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Édition du 15 septembre au 1er octobre 2024

L’ampleur du racisme systémique en France
et son déni officiel

Au lendemain du meurtre de Nahel M. par un policier le 27 juin 2023 et des violentes révoltes qu'il a provoquées, le gouvernement français refuse de s'attaquer aux causes réelles de la crise. Celles-ci sont pourtant documentées et analysées depuis longtemps par nombre de chercheurs et aussi pointées par divers organismes internationaux. On lira ici deux tribunes, du démographe Patrick Simon et du sociologue Hicham Benaïssa, publiées respectivement dans Libération et dans Le Monde. Toutes deux reviennent sur l'ampleur du racisme systémique en France depuis la fin de l'époque coloniale, tout particulièrement dans la police, et dénoncent un déni officiel pire encore que celui qui avait prévalu après les révoltes de 2005, qui aggrave la situation et prépare de nouvelles explosions.

Pas de racisme systémique en France, vraiment ? par Patrick Simon



Pubié par Libération le 13 juillet 2023.
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Réunion de la Cellule interministérielle de crise avec Emmanuel Macron, Elisabeth Borne et Gérald Darmanin le 30 juin, après trois nuits d'émeutes à la suite de la mort de Nahel à Nanterre. (Yves Herman/AFP)
Réunion de la Cellule interministérielle de crise avec Emmanuel Macron, Elisabeth Borne et Gérald Darmanin le 30 juin, après trois nuits d’émeutes à la suite de la mort de Nahel à Nanterre. (Yves Herman/AFP)

La récurrence de violences diverses impliquant tout particulièrement, mais pas seulement, des jeunes racisés appelle une autre interprétation que la succession d’actes individuels isolés, alerte le démographe, directeur de recherche à l’unité Migrations internationales et minorités de l’Ined.

Réagissant le 8 juillet à un communiqué du Comité pour l’élimination de la discrimination raciale de l’ONU enjoignant la France à adopter des mesures plus effectives contre le profilage racial et l’usage excessif de la force par la police, le ministère des Affaires étrangères s’insurge et répète ce qui tient lieu de mantra politique dès que les violences policières sont en cause : «Toute accusation de racisme ou de discrimination systémique par les forces de l’ordre en France est infondée.» Infondée, vraiment ?

La notion de racisme systémique est devenue un chiffon rouge dès que les discriminations ethno-raciales sont en cause, et singulièrement lorsque des institutions sont concernées. Si certaines violences policières font l’objet d’une dénonciation publique par le Président ou le ministre de l’Intérieur, comme dans le cas de l’agression du producteur de rap Michel Zecler par trois policiers en novembre 2020 ou après la mort de Nahel tué par un policier lors d’un contrôle routier le 27 juin, la reconnaissance s’arrête à pointer les comportements individuels.

Les thèses des pommes pourries ou du défaut de formation, de la pression psychologique et des conditions de travail des forces de police tiennent lieu d’explication. Rien sur le cadre de fonctionnement institutionnel qui rend possible la multiplication des morts violentes et des violences diverses impliquant tout particulièrement, mais pas seulement, des jeunes hommes racisés. La récurrence des situations appelle pourtant une autre interprétation que la succession d’actes individuels isolés.

Le Président incrimine la responsabilité parentale

La comparaison entre les émeutes de 2005 et de 2023 s’est imposée à tous les commentateurs et commentatrices. Si les séquences se rapprochent en de nombreux points, elles diffèrent cependant par le cadrage adopté par les autorités politiques. En 2005, le président Jacques Chirac voyait dans les émeutes une faillite du modèle d’intégration et offrait une sorte de mea culpa : «Nous ne construirons rien de durable sans combattre ce poison pour la société que sont les discriminations. Nous ne construirons rien de durable si nous ne reconnaissons pas et n’assumons pas la diversité de la société française.»

Rien de tel en 2023 : la parole présidentielle incrimine la responsabilité parentale, les réseaux sociaux et les jeux vidéo pour expliquer les émeutes. Si la loi égalité des chances votée en mars 2006 comportait très peu de mesures contre les discriminations et initiait déjà un «contrat de responsabilité parentale» pour tenir à l’avenir les jeunes émeutiers, à tout le moins le diagnostic était sans appel : les discriminations détruisent la cohésion sociale et obèrent les perspectives de mobilité sociale des descendants des immigrations post-coloniales. Depuis rien ou si peu n’a changé.

Une réalité épaisse de la société française

Les premiers travaux qui mettent en lumière les discriminations ethno-raciales à la fin des années 80 montrent que les Marches pour «l’égalité» de 1983 et de 1984 dénonçaient une réalité épaisse de la société française : un racisme endémique qui s’est incrusté dans les pratiques institutionnelles et le fonctionnement ordinaire des marchés du travail et du logement. Invisible dans ses expressions publiques, ce racisme se manifeste dans des désavantages et des pénalités associées à l’origine – non européenne – et à la couleur de la peau, et de plus en plus à la religion musulmane. Déjà en 1992, une enquête de l’Ined montrait que les enfants des Algériens diplômés du supérieur connaissaient des niveaux de chômage bien supérieur à ceux des enfants de Portugais ou d’Espagnols, et plus encore de ceux des Français sur deux générations.

Revenant sur les trajectoires professionnelles des immigrés du Maghreb, l’enquête montrait également une très faible progression en trente ans de carrière, retrouvant ce qu’Andrée Michel observait dans les années 50 : les Algériens étaient alors recrutés au plus bas de la grille salariale, en dessous de leur niveau de formation, dans une gestion ethno-raciale de la main-d’œuvre que confirment les travaux de Laure Pitti sur la Régie Renault.

Les enquêtes «Trajectoires et Origines» de l’Ined et l’Insee sur lesquelles j’ai travaillé enregistrent des résultats similaires en 2008 et en 2020 : surchômage des descendants d’immigrés du Maghreb, d’Afrique subsaharienne ou de Turquie et déclassements professionnels plus fréquents. Plusieurs comparaisons internationales des nombreux testings à l’embauche (l’envoi de CV ne différant que par l’origine ou le sexe du candidat) réalisés en Europe et aux Etats-Unis apportent une très mauvaise nouvelle : la France est le pays où la discrimination est la plus forte, notamment par rapport à l’Allemagne, à la Grande-Bretagne ou les Pays-Bas.

Pire encore, les Afro-descendants sont plus discriminés en France que les Afro-Américains aux Etats-Unis, a montré une étude sociologique américaine de 2019. Ces résultats consolidés concernant le marché du travail entrent en résonance avec l’observation d’une permanence des ségrégations ethno-raciales urbaines dans les vingt dernières années, des trajectoires scolaires où l’origine se combine à la classe sociale pour dessiner des orientations défavorables, des inégalités d’accès et de traitement par le système de santé que la crise du Covid-19 a mis en lumière. Tous les domaines de la société sont touchés, et les institutions publiques ne font pas vraiment mieux que le marché privé.

Des générations d’immigrés ont occupé des emplois subalternes

Reprenons la chronologie : les générations d’immigrés venus dans les années 50 et 60 ont occupé les emplois subalternes de la production et ils y ont été confinés jusqu’à la restructuration industrielle. Ils et elles sont désormais plus représenté·e·s dans les emplois d’exécution dans les secteurs de la restauration et hôtellerie, la construction et les services à la personne. Leurs enfants nés dans les années 70 et 80 ont été très tôt confrontés à une structure ségrégative qui les a empêchés de bénéficier à plein de l’élévation de leur capital scolaire.

La demande d’égalité exprimée lors des Marches de 1983 et de 1984 n’a pas été prise en charge à la hauteur des besoins, la politique de la ville qui devait tenir lieu de «Affirmative Action» à la française n’était pas capable de résoudre les discriminations et ne l’a pas fait. Entre-temps le face-à-face avec la police s’est durci dans les quartiers populaires.

L’instauration d’une citoyenneté de seconde zone est attestée par les enquêtes Trajectoires et Origines et de nombreuses monographies : alors que l’appartenance nationale ne fait pas défaut chez les jeunes racisé·e·s, ils et elles savent qu’ils et elles ne sont pas reconnu·e·s comme des Français à part entière 1. Stigmatisés pour ce qu’ils et elles semblent être et illégitimes dans leur participation à la société, leurs propres enfants nés dans les années 2000 trouvent une société qui leur donne la même place. Cela fait trois générations qui font face aux structures invisibles du désavantage et du traitement discriminatoire, dont on parle beaucoup mais qu’on se refuse à voir là où il se manifeste. L’espoir que cela se dénouera à la génération suivante tient lieu de politique depuis les années 80. Combien de générations faut-il pour admettre l’existence d’une structure d’inégalités ethno-raciales ?

La grande différence entre les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et la France ne tient ni à leurs histoires du racisme inscrites dans l’esclavage et le colonialisme ni à son intensité et à ses manifestations qui ont leurs singularités. Non, la différence capitale tient dans la reconnaissance de la responsabilité des institutions dans la production du racisme et des discriminations. Les politiques de lutte contre les discriminations aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne partent du principe qu’il existe une structure discriminatoire dans la société et que l’Etat et ses institutions sont comptables de sa transformation.

Dans le cas français, la fiction d’un Etat vertueux depuis la Libération et la décolonisation renvoie le racisme à des comportements individuels qu’il faut sanctionner. Là où le mouvement féministe a réussi à convaincre de l’existence des structures profondes des inégalités de genre – le patriarcat –, le mouvement antiraciste s’est heurté à un puissant déni du caractère structurel du racisme. Cet aveuglement volontaire assure – directement par la multiplication des biais dans les procédures et indirectement par l’inaction pour les corriger – le maintien des discriminations et conforte les violences raciales, y compris lorsqu’elles viennent des forces de l’ordre comme la mort de Nahel et de ceux qui l’ont précédé nous le rappelle douloureusement.


Hicham Benaissa : « La mort de Nahel M.
s’inscrit dans la continuité historiquedes crimes racistes
commis à l’encontre des Noirs et des Arabes de ce pays »


Publié par Le Monde le 15 juillet 2023.
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Hicham Benaissa est docteur en sociologie, rattaché au laboratoire du Groupe sociétés, religions, laïcités de l’Ecole pratique des hautes études et du CNRS. Il est notamment l’auteur du livre « Le Travail et l’Islam. Généalogie(s) d’une problématique » (Editions du Croquant, 2020).

Le sociologue Hicham Benaissa rappelle, dans une tribune au Monde, qu’il est vain de croire que le calme revenu après les émeutes en banlieue est durable. Selon lui, la colère se manifestera tant que nos institutions ne regarderont pas notre passé colonial en face.

Un fait devient social et historique, nous enseigne Emile Durkheim, lorsqu’il est régulier, objectif, général. C’est d’ailleurs à ce titre que le sociologue s’est intéressé au crime en tant qu’objet qui répond aux critères d’un phénomène social. Indépendamment de la volonté des uns et des autres, un fait social s’impose à nous de l’extérieur, à tel point que nous pouvons en donner des prévisions.

La sociologue Rachida Brahim a fourni un travail de recherche précieux qui a consisté à recenser le nombre de crimes racistes commis entre 1970 et 1997. Elle a listé, au total, 731 actes, soit une moyenne de 27 cas par an. Dans le cadre d’un débat critique et universitaire, on peut, si on le souhaite, débattre des chiffres et des concepts, mais il sera difficile de contester la constance et la régularité de ce phénomène. Et, au-delà de la statistique froide, il faut rappeler à la conscience publique la nature précise de quelques événements marquants.

Il y a plus de soixante ans, le 17 octobre 1961, la police réprime dans le sang une manifestation d’Algériens à Paris. Des dizaines de morts par balle. Certains sont jetés dans la Seine, meurent noyés. Ils sont des centaines à être blessés, mis en détention, frappés à coups de crosse. En 1973, le racisme s’exprime dans sa banalité la plus extrême. Dans la nuit du 28 au 29 août, près de la cité de La Calade, à Marseille, Ladj Lounes, 16 ans, est abattu de plusieurs balles dans le corps par le brigadier Canto. La ville, cet été-là, est l’épicentre d’un terrorisme raciste aveugle : 17 Algériens y meurent dans une quasi-indifférence de la police et de la justice. On estime à un peu plus de cinquante les crimes à caractère raciste visant les Maghrébins dans toute la France.
Mépris de race

Dans la nuit du 19 au 20 juin 1983, au milieu du quartier des Minguettes, à Vénissieux (Rhône), un policier tire une balle de 357 Magnum dans l’abdomen de Toumi Djaidja. Il est grièvement blessé mais s’en sort. Sur son lit d’hôpital, il a l’idée d’une marche qui irait de Marseille à Paris. Objectifs : dénoncer les crimes racistes dont sont l’objet les immigrés et leurs enfants, et exiger qu’on les traite avec égalité. Sur leur trajet, les marcheurs apprennent la mort de Habib Grimzi, défenestré du train Bordeaux-Vintimille par trois candidats à la Légion étrangère.

Dans la nuit du 5 au 6 décembre 1986, des étudiants manifestent contre le projet de réforme universitaire Devaquet. Malik Oussekine sort d’un club de jazz où il avait ses habitudes, dans le 6e arrondissement de Paris. Il est alors pris en chasse par des policiers « voltigeurs » et meurt dans un hall d’immeuble, au 20, rue Monsieur-le-Prince, sous une pluie battante de coups de pied et de matraque de trois CRS. Plus récemment encore : Zyed Benna, 17 ans, et Bouna Traoré, 15 ans, en octobre 2005, Adama Traoré en juillet 2016, et Nahel M. en juin. Pourquoi ce dernier est-il mort ? Parce que c’était prévisible. Il avait plus de risque d’être abattu par un policier qu’un autre jeune homme de son âge issu de milieu et d’origine différents.

En réalité, Nahel M. n’avait pas son âge. Il était vieux du monde qu’il portait dans sa chair, ce monde dans lequel les corps sont hiérarchisés, plus ou moins exposés à l’injure, à la violence physique, à la mort. Ils ne sont pas que biologiques, mais aussi sociaux et symboliques, ce par quoi passent nos jugements, nos désirs, nos dégoûts, structurés par l’histoire d’un monde qui les précède. L’histoire de la mort de Nahel M., c’est l’histoire d’un corps frappé, dès son plus jeune âge, du sceau du mépris de classe et de race.

Sa mort n’est pas un accident, ni un fait divers perdu dans le flux chaotique du présent. Elle s’inscrit dans la continuité historique des crimes racistes perpétrés à l’endroit des Noirs et des Arabes de ce pays. Depuis une date inconnue, la société française entretient avec le corps de Nahel M., et de tous les autres, une relation raciale, seule explication valable permettant de justifier, des dizaines d’années après, leur agglomération continue dans les mêmes lieux délabrés et méprisés, à la périphérie des grandes villes.

Jeunesse abandonnée

Parce que si le racisme trouve sa forme la plus violente dans le crime, il est avant toute chose un rapport banalisé à la société entière. Il vient se loger jusque dans l’intimité, dans le rapport à soi, puis dans le rapport aux autres, aux institutions, à l’école, au logement, au travail, à la justice. En 2020, le Défenseur des droits écrit, dans la synthèse d’un rapport intitulé « Discriminations et origines : l’urgence d’agir » : « Il ressort de toutes les études et données à la disposition du Défenseur des droits que les discriminations fondées sur l’origine restent massives en France et affectent la vie quotidienne et les parcours de millions d’individus, mettant en cause leurs trajectoires de vie et leurs droits les plus fondamentaux. » Contre les tentatives de déresponsabilisation de l’Etat, il faut répondre. C’était là, sous vos yeux.

Si on reprend le fil historique des révoltes contre les crimes racistes, on remarquera qu’elles sont plus amples, plus violentes, plus spontanées. La dynamique est au nombre. Mais elles sont aussi plus désorganisées car davantage portées par des individus d’une extrême jeunesse qui se révoltent sans grande orientation intellectuelle. Cette même orientation qui pourrait leur donner les outils pour comprendre, et donc maîtriser, les raisons de leur colère en les formulant au travers d’objectifs politiques clairs. Une jeunesse en grande partie abandonnée à l’idéologie d’un capitalisme sauvage et sans horizon, à qui on fait miroiter avoir et paraître, succès et fortune, auxquels, sur le plan statistique, ils ont peu de chance d’avoir accès.

Mais on se trompe dangereusement si l’on croit que le feu est éteint et qu’on peut tranquillement retourner à nos affaires. Cela reviendra, parce qu’il y a ici la nature d’un fait social régulier, objectif et général. Avec une particularité supplémentaire : le conflit ne se situe plus uniquement sur le terrain du social mais aussi sur le plan des idées. L’explication traditionnelle de ces révoltes est aujourd’hui concurrencée par des théories et des argumentaires d’une classe moyenne supérieure culturelle et économique partageant avec cette jeunesse une histoire commune.

Cette lutte sociale et intellectuelle nous conduira inévitablement (mais à quel prix ?) vers un travail collectif de redéfinition des principes de la nation française, à partir de la diversité de ses composantes. Comme souvent dans l’histoire de France, cela passera sans doute par une réorganisation institutionnelle de son régime. La Ve République s’est ouverte en pensant tourner définitivement la page avec son passé colonial. La VIe devra le regarder en face.


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  1. «Une citoyenneté controversée : descendants d’immigrés et imaginaire national», Angéline Escafré-Dublet, Patrick Simon dans Migrations et mutations de la société française, l’état des savoirs, la Découverte (2014).
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