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Édition du 15 septembre au 1er octobre 2024

l’Algérie, cinquante ans plus tard, par Michèle Villanueva

Il y a un an, un éditeur libraire m'a proposé de faire partie d'un projet collectif à l'occasion du cinquantenaire de l'indépendance algérienne. Sous-forme de témoignage, il s'agissait d'évoquer notre ressenti ou notre vécu, “Nous et l'Algérie”, par un texte personnel – toutes les formes littéraires étant acceptées à l'exception de la fiction. À mon premier envoi, on m'a signifié que mon texte faisait une part trop importante à l'Histoire. Je l'ai modifié trois à quatre fois, mais cela n'a pas suffi. Il est vrai que je ne peux évoquer mon passé en faisant abstraction du canevas tragique de la décolonisation qui en a constitué la toile de fond. Voici donc mon témoignage où s'entremêlent, de façon indissociable, ma vie personnelle et l'Histoire.
Michèle Villanueva
auteure de L'écharde1

L’Algérie, une, unique et multiple

La ville était loin. Perdue ? Elle n’en savait rien. Surtout depuis qu’elle avait écrit sur Elle, avec elle.

Un jour, elle la reconnut dans une autre ville. Elle s’égara. Des détails, parfois infimes, ravivaient les images ; les forts espagnols si semblables là et là-bas, les lions gardiens de l’hôtel de ville, et du Prado, les carrelages des trottoirs des quartiers populaires, les arcades. La Havane cachait Oran qui restait dans un flou artistique de mémoire fabriquée.

Des circonstances, opportunités plus que hasard, firent remonter à flots un passé, sournoisement occulté.

Elle, c’est moi qui me dis toujours Oranaise. Moi, dans ce double qui me poursuit.

Après un voyage dans les années 1970, pour faire découvrir à mes enfants l’Algérie de leur prime enfance, par deux fois j’y suis retournée. Invitée par le Centre Culturel français d’Oran, en 2004, j’ai retrouvé « ma » ville superbement présente dans sa foule d’Oranaises et d’Oranais. Participant au colloque Camus, en 2006, Alger et Tipaza m’ont replongée dans ce pays qui est toujours quelque part le mien, bien sûr sans lien de propriété. Mais parce qu’il n’est pas le « mien », et qu’aucun autre ne le soit, à jamais, je suis devenue et reste internationaliste.

Se souvenir des 50 ans d’indépendance algérienne, c’est d’abord me replonger dans la tragédie de la guerre coloniale faite d’horreurs en spirale. Sentir à nouveau toutes les interrogations, les incompréhensions, les déchirements au sein de la famille, les choix assumés, l’espoir à l’indépendance enfin obtenue. Puis aussi la désillusion car nous avions toutes et tous tellement cru à une Algérie nouvelle à construire dans la paix après cette terrible guerre.

Des premiers temps de l’indépendance, je garde des images de paix, de vie redevenue « normale ». Il y avait eu tant de morts dans les combats, les douars, les mechtas, les villes, les règlements de comptes, la violence de l’OAS avec sa volonté de faire table rase dans les grandes villes.

Pourtant c’est lors de la première année de l’indépendance que j’ai découvert une Algérie que je ne connaissais pas, de la Kabylie aux Bibans et au Mzab. Malgré les destructions, les forêts brûlées au napalm, l’accueil des populations dans le moindre village ne cessait de m’étonner. Comment en nous voyant, même s’ils sentaient notre complicité, comment faisaient-ils pour faire taire leur haine de la guerre, de l’armée d’occupation coloniale. Je ne pouvais m’empêcher de penser combien les Français au lendemain de la Seconde Guerre mondiale confondaient souvent les Allemands et les nazis.

Je me sentais algérienne. J’ai toujours pensé que, si on aimait « son » pays, comme le disaient les pieds-noirs, on ne pouvait qu’être lié à sa population dans sa diversité, avec ce peuple qui venait de vivre sept ans de drame et de guerre. Mais se dire Algérienne n’était pas l’être par rapport aux lois. Le problème de la nationalité se poserait plus tard, mais dans un premier temps, je refusais d’enseigner dans un établissement de « l’Office » dépendant de l’administration française pour le faire dans un lycée de la « Coopération ». Avec certains des enseignants français ayant fait ce choix, nous avions demandé instamment à être payés comme nos collègues algériens. Rien n’y fit. Le nouvel État algérien tenait à conserver toute son indépendance si récente dans la complexité des liens subsistants avec l’ancien pays colonisateur, la France.

Mais au moins, nous avions des collégiens et lycéens des classes populaires. Le midi, certains ne pouvaient aller à la cantine, ils mangeaient hors du lycée, souvent un morceau de calentica, galette de farine de pois chiches, réputée à Oran, vendue par des marchands ambulants.

Je débutais mon métier d’enseignante d’Histoire sans avoir terminé ma licence. J’étais plus jeune que quelques élèves de première et de terminale.
Au moins je pouvais adapter les programmes à l’Histoire de l’Algérie ; j’avais pris sur moi de le faire outre les anciens cours maintenus comme du temps des Français. C’est un bon souvenir que ce travail, sans manuel scolaire, recherché dans des livres d’Histoire.

Ce travail me plaisait d’autant plus que je le pensais lié aux efforts de toutes celles et ceux qui s’attachaient à construire ce nouveau pays, riches de leur victoire, de leur participation à des niveaux variables à ces années de lutte.

Me reviennent images et anecdotes qui concernent ces lycéens, et leurs réactions.

L’un en terminale, ne prenait pas de notes, ne faisait pas de devoirs, mais restait là, me regardant, sérieux. Un jour, il s’expliqua : après sa première au lycée, c’était la guerre ; il fut envoyé en URSS pour y recevoir une formation de pilote de chasse. Revenu, scolarisé, il ne se sentait pas à sa place au milieu de lycéens, il partit.

En seconde, ou en première, le programme en Histoire, portait sur la Révolution française. J’insistais sur la Déclaration des droits de l’homme, sur les libertés dont la liberté religieuse, la liberté de croyance, la tolérance. Je m’attendais à un débat : « mais oui, nous sommes tous pour la liberté religieuse, la tolérance mais… pour les autres religions, pas pour l’islam ».

J’ai retrouvé, à notre grande surprise réciproque, l’un de ces lycéens, Daho Djerbal, à la Sorbonne en 1992, pour les trente ans de la guerre d’Algérie. Il était devenu maître de conférence en Histoire, à l’université d’Alger et directeur de la revue NAQD. Ce fut le début d’une amitié et d’une complicité durables.

Dans ces premiers temps, l’Indépendance se doublait de sentiments révolutionnaires, tout état débat. La place des femmes ? Je faisais écouter aux lycéens des émissions féministes diffusées aussi en Afrique.
Nous allions planter des arbres, nous voulions construire l’Algérie nouvelle.

Des femmes cherchaient des informations sur la contraception. Les restaurants universitaires restaient ouverts le temps du ramadan. Bientôt les jeunes filles qui ne voulaient pas accepter un mariage forcé, pourraient devenir pupilles de la nation ; c’était là une proposition du régime de Ben Bella. Elle ne fut pas suivie d’effet.

Ben Bella se disait socialiste et musulman. Nationalisation, égalité et justice sociale, ne pouvaient se concevoir que dans le cadre particulier de l’Algérie, et de l’islam. Mais l’espoir en un monde meilleur ne suffisait pas à réduire les énormes problèmes économiques et politiques. Comment reconstruire une agriculture, avec trop de vigne et pas assez de blé même si les grands domaines étaient passés dans les mains de l’Etat, et en partie dans celles des paysans. Lors des dimanches rouges, les ouvriers des villes venaient aider à la réparation du matériel agricole tant il y avait une même volonté de gagner cette étape de la révolution.

Les aspirations à une Algérie nouvelle, les enthousiasmes populaires se doublaient de graves dissensions politiques. Les armées des frontières et les maquisards des wilayas s’affrontaient pour s’imposer au pouvoir politique. La Kabylie avait ses propres revendications forte de l’action de ses maquisards. Au sein du FLN, les leaders étaient divisés allant parfois jusqu’à l’élimination. La population réagit lors des premiers conflits manifestant au nom de l’unité.

Dès 1962, le poids de la guerre pesa très lourd pour l’instauration d’une organisation politique et économique qui se donnait pour but d’échapper à l’exploitation coloniale.

Des aides venaient de celles et ceux qui avaient soit aspiré à l’indépendance soit participé à la lutte. Des pieds rouges s’allièrent aux plus déterminés, allant parfois jusqu’à rejoindre les maquis d’opposition au pouvoir en Kabylie. Certains rallièrent le Front des Force Socialistes d’Aït Ahmed.

Ben Bella s’en tenait lui à la construction de l’Algérie socialiste, mais s’en donnait-il les moyens. Même si Che Guevara venu en 1963 et 1965 semblait apporter un salut révolutionnaire de solidarité. Lui qui pouvait et savait le faire sans taire ses réticences.

Le 19 juillet 1965, le général Boumédienne, vice-président ministre de l’armée, mit fin à cette expérience après un coup d’État qui renversa Ben Bella. Ce jour là, j’étais dans la rue avec celles et ceux qui cherchaient à comprendre. Nous avons été rapidement dispersés par les camions citernes qui nous aspergeaient d’eau d’un rouge tenace lancée pour nous repérer.

L’histoire de l’Algérie entre alors dans une nouvelle phase qui se déroule sous mes yeux à Oran. Boumédienne nationalise le pétrole au grand dam du gouvernement français, et contrôle la révolution agraire. Il lance le débat sur les orientations socialistes qui aboutira à la Charte Nationale. L’Algérie semble s’affirmer d’un socialisme qui inscrit ses valeurs dans le cadre d’un pays musulman.

Mais rapidement, avec les représentants de l’armée et du FLN, ce sont les classes privilégiées qui dominent.

Le pétrole est bien là, mais ce ne sont pas les classes populaires qui en profitent. Ce n’est plus le colonialisme, ce ne sont plus les colons mais bien des Algériens qui oppriment la population des villes et des campagnes. Le combat n’est plus national, il est social, dans une société qui se cherche, avec le poids des islamistes, qui se nourrissent, du mécontentement social, des difficultés économiques, de l’incurie du gouvernement, des malversations, prévarications, corruptions.

À partir de 1965, c’est de France que je suivrais l’évolution du régime, et de ses institutions avec des sentiments de sympathie, et même de complicité.

En octobre 1988, de graves émeutes éclatent à Alger. Elles avaient été précédées de mouvement de révoltes réprimées dans les grandes villes du pays. Mais là ce sont des journées sanglantes. L’armée tire sur les manifestants, plus de 500 morts d’après certaines sources. Mais Chadli se maintient au pouvoir accordant quelques libertés démocratiques comme la création de partis politiques et d’une certaine liberté de presse.

Ce que vit la population, le chômage, la pénurie, les contrôles de l’armée et des forces de sécurité, explique en grande partie le succès des intégristes du FIS, le Front islamique du salut aux élections locales de 1990, et législatives de 1991 qui seront annulées. L’armée contraint Chadli à la démission.

Malgré l’état d’urgence, et le retour du vieux militant de la lutte nationale, Mohamed Boudiaf, c’est là le début de la guerre civile. Boudiaf connaissait le danger, ne se faisait pas d’illusion sur la très grave situation dans laquelle se trouvait cette Algérie pour laquelle il s’était battu.

Le sort et les choix de Boudiaf m’avaient troublée. Lui qui avait fondé dès septembre 1962 le P.R.S, Parti de la Révolution Socialiste, qui fut arrêté en juin 1963, détenu dans le sud puis exilé au Maroc. De quel socialisme se revendiquaient Ben Bella et Boudiaf. Tous deux s’étaient battus pour l’indépendance de l’Algérie, tous deux connaissaient le prix humain de cette guerre, les souffrances des populations, leurs courages, les ravages du colonialisme encore présents, la soif de construire un monde nouveau. Ils n’ignoraient pas les divisions, ni les règlements de comptes. Il y avait déjà eu tant de militants de la première heure disparus.

Comment était mort Abane Ramdane ? J’avais eu entre les mains un rapport du FLN mettant en cause ses assassins au Maroc en 1957, et notamment Boussouf. En 2003, à la Cartoucherie de Vincennes, j’ai été replongée dans cet événement. Messaoud Benyoucef a écrit « Dans les ténèbres gîtent les aigles », présentant à un public ému et troublé, l’engagement d’Abane Ramdane et celui de Franz Fanon, tous deux trahis par la vie et par l’Histoire.

Lorsque Boudiaf accepte de revenir en tant que président du Haut Comité d’Ètat, avec sa réputation d’honnêteté et de détermination, il est jeté dans la tourmente. Il est devenu un homme seul, assassiné en juin 1992.

J’ai vécu ce moment comme la fin d’un long cycle. 30 ans à suivre de loin, les péripéties de la vie politique et sociale. Et surtout à m’intéresser à ce que vivaient la population, ces femmes et ces hommes si fiers de leur révolution, qui ne répondait pas à leurs attentes.

Mais le pire les attendait : les violences perpétrées par le FIS et le FLN et son armée, le renforcement du pouvoir présidentiel, le plan d’austérité soutenu par le FMI, et la guerre civile de la décennie noire.

Des divisions entre intégristes, FIS, GIA, groupe islamique armé, MIA, mouvement islamique armé, de leurs éliminations réciproques, de leurs liens avec le pouvoir, il était difficile de dénouer toutes les réalités tous les enjeux.

Seuls émergeaient, douloureusement, les crimes commis. Outre les cibles des représentants du pouvoir politique et militaires, les femmes payaient un lourd tribut ; celles qui avaient des idées, qui ne se pliaient pas aux desideratas des intégristes, étaient éliminées ; comme les journalistes qui osaient parler, dénoncer les meurtres et les atrocités, et parfois les complicités ; comme les écrivains, les poètes, ces femmes et ces hommes qui utilisaient des mots pour combattre le fer, les armes. Comment aujourd’hui, oublier Tahar Djaout. Il reste pour moi le symbole de l’intellectuel, écrivain, poète, journaliste qui préféra revenir en Algérie après des études en France ; il croyait dans la force de l’engagement, du raisonnement. Le FIS l’assassina le 26 mai 1993. C’est l’absurde de ce fait brut qui me fit découvrir l’un de ses livres, l’Invention du Désert. Absurde, oui, que ce soit la mort qui fasse brusquement lire un écrivain ; de même, bien que ce soit dans d’autres circonstances, que j’ai rencontré à sa mort après un article du Monde Primo Levi et ses écrits.

Vivre avec l’Algérie, ici, c’est savoir combien les liens subsistent ; combien ils sont inscrits dans nos Histoires, dans nos vies.

Des départs de populations, à l’indépendance, je veux retenir les plus dramatiques. Ceux, qui Algériens, avaient été enrôlés au service de la France. Coupés de la population de leurs douars, de leurs villages, de leurs villes, assimilés à des collaborateurs, ils ont cru à la parole donnée par l’armée française. Abandonnés au pays, ils le paieront de leur vie. Transplantés en France, ils ne seront plus rien. Ni Algériens, ni Français, parqués dans des camps de misère, sans avenir, ni pour eux, ni pour leurs familles. Ce n’est que récemment que des enfants d’Harkis, témoignent du sort réservé à leur père, à leur famille, à eux-mêmes.

La responsabilité de leur sort incombe essentiellement à l’armée française et aux gouvernements français. Et ce n’est pas une Histoire terminée ; ainsi, le 2 juillet 2011, une vingtaine de personnes de l’association Harkis aveyronnais a manifesté au viaduc de Millau, laissant passer gratuitement les automobilistes, réclamant que les promesses de campagne électorale soient tenues.

Et que dire, des Européens, ces pieds-noirs, désespérés de quitter cette terre qu’ils considéraient comme la leur. Pas les plus riches et les colons qui ont su préserver leur avenir, mais le petit peuple, et même les plus pauvres qui s’estimaient au-dessus des Arabes. Ils ont payé très cher leurs choix, en suivant le colonisateur, en refusant de comprendre le droit du peuple algérien à son indépendance. En croyant dans l’État français, et à ses mensonges, de « je vous ai compris » à « l’Algérie sera toujours française ». Puis en suivant l’OAS, qui n’était qu’une fausse solution fascisante.

Je me permets de reprendre quelques lignes de mon livre L’Écharde, Chronique d’une mémoire d’Algérie (Maurice Nadeau 1992) : « Les journaux du 30 juin (1962) parlent de scène de liesse à Oran après la réunion publique de la commission mixte de réconciliation. Oui ! oui. Mais, non ! Rien ne peut combler le fossé de haine. L’espoir fou, détaché de toute réalité possible, est le dernier moment de folie du dernier jour de cette ville si peu française et qui meurt de l’avoir voulu être ! »

J’ai retrouvé Oran en 2004.

Enfermée dans un avion, combien j’aurais préféré me laisser porter, envahir par la traversée de la grande bleue, apaisante et tumultueuse avec ses dauphins, ses cachalots, avant de retrouver la Ville, surgissant à son rythme au-dessus des falaises, soulignant la baie, se dévoilant en une vue générale, elle si grand ouverte sur la mer.

Quelques mots avec mon voisin, un jeune médecin, me parlant des « événements ». Jeu de miroir d’une mémoire refoulée ? Non les « événements » qui masquaient la guerre d’Algérie derrière la guerre sans nom, mais ceux de ces dernières années d’une guerre civile qui refuse son nom. Ce vocabulaire qui se transmet qu’estompe-t-il ?

Le contact avec Oran doit d’abord intégrer la perception d’une ville passée de quatre cent mille à un million d’habitants. De l’accueil des Oranais, toujours si amènes, je peux retenir celui reçu lors de ma visite au quartier d’Eckmühl au pied de l’immeuble de mon enfance. De vieux Algériens viennent à moi : « ici, vous êtes chez vous » et moi, engageant le dialogue : « non, c’est vous qui êtes chez vous ».

Ne manqueront pas ceux qui comprendraient, « Ah, ils regrettent l’Algérie française ». Non, c’est à un autre niveau, moi, je comprends « Ah, si nous Algériens, nous pouvions avoir aujourd’hui, après un demi siècle de luttes, le même avenir que les Européens à l’époque coloniale ».

Arrivée le lundi 14 juin 2004, il m’a fallu attendre le jour férié du vendredi pour retrouver la ville que je connaissais.

Vers 10h, la lumière du matin, éclairait les façades, rehaussait les formes, dévoilait l’architecture des XIXème et XXème siècles, des immeubles de la rue Larbi Ben M’hidi, toujours appelée rue d’Arzew. Pour la première fois, la chaussée et les trottoirs étaient désertés, le regard pouvait se perdre des deux côtés de la rue comme sous les arcades. Et tout le quartier du centre ville s’est ouvert à moi tel que je l’avais connu.

Les nouvelles dénominations des rues ne me dépaysaient pas, Khémisti que j’avais bien connu, pour Alsace Lorraine, ou rue Larribère, du nom du médecin spécialiste de l’accouchement sans douleur, engagé avec les Algériens dans leur lutte d’indépendance, et dont la clinique avait été plastiquée par l’OAS.

Mes amis ont eu à cœur de me faire visiter les vieux quartiers, et leur richesse historique en danger, avec une part de leur passé toujours visible, ou que l’on peut deviner. Ils ont fait revivre pour moi, l’Oran espagnol que je connaissais surtout par les récits de ma famille, espagnole avant d’être française.

Quant à la Calère, l’ancien port de pêche espagnol reste encore un lieu, moins populaire, mais toujours ouvert sur les ressources de la pêche à déguster sur place.

En France, les séquelles de la guerre d’Algérie font remonter le passé. Aujourd’hui madame Audin peut encore, et toujours, demander des nouvelles de son mari, Maurice Audin.

Le 24 mai 2011, elle fait déclarer au Sénat que depuis 19 715 jours, l’armée refuse de reconnaître la mort de Maurice Audin sous la torture des parachutistes français.

Les nostalgiques de l’Algérie française tentent de faire revivre l’OAS, en implantant des stèles qui la glorifient à Marignane, Béziers, Perpignan, Toulon, Nice. Ils n’ont de cesse d’exalter les Salan, Aussaresses, et autres Argoud, colonel et généraux tortionnaires.

Quant au pouvoir, il voudrait imposer sa vision du rôle positif de la colonisation en même temps qu’au plus haut niveau de l’État certains collaborateurs, et des plus proches, revendiquent leur passé de factieux de l’OAS.

L’Algérie, c’est la France disaient les Européens d’Algérie. Et si la France, c’est aussi quelque part l’Algérie ? Pas seulement dans les couscous et autres tagines, et les épices, et les gâteaux, makrout , corne de gazelle et autres montécaos, mais pour une partie de la population française, première, deuxième, troisième générations. Partout dans le pays, mais surtout en banlieue.

L’intégration est un fait. Mais tout se complique quand le gouvernement du président Sarkozy lance de faux débats sur le sens et la réalité de l’identité nationale, sur le droit du sang ou du sol. Et quand les charters renvoient « au pays » des sans-papiers pourtant déjà citoyens de fait.

L’Algérie, comment puis-je voir son devenir ? Jeune pays, si on ne le situe que depuis l’Indépendance en 1962, lui qui a une Histoire propre depuis l’antiquité témoignée par des vestiges toujours visibles.

Sortir des griffes du colonialisme, et construire un État neuf, avec d’autres valeurs de démocratie, d’égalité, ne pouvait qu’être très complexe. La guerre qui s’est poursuivie, entre les anciens combattants nationalistes, les classes sociales, le pouvoir politique et les Intégristes, la violence et les meurtres commis contre la population, avec un sort encore plus terrible contre les femmes, pourraient rejeter le pays dans une barbarie sans issue. À mes oreilles teintent les échos des tenants français nostalgiques : « Ils (les Algériens) nous regrettent, incapables de se gouverner, de se développer ».

Non, l’Algérie se construit toujours et encore. Dans le monde arabe qui aujourd’hui, passe de révoltes en révolutions, entamées en Tunisie, Egypte, poursuivie au Moyen-Orient, elle y a sa place.

Elle possède une jeunesse nombreuse en grande partie éduquée, scolarisée qui ne demande qu’à conquérir ses droits, politiques, économiques sociaux. Au cours de mon séjour à Alger, lors du colloque Camus en 2006, j’avais pu voir combien les jeunes filles étaient plus présentes que les garçons à l’université. Elles savent combien assurer des diplômes leur ouvrant les portes du travail et des prémisses d’indépendance.

L’État algérien possède une rente pétrolière qui n’est pas redistribuée à la population, elle pourrait l’être.

Comme les Algériens, j’ai vu en 2006 de nombreux travailleurs chinois, plusieurs milliers, construire logements et autoroute. La population en éprouve une certaine admiration pour leurs capacités de travail, leur rapidité à accomplir leurs taches, mais elle sait qu’ils occupent des places que les centaines de milliers de chômeurs voudraient bien avoir.

Depuis 1980, des émeutes populaires se succèdent, en 1980 en Kabylie, en 1986 dans le constantinois, en 1988 une véritable insurrection d’Octobre à Alger et à Tizi Ouzou avec plusieurs centaines de morts, en juin et juillet 1991 à Alger avec 250 morts et la construction de camps de concentration au Sahara, et la dernière en janvier et février 1992.

Il faut attendre 1998, et une nouvelle génération de jeunes pour revoir trois jours d’émeutes en juin provoquées par l’assassinat du chanteur kabyle, Matoub Lounès.

Alors comment ne pas avoir l’espoir d’une victoire de la jeunesse, et de la population algérienne, car les grèves ne manquent pas, contre l’État militaire, contre la corruption, contre le chômage, la misère et le mal de vivre. Le peuple algérien regarde vers ses voisins, et tout d’abord les Tunisiens qui ont pris leur avenir en main. Pour le moment, leurs tentatives de manifestations ont été réprimées.

Et si les Algériennes et les Algériens renouaient avec les idéaux des révolutionnaires de 1954. Nationalistes, mais avec les désirs de construire un monde nouveau où les classes dominantes et leur état ne remplaceraient pas les colonialistes, mais où la population, et les classe populaires des villes et des campagnes, elle-même prendrait en main la construction de l’État auquel elle aspire.

Ce que je suis aujourd’hui, je le dois en grande partie à mon passé d’Oranaise.

Bien sûr, l’amour du pays, de la Grande Bleue, du sel sur la peau, de l’emprise du siroco, de la végétation et de ses parfums, mais encore plus la découverte d’un monde dont la diversité ne m’était pas apparue immédiatement.

Très tôt, j’ai voulu comprendre pourquoi la guerre éclatait là autour de moi. Une bourse d’État pour poursuivre des études dans cette France que je ne connaissais pas m’a permis de faire des choix inattendus, y compris de délaisser les études de lettres pour celles d’Histoire.

Je savais que je témoignerai aussi de cette Histoire vécue de l’intérieur, malgré les déchirements autour de moi. Après une latence de trente ans, il m’était impossible de ne pas écrire.

Enseignante, c’est ce que j’ai voulu partager avec des lycéennes et lycéens, organisant des bibliothèques propres à chaque classe. Trente à trente cinq romans de tous les continents, les mettaient au contact des réalités du monde. Surprise et émotion pour celles et ceux, d’Asie du sud-est comme du Maghreb, qui découvraient des auteurs de leur pays.

De mes écrits personnels à ceux écrits collectivement avec des écrivaines du Maghreb, nous mettons bien en scène les deux mondes qui nous ont façonnées avec notre attachement, nos liens entre ces deux pays des rives nord et sud de la Méditerranée.

L’Algérie m’a nourrie d’un internationalisme vivant qui continue à me façonner.

Michèle Villanueva

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