Ceux que l’on appelle les harkis ne sont pas un groupe ethnique. On n’est pas harki de génération en génération. Ce sont des citoyens français. Mais ils ont été des victimes de l’histoire, ils ont été les prisonniers d’un piège historique. C’est ce destin particulier qui les a constitués en une collectivité historique.
Certains d’entre eux ont fait l’expérience douloureuse de la trahison et de l’injustice, d’autres, la plupart d’entre eux, maintenant que les années ont passé, ont hérité du souvenir de la blessure qui a été infligée à leur père ou à leur grand-père. Si l’on n’est pas harki de génération en génération, il n’en est pas moins vrai que le souvenir du malheur, lui, se transmet de génération en génération.
Or, que nous apprennent les travaux de Mohand Hamoumou, qui fut mon étudiant et dont les travaux m’ont sensibilisée au drame des harkis, et d’autres travaux historiques ? Que le choix en faveur de la France au cours de la guerre d’indépendance, qui fut aussi une guerre civile, fut souvent lié à l’adhésion à la France et aux droits de l’homme, parfois au hasard de la guerre et des liens familiaux, parfois au refus du terrorisme du FLN.
La vérité n’est jamais simple. Mais, supplétifs recrutés par l’armée ou cadres de l’administration coloniale, tous sont devenus des victimes, constitués en collectivité historique par ce destin tragique. Ce que nous apprennent aussi les travaux des historiens, c’est que le chef de l’Etat 1 ne s’embarrassait pas de considérations morales.
Lorsque furent signés les accords d’Evian, malgré les engagements pris et après quelques semaines pendant lesquelles rien ou presque rien ne se passa, beaucoup d’entre eux (100 000, 150 000 ?) furent massacrés par le FLN victorieux. Les autorités militaires avaient reçu de Paris l’ordre de ne pas intervenir. C’est en désobéissant aux ordres du pouvoir politique qu’un certain nombre d’officiers, qui ne pouvaient pas accepter de renier leur parole, sauvèrent certains d’entre eux et les rapatrièrent en France. Il y furent mal accueillis, pour parler en termes neutres.
C’est que leur existence même gênait pour relire glorieusement l’histoire de la guerre. Par leur seule existence, ils empêchaient d’oublier la sale guerre qui avait été menée en Algérie. Les Français préféraient écouter le verbe du général de Gaulle qui transfigurait les événements en victoire de la France. Désormais, la France, débarrassée de la dernière guerre coloniale, était libre de se consacrer à la grande politique mondiale.
Les intellectuels de gauche, spécialisés dans la défense des victimes, avaient été trop engagés dans le juste combat contre les tortures de l’armée française et dans l’appui au FLN, pour qu’ils pussent faire autre chose, au mieux, que de leur manifester, verbalement une fois, leur sympathie. Les défenseurs des harkis n’étaient pas dans le bon camp, et toutes les victimes n’ont pas droit à la même solidarité.
L’installation de la majorité des familles dans des camps ne faisait qu’illustrer le refus de la France d’assumer son passé colonial. Quant au FLN, dans l’Algérie indépendante, il racontait son histoire sur le modèle de la Résistance française au nazisme et il attribuait une fois pour toutes le rôle de collaborateurs aux harkis. Le FLN, d’un côté, la France gaulliste de 1962, de l’autre, ont donc gagné aux dépens des harkis la bataille de la mémoire, comme les communistes et les gaullistes avaient gagné en 1945 la bataille de la mémoire de la résistance aux dépens des victimes non communistes des déportations.
II ne faut pas sombrer dans un misérabilisme plus ou moins intéressé qui nourrit le cercle vicieux de l’assistance. Aujourd’hui (et, là encore, les travaux de Mohand Hamoumou et d’autres le montrent), de nombreux enfants de harkis, par leur volonté et leurs efforts, soutenus par leurs parents, par l’action obscure et modeste des instituteurs, des travailleurs sociaux et de quelques-uns de leurs amis – je voudrais d’ailleurs rendre hommage à André Wormser qui n’a cessé d’être leur ami – se sont silencieusement intégrés dans la société française.
Et pourtant, tout n’est pas réglé. La blessure morale, elle, n’est pas guérie. La France s’est mal conduite. Elle n’a pas respecté sa parole pour des raisons politiques. Elle a abandonné à la vengeance de ses ennemis ceux qui étaient engagés pour elle. Elle n’a pas su accueillir sur son territoire ceux qu’elle avait recrutés pour mener la guerre. Elle n’a pas su reconnaître que, patriotes et victimes, les harkis devaient être d’abord pleinement reconnus comme citoyens français – et pas seulement au moment des élections, quand il s’agit d’obtenir leurs voix.
Les juifs resteront toujours reconnaissants à Jacques Chirac, président de la République, qui a reconnu la responsabilité de la France dans le statut des juifs d’octobre 1940 et dans les déportations. Jacques Chirac a compris que les fautes refoulées et les mensonges empoisonnent la vie de la démocratie. Ce que les juifs ont demandé et obtenu, les enfants de harkis le demandent.
Nous sommes tous heureux que les gouvernements algérien et français rapprochent aujourd’hui politiquement ces deux peuples qui ont été et sont toujours restés si proches. Veillons à ce que cette politique de réconciliation ne renouvelle pas le pacte honteux des deux mémoires nationales, qui se sont construites en 1962 en déniant l’existence et le destin de ceux qui s’étaient engagés aux côtés de l’armée française. Veillons à ce que cette réconciliation ne se réalise pas aux dépens de la vérité et des droits d’une partie des citoyens français.
La réconciliation entre l’Algérie et la France ne sera jamais complète si elle s’établit sur un déni de justice. C’est l’histoire qui a constitué les harkis et leurs familles en tant que collectivité historique, c’est en tant que collectivité historique qu’ils réclament la vérité.
Depuis 1962, les harkis ont été aidés et assistés, même si cela a souvent été de manière insuffisante. Mais ce n’est pas l’assistance qu’ils demandent aujourd’hui, c’est la reconnaissance, dans tous les sens du terme. Comme tous les citoyens d’une société démocratique, autant que tous les autres, ils ont droit à la vérité et à la justice.
Dominique Schnapper