Une guerre cachée aux origines de la Françafrique, 1948-1971
Manuel DOMERGUE, Jacob TATSITSA, Thomas DELTOMBE
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éd. La Découverte, 6 janvier 2011, 25 €, 744 pages
Quatrième de couverture
Pendant plus de quinze ans, de 1955 à 1971, la France a mené au Cameroun une guerre secrète. Une guerre coloniale, puis néocoloniale, qui a fait des dizaines de milliers de morts, peut-être davantage. Une guerre totalement effacée des histoires officielles. En France, où l’on enseigne toujours que la décolonisation de l’« Afrique française » fut exemplaire et pacifique. Et au Cameroun, où il est encore risqué aujourd’hui d’évoquer ce terrible conflit qui enfanta une redoutable dictature… C’est dire l’importance de ce livre, qui retrace l’histoire de la guerre menée par les autorités françaises contre l’Union des populations du Cameroun (UPC), le parti indépendantiste créé en 1948, et tous ceux pour qui la liberté et la justice s’incarnaient en un mot : « Kamerun ! ».
Pendant quatre ans, les auteurs ont enquêté en France et au Cameroun. Ils ont retrouvé de nombreux témoins : militaires français et camerounais, combattants nationalistes, rescapés des massacres… Dans les archives, ils ont consulté des milliers de documents et fait d’étonnantes trouvailles. Ils racontent comment furent assassinés, un à un, les leaders de l’UPC : Ruben Um Nyobè en 1958, Félix Moumié en 1960 et Ernest Ouandié en 1971. Et ils montrent comment l’administration et l’armée françaises, avec leurs exécutants locaux, ont conduit pendant des années une effroyable répression : bombardements des populations, escadrons de la mort, lavage de cerveau, torture généralisée, etc.
Plus de cinquante ans après la pseudo-indépendance accordée au Cameroun le 1er janvier 1960, cette histoire reste d’une brûlante actualité. Car c’est aussi celle de la naissance de la Françafrique, fruit du consensus colonial de la IVe République, puis de la diplomatie secrète de la Ve République. C’est l’histoire, enfin, d’un régime « ami de la France » en guerre perpétuelle contre son propre peuple : après vingt-deux ans de dictature sous Ahmadou Ahidjo et près de trois décennies de déliquescence sous Paul Biya, les Camerounais rêvent toujours d’indépendance et de démocratie.
Aux origines du système néocolonial français en Afrique2
La France, nul ne l’ignore, n’a pas quitté l’Afrique en octroyant l’indépendance
à ses anciennes colonies. Elle est partie pour mieux rester. Pour rester
cachée derrière des régimes qu’elle a elle-même installés, formés et consolidés, et qu’elle s’est arrangée à contrôler et à maintenir en place sur la longue durée. Des accords de coopération, civils et militaires, ont été signés entre ces partenaires inégaux pour moderniser, en les contractualisant, les liens de dépendance.
Des accords de défense (largement secrets) ont également été paraphés
pour permettre aux dirigeants des tout jeunes États indépendants de faire face
aux menaces extérieures et, encore davantage, aux « troubles intérieurs » qui
pourraient à l’avenir les faire vaciller et ainsi ébranler la nouvelle architecture
de ce colonialisme réformé.
Le Cameroun occupe une place particulière dans ce système néocolonial.
Non seulement parce qu’il est le seul pays du « pré carré » français en Afrique
à avoir connu une rébellion armée conséquente, sous l’impulsion de l’UPC, au
moment de l’indépendance, mais également parce qu’il est le premier – si l’on
met de côté le cas particulier de la Guinée d’Ahmed Sékou Touré – à accéder
à l’indépendance, le 1er janvier 1960. Le Cameroun apparaît alors comme un
pays pionnier. Premier pays du « champ » à avoir vu débarquer les « spécialistes
» français de la guerre révolutionnaire, dès le milieu des années 1950, il
est aussi le premier à se voir doté d’une armée nationale et à « bénéficier » de
l’assistance militaire technique française. Cette dernière, activée le jourmême
de la proclamation de l’indépendance, permet de poursuivre sans transition
et, pour encore de longues années, les opérations militaires engagées contre la
rébellion upéciste à l’ère du colonialisme direct, inaugurant dans le sang une
longue série d’ingérences militaires françaises en Afrique.
Né dans un contexte de guerre, c’est tout le régime du Cameroun « indépendant » qui a été imbibé par les modèles « contre-révolutionnaires ». Les
doctrines françaises de contre-insurrection ont muté en système de gouvernement. Quelques mois après l’indépendance, tandis que les opérations de guerre se poursuivaient dans plusieurs régions du pays, une dictature implacable fut installée. Concentré dans les mains du président Ahmadou Ahidjo et de son entourage, mais appuyé par la « coopération » et l’« assistance technique » françaises, le pouvoir camerounais a recyclé les méthodes guerrières utilisées contre les maquis de l’UPC pour les appliquer à tous les « subversifs », c’est-à-dire à tous ceux qui contestaient, ou semblaient contester, les nouvelles
autorités. La surveillance, l’endoctrinement et la répression des populations
devinrent des habitudes. Et l’exception, la règle. Les Camerounais, qui
s’étaient passionnés pour le projet émancipateur de l’UPC dans les années
1950, furent sommés de rejeter leurs « mauvais penchants » et de transférer
leur enthousiasme sur le parti unique d’Ahmadou Ahidjo. Lequel, vampirisant
l’héritage upéciste, s’octroya le titre de pionnier de l’indépendance…
Purgé de ses éléments « subversifs », appelé à traquer en son sein la moindre
« déviance », sommé quotidiennement d’oublier ses amours d’antan, le
peuple camerounais ne put faire vivre son désir de liberté que dans la clandestinité, dans l’exil ou sur le mode du refoulement.
Le même phénomène s’observe, au même moment, dans les autres pays
africains du « pré carré » français. Partout s’installent des régimes à poigne,
dont la pérennité est assurée par les accords de défense, de coopération et
d’assistance technique auxquels leur parrain français les fait souscrire dès leur
accession à l’indépendance, à l’époque exacte où se déroule la guerre du
Cameroun. Profondément inspirés par les méthodes militaires de l’ex-métropole, ces nouveaux régimes reçurent pour mission, afin de sauvegarder les « intérêts français » sur le continent, de lutter sans relâche contre leurs ennemis intérieurs, réels ou potentiels, qu’on voulait croire inspirés par les puissances communistes ou, dans certains cas, anglo-saxonnes. C’est un officier du Centre militaire d’information et de documentation sur l’outre-mer (CMIDOM) qui explique le phénomène dans une étude confidentielle rédigée en 1973 : « Formées de personnels transférés de l’armée française, organisées sur le modèle de cette dernière et équipées de matériels cédés par la France, les armées des jeunes États indépendants constituent, au début, les seuls “outils” structurés à la disposition des gouvernants. Héritières en quelque sorte des Forces françaises outre-mer, elles en adoptent aussi une partie des missions traditionnelles, tout particulièrement préserver l’ordre politique et social (issu de l’indépendance) et être prêtes à faire face à la subversion et, éventuellement, à l’opposition politique. […] Avec le temps, la véritable mission de ces armées va évoluer, l’ennemi à craindre étant plus au-dedans qu’au-dehors. Dans plusieurs pays, l’armée jouera un rôle capital dans la direction des affaires du pays. »
Les processus que nous venons brièvement d’évoquer, la transmission au
sein de l’armée française des savoir-faire contre-subversifs forgés au moment
de la décolonisation, d’une part, et leur utilisation intensive et continue par
des régimes africains vassalisés par la France, d’autre part, sont longtemps
restés inconnus d’une opinion publique française qui se soucie fort peu du
destin de l’Afrique et de la politique qu’y mènent ses gouvernants depuis des
décennies. Ce silence entretenu et consenti est une des forces principales du
néocolonialisme français en Afrique. La faiblesse des contre-feux et des
procédures de contrôle a permis aux dirigeants français de faire passer les dictateurs « amis de la France » pour de fins démocrates, dont les excès de zèle répressif, parfois trop voyants, ne pourraient s’expliquer que par une incorrigible « nature africaine » et par la regrettable inaptitude de leurs peuples à entrer de plain-pied « dans l’Histoire ». Ces arguments ont permis – et permettent encore – à une partie des classes dirigeantes hexagonales de conserver des « liens privilégiés », ô combien rémunérateurs, avec bon nombre de dictateurs, de tortionnaires et de criminels de guerre formés à l’« école française ».
Le silence, cependant, a été partiellement brisé au début des années 1990.
D’abord parce que, à la faveur de la fin de la guerre froide, les peuples africains ont saisi l’opportunité pour faire entendre leur colère. Ensuite parce
qu’il y a eu le génocide des Tutsis du Rwanda, en 1994, derrière lequel on n’a
pas tardé à découvrir de graves complicités françaises. Enfin, parce que des
militants, des journalistes et des chercheurs se sont penchés et mobilisés en
France pour dévoiler la face cachée de la politique africaine de la France. C’est
ainsi que François-Xavier Verschave, président de l’association Survie de 1995
jusqu’à sa mort en 2005, popularisera – le « salopard » !… – le concept de
« Françafrique » pour décrire les relations occultes et malsaines entretenues
entre dirigeants français et africains. C’est ainsi également que des journalistes
ou des chercheurs comme Patrick de Saint-Exupéry, David Servenay ou
Gabriel Périès exhumèrent les canaux de transmission qui permirent aux
génocidaires rwandais de bénéficier de la part de la France non seulement
d’armes, d’appuis logistiques, de soutien moral et politique, mais également
de formations auxméthodes d’éradication de l’« ennemi intérieur » forgées et
diffusées depuis la période de décolonisation par les autorités politiques et
militaires françaises. « Nous avons instruit les tueurs, écrira ainsi le journaliste
Patrick de Saint-Exupéry. Nous leur avons fourni la technologie : notre
“théorie”. Nous leur avons fourni la méthodologie : notre “doctrine”. Nous
avons appliqué au Rwanda un vieux concept tiré de notre histoire d’empire.
De nos guerres coloniales. »
La France contre le Kamerun3
Il ne s’agit en aucune façon ici de refaire toute l’histoire du Cameroun.
Nous cherchons plutôt à comprendre pourquoi les responsables français, de la
IVe puis de la Ve République, avant comme après l’octroi de l’indépendance
du pays, se sont lancés dans une répression aussi féroce. C’est ce contexte qu’il convient en préalable de brosser à grands traits, tout en présentant l’organisation que nous avons retenue pour ce livre, structuré en quatre séquences chronologiques : 1945-1954, 1955-1958, 1959-1960, 1961-1971.
La raison principale de la hargne française s’appelle, on l’a dit, l’UPC.
Créée en 1948 à Douala par quelques « indigènes évolués », comme on les
désignait alors, l’UPC constitue dès le départ un des défis les plus sérieux au
colonialisme français en Afrique. Elle réclame d’abord la justice, la dignité et
l’égalité pour les « indigènes » trop longtemps martyrisés, exploités, abusés.
Elle demande aussi la réunification du pays que se sont partagé les Français
et les Britanniques, par le truchement de la Société des nations (SDN) après la
défaite allemande en 1916, puis celui de l’ONU. S’appuyant sur le statut international du Cameroun qui en fait, avec le Togo, un Territoire à part au sein
de l’Empire français, l’UPC exige surtout l’indépendance : affront insupportable
pour les Français qui, contrairement aux Britanniques, n’ont aucune
intention de lâcher du lest. Malgré les belles paroles du général de Gaulle à
Brazzaville en janvier 1944, ils comptent bien s’agripper à leurs « possessions
» d’outre-mer pour redorer le blason tricolore, assurer la défense nationale et faire quelques menus profits. Épine dans le pied des colons français, l’UPC se refuse, au contraire d’autres mouvements nationalistes africains, à tout compromis. Sa popularité se consolide, ses mots d’ordre se diffusent
dans tout le pays. Elle risque même de faire tache d’huile à travers le
continent. La répression française, qui n’est pas d’abord militaire, se durcit.
En vain (première partie).
Paris envoie alors, pour se maintenir à Yaoundé, des Hauts Commissaires
à poigne. Roland Pré d’abord, un ancien de la Résistance française contre le nazisme, qui voit des communistes partout. Il engage l’épreuve de force en mai 1955 et fait interdire l’UPC. Pierre Messmer ensuite, réputé libéral, mais qui ne craint pas lui non plus de faire couler le sang. Les nationalistes
camerounais maintiennent le cap. Dans la clandestinité, le programme
– indépendance, réunification, justice sociale – est maintenu. Et s’incarne
dans un mot : Kamerun ! Pied de nez aux Français, l’UPC brandit le nom que
leurs ennemis héréditaires, les Allemands, avaient donné à ce pays quelques
décennies plus tôt, avant son partage entre le Cameroun français et le Cameroon britannique. Pour les Camerounais, le mot devient slogan. Plus qu’un
programme, c’est un esprit : celui de la résistance. La France n’y tient plus.
Elle frappe, elle tue, elle enferme : en Sanaga-Maritime, mais aussi dans la
région que le colonialisme appelle « Bamiléké ». Ses soldats s’y livrent à la torture systématique, pour obtenir des renseignements et semer la terreur. La
France veut étouffer l’espoir : Ruben Um Nyobè, leader exemplaire du mouvement nationaliste, est assassiné en 1958 dans les maquis de Sanaga-Maritime (deuxième partie).
Le Cameroun devra suivre le chemin tracé par Houphouët-Boigny en
Côte-d’Ivoire et non celui de Sékou Touré en Guinée. Croyant avoir gagné,
ou cherchant à hâter sa victoire en leurrant les Camerounais, la France prépare
l’accession du pays à une « indépendance » qu’elle s’ingénie au préalable
à vider de son contenu. Elle a trouvé en Ahmadou Ahidjo, un petit homme
du nord du pays, le polichinelle idéal pour créer l’illusion. La flamme « kamerunaise » résiste encore, pourtant, quoique difficilement. En Sanaga-Maritime, la mort d’Um a presque atteint son objectif. Mais la résistance se
poursuit dans cette région aussi, comme dans les régions de Yaoundé, de
Douala et du Mungo. C’est surtout dans la région Bamiléké, l’Ouest-Cameroun,
que les combats sont les plus acharnés. Entrées en dissidence, les populations
de la région participent massivement à l’insurrection. Les autorités
françaises, qui ne sont théoriquement plus « chez elles » depuis le 1er janvier
1960, optent alors pour les représailles collectives : les bombardements
aveugles sur des villages entiers. C’est la « guerre totale », l’hécatombe. En exil forcé, au Caire, en Guinée, au Ghana, Félix Moumié, président de l’UPC, tente de trouver des soutiens étrangers et d’alerter une opinion internationale, française en particulier, aveuglée par les éclats meurtriers de la guerre d’Algérie. En novembre 1960, les services secrets français dénicheront à Genève une bonne adresse et un bon cocktail, pour lui faire passer l’envie de protester (troisième partie).
Maintenant que ses parrains français ont éliminé ses deux principaux
rivaux, Um Nyobè et Moumié, et écrasé la « révolte bamiléké », le « fantoche
» Ahmadou Ahidjo peut lever les bras en signe de victoire. La France de
Charles de Gaulle et de Jacques Foccart prend toutes les dispositions utiles
pour assurer sa longévité. À Yaoundé, les méthodes élaborées pour faire la
guerre à l’UPC se transforment en mode de gouvernement. Comme dans les
autres pays d’Afrique francophone, l’« indépendance » a enfanté une coriace
dictature : une façade derrière laquelle l’ancienne puissance coloniale peut
discrètement manoeuvrer. Revenu clandestinement d’exil, Ernest Ouandié,
vice-président de l’UPC, cherche vaillamment à rallumer la flamme et à
secouer cet état de fait. Mais le contexte est défavorable. À l’intérieur du
Cameroun, le contrôle des populations par les forces gouvernementales est
maintenant trop serré. Les militants kamerunais s’épuisent. À l’étranger, les
soutiens potentiels ont déserté : ils se passionnent maintenant pour le
Congo-Léopoldville et les colonies portugaises, ils se mobilisent pour le Viêt-nam…
et en oublient les « causes perdues ». Ouandié, de plus en plus isolé, perd le
contact avec ses amis exilés. Les tentatives de « deuxième front », lancées
depuis le Congo-Brazzaville, échouent lamentablement. Début 1971,
Ouandié est fusillé en public par un peloton d’exécution. Le Kamerun a vécu,
la Françafrique triomphe (quatrième partie).
- Les auteurs :
Thomas Deltombe, journaliste indépendant, est l’auteur de L‘islam imaginaire. La construction médiatique de l’islamophobie en France, 1975-2005 (La Découverte, 2005).
Manuel Domergue est journaliste au magazine Alternatives économiques.
Jacob Tatsitsa, enseignant, est doctorant en histoire à l’université de Yaoundé-I. - Kamerun !, pages 14-16.
- Kamerun !, pages 26-28.