Des deux côtés de la Méditerranée, la mémoire française et la mémoire algérienne resteront hantées par les horreurs qui ont marqué la guerre d’Algérie tant que la vérité n’aura pas été dite et reconnue.
Ce travail de mémoire appartient à chacun des deux peuples et aux communautés, de quelle qu’origine que ce soit, qui ont cruellement souffert de cette tragédie dont les autorités françaises portent la responsabilité essentielle en raison de leur obstination à refuser aux Algériens leur émancipation.
Aujourd’hui, il est possible de promouvoir une démarche de vérité qui ne laisse rien dans l’ombre. En France, le nouveau témoignage d’une Algérienne, publié dans la presse, qui met en accusation la torture, ne peut rester sans suite ni sanction. Le silence officiel serait ajouter au crime de l’époque une faute d’aujourd’hui. En Algérie, se dessine la mise en cause de pratiques condamnables datant de la guerre et surtout lui ayant survécu commises au nom de situations où » tout serait permis « . Il reste que la torture, mal absolu, pratiquée de façon systématique par une » armée de la République » et couverte en haut lieu à Paris, a été le fruit empoisonné de la colonisation et de la guerre, l’expression de la volonté du dominateur de réduire par tous les moyens la résistance du dominé.
Avec cette mise à jour il ne s’agit pas seulement de vérité historique, mais aussi de l’avenir des générations issues des diverses communautés qui vivent avec ce poids, cette culpabilité et ce non-dit.
Pour nous, citoyens français auxquels importe le destin partagé des deux peuples et le sens universel de la justice, pour nous qui avons combattu la torture sans être aveugles aux autres pratiques, il revient à la France, eu égard à ses responsabilités, de condamner la torture qui a été entreprise en son nom durant la guerre d’Algérie. Il en va du devoir de mémoire auquel la France se dit justement attachée et qui ne devrait connaître aucune discrimination d’époque et de lieu.
Dans cet esprit, et dans cet esprit seulement, tourné vers un rapprochement des personnes et des communautés et non vers l’exacerbation de leurs antagonismes, nous demandons à Monsieur Jacques Chirac, président de la République et, à Monsieur Lionel Jospin, premier ministre, de condamner ces pratiques par une déclaration publique. Et, nous invitons les témoins, les citoyens à s’exprimer sur cette question qui met en jeu leur humanité.
Josette Audin, épouse de Maurice Audin assassiné par ses tortionnaires ;
Simone de Bollardière, veuve du général Pâris de Bollardière, opposé à la torture et condamné à deux mois de forteresse ;
Nicole Dreyfus, avocate de Baya Hocine et Djohor Akrou ;
Noël Favrelière, rappelé, déserteur ;
Gisèle Halimi, avocate de Djamila Boupacha ;
Alban Liechti, rappelé, insoumis ;
Madeleine Rebérioux, historienne. secrétaire du Comité Audin ;
Laurent Schwartz, mathématicien, président du comité Audin ;
Germaine Tillion, ethnographe, résistante, auteur de l’Afrique bascule vers l’avenir ;
Jean-Pierre Vernant, historien, résistant ;
Pierre Vidal-Naquet, historien, auteur de la Torture dans la République.
Nouvel appel des mêmes signataires, le 16 mai 2001
Dans notre appel du 31 octobre 2000, nous demandions que toute la vérité soit dite sur la torture, ce mal absolu, pratiquée par une armée de la République, pendant la guerre d’Algérie. De très nombreux témoignages, venus de tous les horizons, en particulier d’anciens soldats, mais aussi celui d’un général revendiquant la torture, les exécutions sommaires et leur ampleur, l’émotion soulevée, et le débat qui n’a plus cessé, font que la réponse à cette demande est désormais attendue par le pays.
Notre requête, à ce stade, porte sur des points précis :
– 1. Il est urgent que la condamnation de la responsabilité des gouvernants d’alors intervienne sous forme d’une déclaration officielle des plus hautes autorités. Sans cela, demeure une équivoque sur la raison d’État dont se recommandent toujours les tortionnaires.
– 2. La vérité sur les faits doit être établie avec rigueur. Les pouvoirs publics ont à charge d’en susciter les moyens, notamment grâce au concours des historiens, avec l’ouverture publique des archives, des témoins, des victimes, des élus.
– 3. L’enseignement de la guerre d’Algérie appelle une mise à jour en particulier concernant la colonisation. Il doit répondre à l’intérêt qui se manifeste aujourd’hui dans la jeunesse.
– 4. Grâce à ce travail de vérité, grâce à la prise de conscience du crime qu’est la torture, la France en condamnant solennellement les actes incriminés, donnerait un exemple salutaire. Cela ne pourrait, par ailleurs, que favoriser l’accès à la connaissance du côté algérien et la réconciliation des deux peuples.
– 5. Nous souhaitons vivement enfin qu’une délégation des Douze puisse être reçue le plus rapidement possible par le président de la République ainsi que par le premier ministre afin de procéder à un échange de vue sur ces propositions.