Benjamin Stora : «Des victimes françaises de l’histoire algérienne»
L’historien Benjamin Stora s’étonne de l’absence de tout débat politique autour de la sortie du film.
- “Des hommes et des dieux” s’inscrit dans une histoire des relations franco-algérienne. Comment peut-on interpréter son succès ?
Il y a une blessure française depuis le départ des Français d’Algérie en 1962 et, côté algérien, un sentiment de force tiré de ces événements libérateurs. C’est vraiment, depuis cette époque, deux conceptions du monde qui s’affrontent, le choc de deux nationalismes, et il est très difficile d’obtenir des consensus sur ce qui s’est passé. L’assassinat des moines permet d’introduire la dimension du catholicisme dans la tragédie contemporaine algérienne, que ce soit dans la guerre d’Algérie ou dans les «événements» cruels actuels. Les moines sont restés et sont allés jusqu’au bout, devenant des victimes françaises de l’histoire algérienne.
- Dans cette perspective, l’attrait pour le film de Beauvois ne provient-il pas d’un narcissisme national français flatté de se redécouvrir dans la position d’une communauté compréhensive et désarmée entretenant des rapports protecteurs avec les paysans algériens face à un Etat défaillant ?
Il faut être très prudent sur ce type d’hypothèse. Mais l’on peut aussi se poser une question : la tragédie des années 90 permet-elle de surmonter, voire d’effacer, celle des années 1950 ? On est aussi dans une période très difficile du rapport conflictuel à l’islam, et le film permet de mettre en scène de manière assez complexe les effets de la coexistence religieuse pacifique et de l’exclusion fanatique. En Algérie, le film est évidemment accueilli comme le rappel d’une tragédie, mais les commentateurs ne manquent jamais de rappeler que face à ces sept victimes, il ne faudrait pas oublier les dizaines de milliers morts algériens de l’immense tragédie des années 90. On peut ainsi se demander, en voyant la fin du film, ce que sont devenus les villageois que les religieux étaient censés, par leur présence, protéger des islamistes.
- Le film n’a pourtant pas suscité de débats…
Ce qui est bizarre, c’est que la critique française s’est montrée unanime, toutes sensibilités confondues – de Médiapart au Figaro, [à l’exception notable de Télérama sous la plume de Pierre Murat, ndlr]. Tout le monde a abordé le film uniquement sur le terrain esthétique ou religieux, sans jamais poser les questions d’ordre historique ou politique. On prend comme un fait acquis que c’est un film religieux, touché par la grâce. Le spectateur ne saura pas à quand remonte la présence des moines dans le pays : ont-ils traversé la guerre d’Algérie, sont-ils restés après 1962, est-ce une tradition française d’implantation catholique en terre d’islam ? Ce qui m’étonne, c’est que l’on interroge puissamment Hors-la-loi sur des questions d’histoire, et pas du tout Des hommes et des dieux. Cette absence de questionnement d’un objet à l’autre me semble problématique et elle est de nature à accroître l’impression de «deux poids deux mesures» et d’injustice, à la fois entre les deux rives de la Méditerranée et au sein de notre communauté nationale, chez les enfants et petits-enfants d’Algériens.
Un regret
Un ancien moine cistercien de l’abbaye savoyarde de Tamié, Henry Quinson, a bien connu certains des moines de Tibhirine et s’était lié d’amitié avec le frère Paul : il les rencontrait à l’occasion de leurs passages en France et entretenait des échanges épistolaires réguliers avec certains d’entre eux. Henry Quinson a conseillé Xavier Beauvois pour son film Des hommes et des dieux.
Thierry Leclère, qui l’a rencontré, raconte
2 :
Henry Quinson n’avoue qu’un seul vrai regret : que ne figure pas, dans la version finale du scénario, la raison profonde de la présence des moines sur cette terre. L’Algérie, mot quasiment jamais prononcé dans le film, est, pourtant, le décodeur secret du destin de presque tous ces moines : « Christian de Chergé, l’intellectuel de la communauté, féru de dialogue islamo-chrétien, avait été sous-lieutenant pendant la guerre d’Algérie. Son ami Mohammed, un garde-champêtre, s’était interposé et l’avait sauvé de la mort face au FLN. Quelques jours plus tard, Mohammed avait été retrouvé égorgé. Christian en avait été marqué à jamais. Frère Paul, comme parachutiste, avait fait – ou au moins vu – des choses horribles. Quant à frère Luc, « le toubib », il avait déjà été enlevé, en 1959, par des membres du FLN. Amédée était pied-noir et frère Christophe était venu faire la coopération après 1962. »
Avec le monastère de Tibhirine, aujourd’hui déserté (un envoyé de l’archevêché d’Alger s’y rend régulièrement, mais pour des visites rapides), « c’est une page de la présence française en Algérie qui se tourne », dit Henry Quinson, pour qui « le temps est venu de laisser grandir une église algérienne ».
Thierry Leclère