Les médias français ont peu évoqué la prestation présidentielle, dont ils ont surtout retenu les passages concernant la colonisation. M. Sarkozy a, en quelques minutes, soldé l’affaire : s’il qualifie de « grande faute » cette période de l’histoire, il estime qu’elle n’est pas responsable des maux actuels du continent. Il conseille donc aux Africains de se tourner vers l’avenir. Ressasser le passé n’est, certes, pas toujours une bonne chose. Mais le représentant du pays qui a porté les coups est-il le mieux placé pour en décider, qui plus est unilatéralement ?
C’est surtout l’aberrante description faite du continent qui a choqué. Invoquant la « politique des réalités », le président français décrit une Afrique qui n’existe pas et qui rappelle les visions paternalistes du xixe siècle. Comme pour s’autoriser à débiter les stéréotypes les plus éculés et les préjugés les plus dépréciatifs, M. Sarkozy prend d’abord soin de rendre hommage aux civilisations noires, dont la « pensée et la culture » ont été fertiles pour les colonisateurs. Mais la présentation qu’il effectue ensuite du continent tourne au fantasme folklorique : il peint des civilisations tournées vers le passé, sans histoire, vivant « au rythme des saisons », où l’instinct joue un plus grand rôle que la raison, dans un monde presque exclusivement rural « où l’aventure humaine n’a pas sa place ». La « suprématie » de l’Europe s’en trouve de facto confirmée : elle représente « l’appel de la liberté, de l’émancipation et de la justice (…), l’appel à la raison et à la conscience universelles », à l’inverse d’une Afrique poursuivant des rêves « immobiles ».
Cinquante ans de travaux scientifiques semblent échapper au président français, notamment ceux de l’historien sénégalais Cheikh Anta Diop (dont l’université où il prononce son discours porte le nom), mais aussi, entre autres, ceux du sociologue Georges Balandier ou de l’historienne Hélène d’Almeida-Topor. Tous montrent la modernité des sociétés africaines et réhabilitent un passé longtemps déformé. M. Sarkozy sait-il, par exemple, qu’alors que l’Europe était encore féodale l’Afrique connaissait des royaumes « constitutionnels » dotés de contre-pouvoirs, que ne désavoueraient pas les promoteurs actuels de la « bonne gouvernance ». Sait-il que l’université de Sankoré, dans l’actuel Mali, comptait vingt-cinq mille étudiants au XVIe siècle ? Sait-il que des milliers de manuscrits centenaires, trouvés notamment à Tombouctou, recèlent toute l’étendue du savoir technologique africain avant l’arrivée des Blancs ?
Au nom de la « franchise que l’on doit à des amis » – M. George W. Bush et son successeur en bénéficieront-ils ? –, M. Sarkozy était surtout venu justifier une politique migratoire restrictive. S’adressant plus particulièrement à la jeunesse, celle qui, lasse d’attendre des jours meilleurs qui ne viennent jamais, est tentée par l’émigration, il a d’abord quelques phrases émouvantes. Compréhensif, il décrit le courage et la volonté qu’il faut pour quitter sa famille afin d’aller chercher du travail dans des pays lointains. Devant les regards stupéfaits, il se place ensuite sous la bannière permissive de la « sincérité » et, avec des accents qui rappellent parfois les « en vérité, je vous le dis » de la Bible, il exhorte les jeunes à « inventer [leur] avenir »… sur place. Récitant le credo libéral, il ponctue sa démonstration de « votre sort est d’abord entre vos mains », « je suis venu vous proposer de dépasser (…) souffrance », « personne ne décidera à votre place », etc.
Comme si les dés n’étaient pas pipés ! Parfois, le président français devient même franchement burlesque, notamment lorsqu’il se permet quelques conseils : « Vous voulez qu’il n’y ait plus de famine ? Alors cherchez l’autosuffisance alimentaires. Alors développez les cultures vivrières. » Comme si cette idée n’avait pas effleuré les esprits africains ! Seulement, la priorité accordée à l’exportation sur les marchés mondiaux, imposée par les institutions financières internationales, la rend impraticable. Le chef de l’Etat passe aussi sous silence les responsabilités actuelles de la France : Paris oblige les pays africains à adopter des thérapies économiques qui les tuent à petit feu ; Paris soutient les régimes les plus corrompus. Au moment où M. Sarkozy se rendait au Gabon, le 27 juillet, le président Omar Bongo Ondimba, au pouvoir depuis quarante ans, faisait d’ailleurs l’objet d’une enquête judiciaire en France.
Néanmoins, perdu dans ses visions hallucinées, le chef de l’Etat interpelle la jeunesse : « Ouvrez les yeux ! » sur le monde moderne. Etrange injonction, quand on pense que c’est précisément parce qu’ils voient le monde tel qu’il est, notamment l’insolente prospérité des pays du Nord, que les Africains supportent de plus en plus mal leur situation. L’information circule par la famille émigrée, par la télévision et par Internet. Même les tisserands des villages les plus reculés du nord du Ghana savent qu’ils ont des concurrents en Chine. Le problème des Africains n’est pas de se lancer dans l’informatique, mais, lorsqu’ils le font, de ne pas perdre la connexion Internet durant les coupures d’électricité, séquelles parmi d’autres de la vague de privatisations des années 1990.
Pourtant, malgré une réputation plus que mitigée en Afrique – les images de l’ancien ministre de l’intérieur, drapé dans ses certitudes policières sur fond de banlieues qui brûlent, ont fait le tour du continent –, M. Sarkozy était attendu avec un certain intérêt. Durant la campagne présidentielle, n’avait-il pas déclaré vouloir en finir avec la « françafrique » ? Symboliquement, il devait se rendre au Ghana et en Afrique du Sud plutôt que dans la zone francophone. Les Africains, en particulier les jeunes, sont las des promesses non tenues (qui se souvient, en France, qu’on dansait dans les rues d’Afrique de l’Ouest, le 10 mai 1981, parce qu’on pensait que la « Françafrique » était terminée ?). Ils attendent avec impatience que la France cesse d’entretenir des relations avec les « fossoyeurs de [leurs] espérances1 et dialogue avec des interlocuteurs vraiment représentatifs d’un continent en profonde mutation.
Et le temps presse. L’image de la France est ternie par le génocide rwandais et les humiliations d’une politique d’immigration bêtement restrictive ; les entreprises nationales subissent la concurrence chinoise et américaine ; les vieux amis dictateurs commencent à mourir… Mais peut-être M. Sarkozy a-t-il trop d’amis parmi les patrons pour ne pas prolonger encore un peu un système si juteux. Il s’est donc finalement rendu au Sénégal, pays à peu près démocratique. Puis il est allé au Gabon, où les entreprises françaises sont choyées sous l’autorité d’un président Bongo qui connaît tout (trop ?) sur le village françafricain.
Cherchant sans doute une fin lyrique, M. Sarkozy a proposé une alliance France-Afrique contre… les excès de la mondialisation libérale. Pour faire avaler cette improbable pilule altermondialiste, il a exhumé le vieux projet d’» Eurafrique », cher à Gaston Defferre et à Léopold Sédar Senghor du temps de la colonisation. L’Europe, la France et l’Afrique unies pour doter la globalisation de règles ? Cette stratégie nécessaire serait plus crédible si les partenaires étaient égaux et si, depuis vingt-cinq ans, l’Europe et la France ne s’étaient pas soumises au libéralisme mondialisé, dont elles sont devenues les promotrices zélées.
Comme à son habitude, M. Sarkozy a tenu, sous la bannière du changement, des propos justifiant l’ordre établi. La rupture annoncée par le président français réside surtout dans le style de ses propos qui renouvelle assurément le langage diplomatique ! Peut-être, comme le suggèrent certains observateurs sénégalais2, cela ouvrira-t-il les yeux de ceux qu’il faut encore convaincre, en Afrique, de la vraie nature de la mondialisation économique et des rapports Nord-Sud.
- Cf. 2202.
- Cf. Boubacar Boris Diop, « Le discours inacceptable de Nicolas Sarkozy (…).