Le Maitron est en ligne
Le mythique dictionnaire biographique du mouvement ouvrier et du mouvement social fondé par Jean Maitron, continué par une nombreuse équipe animée par Claude Pennetier puis Paul Boulland, codirecteurs du Maitron, est, depuis décembre 2018, accessible gratuitement en ligne. Il reprend, parfois dans une version enrichie et avec de l’iconographie, la totalité des 187 266 notices publiées dans l’ensemble des éditions du Maitron, y compris les volumes spécialisés et les cédéroms publiés par les Éditions de l’Atelier. Un moteur de « recherche avancée » permet des recherches ciblées, avec la possibilité de croiser des informations. Les notices « À la Une » sont en libre accès.
Il est accessible par internet dans divers établissements d’enseignements et de recherches, en France et à l’étranger, et dans certaines bibliothèques publiques. Voir la liste.
La rubrique « Dictionnaires » reprend l’ensemble des éditions spécialisées du Maitron récemment réalisées ou en cours de réalisation ou de réactualisation. Parmi elles, les dictionnaires biographiques du mouvement ouvrier au Maghreb, qui sont en cours de chargement, en particulier le Dictionnaire Algérie, dirigé par Eené Gallissot, qui comporte plus de 5 500 notices, et le Dictionnaire biographique des mobilisations et contestations africaines.
Nous publions ici, à titre d’exemple, la notice sur Maurice Audin rédigée par René Gallissot.
AUDIN Maurice (extrait du Dictionnaire Algérie )
Né le 14 février 1932 à Béja (Tunisie), assassiné après tortures par les parachutistes français le 21 juin 1957 ; arrivé en famille à Alger en 1940 ; étudiant communiste de la Faculté d’Alger adhérant au PCA en 1951 ; depuis 1953, assistant à la Faculté des sciences en préparant une thèse de doctorat de mathématiques soutenue in absentia par suite de sa disparition après arrestation par les parachutistes français le 11 juin 1957 en pleine « Bataille d’Alger » ; la contre-enquête de l’historien Pierre Vidal-Naquet (L’Affaire Audin), appuyée par le Comité Audin, dénonçant le mensonge de l’évasion ; le procès et la reconnaissance de la vérité restant sans aboutissement du fait de l’amnistie des crimes « liés aux événements d’Algérie » ; après son exécution sur ordre du général Massu, le plus vraisemblablement, cadavre jeté dans une fosse à une vingtaine de kms d’Alger ; responsabilité de l’État reconnue en septembre 2018.
La famille suit les déplacements du père qui est gendarme en service dans le Protectorat de Tunisie où Maurice Audin est né en 1932, puis passe par Bayonne en France avant l’installation à Alger en 1940, le père étant démobilisé. Né à Lyon en 1900, celui-ci avait fait divers petits métiers à Lyon et à Paris, avant de s’engager dans l’armée le jour de ses dix-huit ans. Il est envoyé au Maroc pendant la guerre du Rif avant d’être affecté en Algérie. C’est lors de ce casernement dans l’Algérois, qu’il rencontre et épouse Alphonsine Fort, née près de Koléa au bord de la Mitidja dans une famille à la vie difficile de très petits colons, proche de celle des ouvriers agricoles. Veuve, la mère a élevé plusieurs enfants ; très jeune, Alphonsine avait été placée comme fille de service dans des familles de colons. Après leur mariage, le père officie comme garde forestier en Kabylie. Il tente un retour à Lyon en devenant ouvrier avant d’être réduit au chômage dans la crise de 1929-1930. Il se réengage alors dans la gendarmerie et est envoyé en Tunisie. C’est donc après quinze ans d’armée qu’il revient avec sa famille en 1940 à Alger. Il présente le concours des Postes et reste postier à Alger jusqu’à sa retraite en 1962.
Après être passé par plusieurs écoles primaires, Maurice Audin entre au Lycée Gautier d’Alger à la rentrée d’octobre 1942. Le débarquement allié du 8 novembre 1942 perturbe un temps la scolarisation en faisant servir le lycée à l’hébergement de troupes. Au bénéfice d’être fils de gendarme, Maurice Audin entre à l’école des enfants de troupes qui se trouve alors à Hammam Righa dans le haut Chélif et où on est interne sous uniforme et règlement militaire. Il y suit la scolarité jusqu’au brevet à la fin de la 3e et passe ensuite à l’École militaire qui fait fonction de lycée à Autun en France, entre Bourgogne et Massif Central. Après son succès à la première partie du baccalauréat, Maurice Audin obtient de ses parents le rachat du prix de ses études auprès de l’armée pour retrouver Alger et le Lycée Gautier en classe de Math-élém. ; il réussit la seconde partie du baccalauréat.
En 1949, il entre à la faculté des sciences d’Alger pour suivre des études de mathématiques : licence, diplôme d’études supérieures. Il se distingue et est ainsi appelé à partir du 1er février 1953 comme assistant à la Faculté par le professeur René de Possel qui le prend en thèse sous sa direction et le met en contact avec son patron de Paris, le grand mathématicien Laurent Schwartz*. Maurice Audin vient de se marier avec Josette Sempé le 24 janvier 1953 ; ils auront bientôt trois enfants : Michèle née le 3 janvier 1954, et pendant la guerre, Louis né le 18 octobre 1955 et en pleine montée de la « Bataille d’Alger », Pierre né le 28 avril 1957. Josette Audin a pris un poste d’adjointe d’enseignement.
Les jeunes gens se sont rencontrés tant sur les bancs de la Faculté des sciences qu’aux réunions de la cellule des étudiants communistes de l’Université. Josette Sempé est née dans une famille de petits fonctionnaires installée en Algérie depuis trois générations ; elle est membre du PCA depuis 1950 et Maurice Audin adhère en 1951. Dans ces années de guerre froide, ils participent en commun à la campagne communiste au nom du Mouvement de la paix contre le réarmement de l’Allemagne que les nationalistes algériens ont du mal à prendre pour prioritaire, et à celles contre l’intervention américaine en Corée et contre la guerre coloniale française d’Indochine.
Les discussions portent sur l’avenir de l’Algérie réunissant les anticolonialistes de toutes origines et appartenances, « européens », « juifs » et « musulmans ». C’est l’époque des oppositions entre étudiants communistes et nationalistes, et parmi les étudiants qui se réclament du MTLD en crise, sur le M de Musulmans dans la constitution de l’Union Générale des Étudiants Musulmans d’Algérie ou d’une Union nationale des étudiants algériens (voir au nom de Mohammed Harbi*). Par anticolonialisme et par adhésion à l’indépendance d’une Algérie algérienne, ils se trouvent entraînés avec la part active du PCA dans le soutien du mouvement de libération, quelles que soient les réserves vis-à-vis du FLN qui tient les communistes en marge (voir aux noms des dirigeants clandestins Bachir Hadj Ali* et Sadek Hadjerès*). Depuis septembre 1955, le PCA est interdit et les communistes les plus notoires repérés, voués à la clandestinité.
Dans leur « Bataille d’Alger », les parachutistes du général Massu, qui a reçu les pleins pouvoirs de police, sont à la recherche des responsables communistes Paul Caballero* et André Moine*. Après l’arrestation de Georges Hadjadj*, médecin communiste qui a soigné Paul Caballero accueilli un temps au domicile de la jeune famille Audin. Le 11 juin 1957 à onze heures du soir, une expédition d’une dizaine de parachutistes arrête Maurice Audin, ou plutôt l’enlève, et le conduit aussitôt dans cet immeuble d’El Biar qui sert aux interrogatoires sous tortures. Le lendemain, 12 juin, ils arrêtent Henri Alleg* qui arrivait à l’appartement. Il est emmené également à ce centre de tri d’El Biar. Dans son témoignage La Question publié en février 1958, Henri Alleg dit comment avoir été mis en face de Maurice Audin ; « c’est dur, Henri » sont ses derniers mots connus. Impossible de savoir ce qui est advenu de Maurice Audin jusqu’au 1er juillet 1957. Le colonel Trinquier annonce alors à Josette Audin, qu’il s’est évadé, ce qui signifie sa disparition du fait de l’armée française, ou plus exactement sa mort après torture.
Une plainte contre X pour homicide volontaire est déposée à Alger ; sans résultats. Mieux même, le 31 janvier 1959, une ordonnance de mise en jugement pour « reconstitution de ligue dissoute et atteinte à la sûreté de l’État » est prononcée contre un certain nombre de communistes dont Henri Alleg*, condamné à dix ans de prison, et Maurice Audin.
Va-t-on juger un mort ? À Paris, L’Express publie une caricature du dessinateur Tim : « Accusé Audin, levez-vous ». Le cas Audin sera disjoint.
Dès juillet 1957, Josette Audin multiplie les appels. Le Monde publie une de ses lettres le 13 août 1957. Une pétition universitaire est lancée par les jeunes assistants de la Sorbonne, Michel Crouzet* et Luc Montagnier, membres de la cellule communiste de la Sorbonne. La campagne contre la torture s’élève en France en prenant pour exemple l’Affaire Audin. Laurent Schwartz organise la soutenance de thèse à la Sorbonne le 2 décembre 1957 (mention très honorable) ; à la mort du doyen honoraire de la Faculté des sciences Albert Chatelet, il lui succède à la présidence du Comité Audin ; il créera en 1960 un prix Maurice Audin de recherche en mathématiques. Les professeurs Jean Dresch* et Henri-Irénée Marrou sont les vice-présidents du Comité dont les animateurs sont Michel Crouzet*, secrétaire général, Luc Montagnier, trésorier, le jeune historien Pierre Vidal-Naquet qui réunit les informations et témoignages, reconstitue les faits autant que faire se peut et manifeste le travestissement de l’assassinat en évasion. Il publie en 1958 aux Éditions de Minuit L’Affaire Audin.
Bien que les instructions du PCF soient de tirer la mobilisation sous l’égide du Mouvement de la paix — et sur commande hiérarchique, Michel Crouzet* est exclu de la cellule Sorbonne-Lettres à la fin de 1958 pour ses critiques de la direction du PCF — le Comité Maurice Audin amplifie la campagne de dénonciation des crimes et mensonges d’État en Algérie. Il soutient un long procès en diffamation contre le journal La Voix du Nord qui mettait en cause l’honnêteté de ses investigations. Il contribue à la publication des cahiers Témoignages et documents à partir de 1959 et de l’hebdomadaire Vérité – Liberté à partir de mai 1960.
Saisie par Edmond Michelet, Garde des sceaux du gouvernement du général de Gaulle, la chambre criminelle de la Cour de cassation décide le 11 avril 1959, le transfert de l’instruction au tribunal de Rennes ; ironie, c’est au tribunal militaire de Rennes qu’en 1899, justice n’avait pas été rendue au capitaine Dreyfus. L’instruction est lente car les militaires se défilent ou viennent à reculons. Il apparaît possible à Pierre Vidal-Naquet de dresser un récit de l’exécution en se fondant sur les auditions de Paul Teitgen, au moment des faits secrétaire général de la police à Alger, et de Jean Builles, le Commissaire central de la ville d’Alger qui rapporte les informations des officiers de police : « L’évasion d’Audin n’avait été qu’un simulacre…, il était mort le 21 juin (1957) au cours d’un nouvel interrogatoire et inhumé dans la citadelle de Fort-L’empereur. »… « Dans un accès de colère motivé par ses réticences », il avait été étranglé par le lieutenant qui conduisait les séances de tortures. Au nom du Comité Audin, Pierre Vidal-Naquet rend publique cette version dans un article : « La mort de Maurice Audin » (Libération, 3 décembre 1959).
Au début de juin 1961, les avocats de Josette Audin requièrent de nouvelles mesures d’instruction ; en vain car le juge joue la montre. Une ordonnance de non-lieu est prononcée le 20 avril 1962 au titre du décret d’amnistie du 22 mars 1962, préconisée par les Accords d’Évian, pour les faits concernant « les opérations de maintien de l’ordre en Algérie ». L’appel est rejeté ; la loi d’amnistie du 18 juin 1966 stipule une application qui touche directement l’Affaire Audin, en incluant spécifiquement les infractions « commises dans le cadre d’opérations de police administrative ou judiciaire » dirigées contre l’insurrection algérienne. C’est après l’indépendance de l’Algérie, le 1er juin 1963, que le tribunal de grande instance d’Alger établit l’acte de décès de Maurice Audin.
En France, si plusieurs cellules communistes se donnèrent le nom de cellule Maurice Audin, les autorités publiques veillaient à proscrire sa mémoire. Le préfet de l’Isère s’oppose dès 1962 à ce que la municipalité d’Échirolles donne à une rue de la ville aux portes de Grenoble, le nom de Maurice Audin. La même interdiction tombe encore quinze mois plus tard sur la municipalité de Romilly-sur-Seine, ville historique du mouvement ouvrier. En mars 1968, un triple recours de Josette Audin est rejeté, car les délais étaient dépassés, Maurice Audin étant déclaré légalement mort depuis le 1er juin 1963. Au contentieux, le 11 janvier 1978, le Conseil d’État lève la prescription mais déclare l’incompétence du tribunal.
En Algérie, le 4 juillet 1963, au lendemain de l’anniversaire de l’indépendance, Josette Audin recevait la citoyenneté algérienne. Le nom de Maurice Audin est donné à une place du centre actif d’Alger qui est un point crucial de circulation et de lignes d’autobus et de taxis (et maintenant le métro), aussi ce nom d’Audin est-il resté très courant. Josette Audin et ses enfants ont quitté l’Algérie en juin 1966 pour s’installer dans la région parisienne ; c’était un an après le coup d’état militaire. Après « les émeutes d’octobre 1988 », le ministère algérien des anciens moudjahiddines informait Josette Audin que la Commission nationale de contrôle avait reconnu Maurice Audin comme membre, pendant la guerre, de l’Organisation civile du Front de libération nationale. Maurice Audin est un chahid (martyr) mort pour l’Algérie.
Sous la présidence de François Mitterrand, la loi du 3 décembre 1982 élargit l’amnistie aux actions de l’OAS et rétablit les anciens insurgés dans leurs droits. À l’initiative de Robert Badinter, devenu Garde des sceaux, en novembre 1983, Josette Audin et ses trois enfants recevront une indemnité ; Josette Audin avait été faite chevalier de la Légion d’honneur en juillet 1983. En 2000, dans le retour d’attention à l’exercice de la torture en Algérie, une nouvelle plainte est déposée pour séquestration et crime contre l’humanité, sans plus de résultat. Le 26 mai 2004 le maire de Paris, Bertrand Delanoë a inauguré dans le Ve arrondissement, une place Maurice Audin.
Tout en faisant état de ses ordres et directives dans l’exercice de la torture et la pratique d’exécutions pleinement extrajudiciaires puisque les assassinats étaient directement réalisés par ses subordonnés, le général Aussaresses se retenait de se prononcer sur la responsabilité de la décision de tuer Maurice Audin, dans des déclarations publiques et dans son livre Services spéciaux, Perrin, Paris 2001. Les entretiens très suivis avec Paul Aussaresses, conduits par Jean-Charles Deniau publiés sous le titre : La vérité sur la mort de Maurice Audin, Editions des Équateurs, 2014, aboutissent à la reconnaissance de l’exécution de Maurice Audin sur ordre du général Massu en connivence avec le ministre-résidant Robert Lacoste au Gouvernement général de l’Algérie, relayé par le commandant Aussaresses ; l’exécution est effectuée par le sous-lieutenant et les sous-officiers à son service. La date de l’exécution reste celle du vendredi 21 juin 1957 donnée par P. Vidal-Naquet ; mais plus vraisemblablement, Maurice Audin, emmené en jeep, a été « poignardé à l’endroit où il a été enterré », une fosse près de Sidi Moussa à une vingtaine de kms d’Alger, aux abords de la Mitidja.
Dans son aveu final, Paul Aussaresses reconnaît que les versions précédemment avancées (évasion et étranglement par le lieutenant Charbonnier) et que son long silence et ses tergiversations avaient pour fonction de ne pas « compromettre le général Massu ». Après la publication du livre de Paul Aussaresses, Services spéciaux, le général Massu ne lui avait-il pas écrit : « Vous avez brisé les frontières de la discrétion et compromis ainsi vos frères d’armes ».
SOURCES :
– H. Alleg, La Question. Éditions de minuit, Paris, 1958. La guerre d’Algérie (en collaboration avec P. Haudiquet, J. de Bonis, H. J. Douzon, J. Freire, G. Alleg), 3 volumes, Temps actuels, 1981.
– P. Vidal-Naquet, L’Affaire Audin, Éditions de minuit, Paris, 1958, réédition 1989, et La Raison d’État. Éditions de minuit, 1962 ; La torture dans la République. Éditions de Minuit, 1972 ; Les crimes de l’armée française, Maspero, Paris, 1975 ; Face à la raison d’État, La Découverte, Paris, 1989.
– S. Thénault, Une drôle de justice. Les magistrats dans la guerre d’Algérie, La Découverte, Paris, 2001.
– Correspondance de Josette Audin à René Gallissot, octobre 2003.
– Le Monde, 7 juin 1960, témoignage de Georges Hadjadj.
– Le Monde 2, 20 juin 2009, entretien avec Josette Audin, dossier Maurice Audin.
– Jean-Charles Deniau, La vérité sur la mort de Maurice Audin, Éditions des Équateurs, 2014.
– Michèle Audin, Une vie brève, Gallimard, 2013.