reconnaître la part de responsabilité de ces administrations de 1940-1944 dans des événements aussi tragiques que sont, par exemple, la répression des résistants et l’arrestation et la déportation des juifs de France n’est pas une question de repentance, mais de respect de la vérité historique, du travail des chercheurs et de l’honneur national. A cet égard, le discours du Vel’ d’Hiv’ du président Jacques Chirac le 16 juillet 1995 a fixé le cadre de ce devoir d’histoire, en reconnaissant pour la Solution finale nazie que « la folie criminelle de l’occupant a été secondée par des Français, par l’État français ».