Le journaliste et écrivain Faris Lounis a lu Avant qu’il ne soit trop tard, une anthologie des chroniques publiées par Kamel Daoud ces dernières années. Selon son éditeur, ce dernier y « jette un regard lucide et implacable sur la France, où il vit désormais ». Pour Faris Lounis, on y lit plutôt un glissement inexorable vers les thèses de l’extrême droite française, dont celle d’un prétendu « grand remplacement ».

Plus de quatre-cents pages saturées de bavardage, une décennie de chroniques (2015-2025) se réclamant de la « nuance », de « l’esprit de dissidence » et du « courage », le nouveau recueil de Kamel Daoud intitulé Avant qu’il ne soit trop tard (Les Presses de la Cité, 2025) donne à voir la cohérence des obsessions identitaires et chauvinistes qui dominent le discours de l’écrivain.
À l’image de certains cercles possédés par une détestation revancharde et irrationnelle du « gauchisme culturel » – cet effroyable « complice de l’islamisme » –, sa rhétorique droitière, scrupuleusement respectueuse des préceptes de l’identitarisme du Printemps républicain, a irrésistiblement glissé vers celle de la droite extrême.
En apparence, il défend la « part universelle » de la France, « sa part mondaine, sa part “ouverte” » qui serait « violemment contestée par le nombrilisme, le populisme, le déclinisme. Par la jalousie guillotinante, la peur de quelques mécènes » (page 403).
Mais, dans les faits, il est le gendarme zélé du repli paranoïaque et du provincialisme rétrograde des néoconservateurs français qui pensent que Marine Le Pen serait dans la « mollesse avec l’islamisme » ou que « le Rassemblement National est très à gauche ». D’une chronique à l’autre, l’écrivain accompagne vaillamment les guerres intellectuelles et idéologiques que mènent les militants de l’arc néoréactionnaire contre la « radicalité de l’extrême gauche », le « wokisme », le « progressisme » et la « repentance coloniale ».
Faisant de la condamnation absolue de l’anticolonialisme algérien, du dénigrement de la langue arabe et du blanchiment des idées suprémacistes des extrêmes droites sa « rente littéraire » – celle qui lui a valu le prix Goncourt pour son « roman » Houris (Gallimard, 2024), cette dissertation révisionniste faisant de la guerre de Libération algérienne une guerre « contre la France », contre la « civilisation occidentale » et le prélude du « terrorisme islamiste » –, Kamel Daoud incarne désormais la figure de l’Arabe, non pas « traître à sa patrie » ou « informateur indigène » (comme l’affirment certains conservateurs algériens), mais celle du militant algérien (et/ou arabe) réactionnaire au nom de sa « francophilie », la figure de proue de ce qu’on peut désormais appeler la diversité de droite, voire de l’extrême droite.
« Le lanceur d’alerte qui ose tout dire »
La logique narrative du livre est une machine idéologique à produire des platitudes culturalistes, sentencieuses et erronées. L’inculture historique de l’auteur au sujet des contextes français (et même algériens !), couverte d’une mystique du « courage de la vérité », devient la « qualité », la « distinction » même de celui qui « ose tout dire ».
Comment peut-on devenir l’expert d’un pays sur lequel l’on ignore pratiquement tout ? C’est très simple, du moins pour un écrivain algérien baptisé une fois pour toute « francophone » et « francophile » (c’est-à-dire « civilisé » par rapport à la repoussante figure de l’écrivain dit « arabophone », « incompatible » par essence et par destination avec les « Lumières » et la « sensualité » de la langue française) : parsemer ses dits et écrits de déclarations prouvant son infaillible « amour de la France » serait un gage irréfutable de « véracité ». Une fois réalisée, cette performance discursive épargne à son locuteur l’argumentation de ses propos, l’intérêt pour la réalité des faits sur lesquels il ne cesse de discourir. Exprimer solennellement le souhait de « sauver » d’une guerre de religions qui se préparerait dans ses « banlieues de l’islam » ne pourrait être que « lucidité » et « clairvoyance ».
Savourons les mots de Kamel Daoud. Je suis, proclame-t-il, le « fantôme muet dans son savoir » qui exercerait « un métier de lanceur d’alerte ». Il serait le surhomme néo-naturalisé, le « témoin de la naissance de l’islamisme algérien et de son combat contre nos vies ». Ici, on est dans la géographie religieuse de l’écrivain dit « laïque », celui qui parle le langage des prophètes pour mieux s’opposer, pense-t-il, aux islamistes : « Tous les écrits ici réunis insistent sur un point : “Soyez prudents, un pays peut être perdu en un instant !” Il suffit de si peu pour que tout parte en fumée : un incendie, une paresse ou un haussement d’épaules devant le mal. Une nation peut disparaître comme un nuage, un vêtement égaré ou une idée chassée par un sommeil du cœur » (page 16).
Sur quel fait l’auteur se base-t-il pour étayer son oracle ? Sa « preuve » irréfutable, c’est l’argument identitaire : « Certains d’entre nous, survivants de la guerre civile algérienne, ont l’impression, soit par exagération, soit par lucidité, que celle-ci se rejoue en France. » De ce fait, toute critique de l’originalité présumée de ses analyses labellisées « algériennes » (mais qu’on trouve dans Le Figaro, Valeurs actuelles, CNews, BFMTV ou même LCI) par ce qu’il appelle les « ingénieurs de la culpabilité postcoloniale », serait un ignoble acte de « censure ». Contredire équivaudrait à « interdire ».
Dans « la chronique », qui est son « espace pour devenir persan », Kamel Daoud « tente de comprendre les Français et de déchiffrer [s]on propre regard. [Il] découvre le plaisir coûteux de rester libre ». Outre la décevante grandiloquence se réclamant adroitement de Montesquieu, le baratin pseudo-journalistique devient la norme du discours entendable sur le tristement célèbre triptyque immigration-islam-insécurité auprès des élites hégémoniques en France.
« La critique du colonialisme, c’est l’islamisme ! »
Nous l’avons vu, Kamel Daoud serait l’expert du monde arabe qui ne porte aucun intérêt pour l’Histoire et l’argumentation des idées avancées dans ses chroniques « dissidentes » et « courageuses ». Appréhendant « le “Sud” global » comme « une nouvelle géographie antioccidentale » (page 360), la critique du colonialisme et de ses survivances morbides dans le domaine euro-étasunien relèverait selon lui d’une sympathie éminemment problématique pour cet « axe du Mal ».
En exemplaire « persan » algérien à la pensée « complexe », ce très bon national-républicain serait l’antithèse salvatrice du « Persan confessionnel, le colonisé […], le Persan revenu en France exigeant des droits de victime » (page 15). Ainsi, ne pouvant distinguer entre la guerre de Libération algérienne et les instrumentalisations qui en sont faites, il préfère s’investir dans « [s]a guerre avec la guerre d’Algérie ». Insurgé contre « les simplifications » (page 17), il estime « lucidement » que la critique de cette guerre sert d’excuse « au repli sur soi parmi certains Français qui viennent des ex-colonies et qui vivent mal en Métropole. Les radicaux y puisent leurs discours communautaires, le rejet et le refus d’intégration. Le malaise des banlieues est aussi un malaise de la mémoire » (page 93).
On est ici dans la rhétorique de l’humiliation « nationale », l’autre guerre idéologique menée à la « repentance » coloniale par les nostalgiques des « bienfaits de la colonisation ». Intensifiant sa « résistance » contre la culture de la « contrition », le chroniquer déclame « l’indicible » au moment décisif : « L’homme occidental, le Français, se sent coupable d’une guerre qu’il n’a pas menée et dont il porte le déni. Il doit assumer, raconter son récit complété, transmettre. Mais cela ne fait pas de lui un coupable idéal sommé de s’agenouiller devant ceux-là mêmes qui soutiennent que la vie ne vaut rien si elle ne sert pas de marchepied. » Impressionnant retournement du stigmate !
À rebours des discours de ses « compatriotes » algériens qui « rêvent d’une guerre éternelle avec l’Occident pour préserver un stigmate sacré » (page 16), le « lanceur d’alerte » appelle de ses vœux à mettre fin à la « culpabilité coloniale » (page 187) qui gangrènerait le « monde occidental ».
Car, si l’on « aime la France » véritablement, un travail de prévention s’impose pour éviter le « chaos » : toute critique radicale de l’impérialisme risquerait de catalyser la « jonction du djihadisme et du décolonialisme », cette périlleuse « idée des islamistes maghrébins pour enrôler en masse en France parmi les communautaristes et parmi les musulmans maghrébins » (page 430). Prévisible « trouvaille » sémantique d’une rhétorique de l’inversion, l’écrivain dégrade les principes républicains, humanistes et féministes en valeurs identitaires pour défendre un « Occident blanc » qui serait « ciblé » par les héritiers « musulmans » de l’immigration post-coloniale.
« L’islamophobie n’existe pas, ne doit pas exister »
Les ouvrages et les études académiques prouvant l’existence de l’islamophobie ne manquent pas. Et c’est une grande banalité que de le rappeler.
Des livres comme La nouvelle islamophobie (La Découverte, 2003) de Vincent Geisser ; L’Islam imaginaire. La construction médiatique de l’islamophobie en France, 1975-2005 (La Découverte, 2007) de Thomas Deltombe ; Islamophobie. Comment les élites françaises fabriquent le « problème musulman » (La Découverte, 2016) de Abdellali Hajjat et Marwan Mohammed ; Les femmes musulmanes ne sont-elles pas des femmes ? (Hors d’atteinte, 2023) de Hanane Karimi ; La Cité des musulmans. Une piété indésirable (Amsterdam, 2025) de Hamza Esmili ; ou même des rapports, comme celui de Marie-Anne Valfort publié par Institut Montaigne en octobre 2015, « Discriminations religieuses à l’embauche : une réalité », documentent largement ce racisme anti-Islam et anti-Arabes dans l’espace public et sur le marché du travail français. Mais pour Kamel Daoud, la réalité est tout autre.
Réagissant patriotiquement à la parution d’un ouvrage collectif dirigé par trois chercheurs intitulé La France, tu l’aimes mais tu la quittes. Enquête sur la diaspora musulmane (Seuil, 2024), l’éditorialiste vedette du Point, sans se sentir obligé d’avancer la moindre preuve factuelle, avance en confondant, comme à l’accoutumée, l’acte de « récuser » d’avec celui de « réfuter ».
Ainsi, l’islamophobie serait pour lui « une mythologie volontairement élaborée autour de cette réalité-fiction » par « les islamistes », « l’Anglo Saxonie woke », « les décoloniaux de gauche – des fervents de la crucifixion – » et les « Maghrébins installés en France qui pratiquent la culpabilisation comme on fait du surf » (page 404). Dans quel but ? Parce que « les partisans du wokisme » (il est à noter que cet « antiwokisme » s’attaque à l’indépendance des institutions scientifiques) critiquent ce racisme hérité du colonialisme dans le dessein d’encourager une « dérive au Sud » : « revitaliser le discours postcolonial antifrançais et antioccidental » (page 31).
Dans la posture du gendarme qui dit à « l’Occident » les « mots qu’il ne veut pas entendre » (page 83), il déclare que l’islamophobie serait née de l’islamisme (page 43) et que les musulmans en sont responsables. Pourquoi ? Parce qu’ils seraient silencieux, passifs sur la progression imaginaire de l’islamisme (page 44), voire même complaisants avec cet intégrisme religieux (page 50).
À quoi servirait l’étude publiée au Seuil, selon l’écrivain ? À édulcorer le « sentiment antifrançais » (page 31) des musulmans qui viendraient « en France pour éduquer » leurs « enfants et leur garantir la France des “aides”. Mais, dès que les diplômes et la nationalité sont obtenus, on préfère les voir vivre en Amérique et hurler à l’islamophobie française » (page 405). Pour lui, « la France, c’est la gratuité assortie au coefficient de culpabilité » (page 405).
« Un courageux arabe pense le Grand remplacement »
Attribuant l’assassinat policier de Nahel Marzouk (le 27 juin 2023 à Nanterre) à un défaut « d’assimilation » et de manque « d’amour de la France » que cultiveraient les « générations immédiates, d’immigration ou nées de l’immigration » par ce qu’« on idéalise le pays quitté par soi ou par les ascendants » (page 343) ; assimilant la massification de l’enseignement de la langue arabe en Algérie au « culte [des] fosses de l’identitaire » (page 88) et du sous-développement ; validant la thèse raciste postulant l’existence d’un « vote musulman » qui serait motivée par une « judéophobie » inhérente à l’islam (page 354) ; critiquant la France qui « adore la subvention et ignore qu’elle attire la misère du monde » parce qu’elle serait aveuglée par son « éternel biais français de la culpabilité » (page 375) ; refusant de se rendre « au déjeuner des best-sellers de “l’Express” » à cause de la présence annoncée de Jordan Bardella (Libération, Adrien Franque et Simon Blin, 04/02/25) tout en faisant l’éloge politique de l’ex-députée européenne du Rassemblement national Malika Sorel (page 391) ; adoptant le récit génocidaire du gouvernement israélien pour « libérer » les Palestiniens des « armées imaginaires de libérateurs médiatiques de la Palestine » (Le Point, 13/10/23. Voir aussi : Le Point, 29/04/24 ; 17/05/24 ; 28/04/25), Kamel Daoud parachève dans son recueil de chroniques sa radicalisation idéologique par l’adoption de la thèse nazie du « grand remplacement » (selon Olivier Mannoni, Traduire Hitler, 2022).
Dans une récente chronique intitulée « Le flux migratoire, arme nucléaire des régimes pauvres » (Le Point, 23/03/25), il aborde la question migratoire en France sous l’angle de la métaphore aquatique chère au Front / Rassemblement national. « Le Sud », affirme-t-il, et à sa tête l’Algérie, « sera donc la démographie et son effet secondaire, l’invasion migratoire du Nord riche et trop heureux. C’est ainsi que s’énonce, maintenant, le bras de fer du monde moderne. » De la complexité et de la richesse des migrations qui constituent la France empirique, il ne perçoit que les « chaloupes de migrants » que lancerait le « Sud global » « contre les hauts murs ébréchés des démocraties du Nord, pour le même désir de domination ».
Au sommet de sa consécration « littéraire », cet exemplaire néo-naturalisé (par décret présidentiel) ne peut qu’éprouver le ressentiment du dominant à l’égard des sous-prolétaires qui n’écrivent pas des livres comme lui (nous noterons que l’auteur éprouve un ressentiment encore plus féroce envers ce qu’il appelle « les élites décoloniales algéroises », c’est-à-dire les intellectuels algériens et binationaux qui ne pratiquent pas le catéchisme de « l’amour du français » et critiquent factuellement sa radicalisation politique).
Pour lui, ces mouvements humains seraient « le “nucléaire des pauvres” pour menacer l’Occident ». Après tout, ce venin idéel serait indispensable pour « émanciper » la République française de la « haine » des Algériens, des binationaux, des immigrés, des musulmans, des « wokistes » et de la gauche qui risquerait la « détruire ».
« Les grandes passions sont propices aux mythes », écrivait Bertrand Russel dans De la fumisterie intellectuelle [1943] (L’Herne, 2013). Et l’adhésion aveugle de Kamel Daoud aux mythologies néocoloniales de l’arc néoréactionnaire accouche d’Avant qu’il ne soit trop tard : un panthéon de foutaises éminemment anxiogènes.
Par Faris Lounis