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Édition du 1er au 15 décembre 2024

Josette Audin attend une condamnation des crimes de guerre commis avec l’assentiment du pouvoir politique de l’époque

Florence Beaugé, dont les articles publiés dans le Monde ont largement contribué à la relance des débats sur la torture à partir de l'année 2000 – voir ses interviews de Louisette Ighilhariz et des généraux Bigeard, Massu et Aussaresses – revient sur les déclarations de ce dernier concernant la mort de Maurice Audin telles que Jean-Charles Deniau les rapporte dans son ouvrage. Selon la journaliste, Josette Audin attend non pas une « repentance » de la part de la France, mais une reconnaissance et une condamnation des crimes de guerre commis avec l'assentiment du pouvoir politique de l'époque. De François Hollande, la veuve de Maurice Audin espère un geste « comparable à celui qu'a fait Jacques Chirac pour la rafle du Vel'd'Hiv ». Pour elle, il serait grand temps que la France regarde son passé en face, si elle veut enfin pouvoir tourner la page de la guerre d'Algérie.

Maurice Audin, mort « pour l’exemple » ?

par Florence Beaugé, Le Monde, le 7 février 2014

C’est une voix d’outre-tombe. Un mort qui parle d’un autre mort, à destination des vivants. Quelle valeur lui accorder ? Difficile de ne pas se poser la question en refermant le livre du journaliste et documentariste Jean-Charles Deniau, La Vérité sur la mort de Maurice Audin (Equateurs, 268 pages, 20 €), publié en janvier.

Le 11 juin 1957, Maurice Audin, 25 ans, mathématicien, assistant à la faculté d’Alger, militant communiste et père de trois enfants en bas âge, est arrêté à son domicile d’Alger par les parachutistes du général Massu. On ne le reverra jamais. Selon la thèse officielle de l’armée française ? toujours en cours ?, le jeune homme s’est évadé lors d’un transfert en Jeep. Plus d’un demi-siècle plus tard, le général Paul Aussaresses, le coordonnateur des services de renseignement pendant la bataille d’Alger, apporte dans ce livre un témoignage posthume. C’est lui, dit-il, qui a organisé l’exécution de Maurice Audin, sur ordre du général Massu, son supérieur.

On savait depuis 1958, grâce à l’enquête minutieuse de l’historien Pierre Vidal-Naquet, L’Affaire Audin (Minuit), que Maurice Audin ne s’était pas évadé. Il est mort alors qu’il était aux mains des parachutistes. A-t-il succombé lors d’une séance de torture ou a-t-il été étranglé par l’un de ses bourreaux, le lieutenant Charbonnier, exaspéré par son mutisme ? Pierre Vidal-Naquet penchait pour la deuxième hypothèse. La mort d’Audin était donc considérée comme un accroc, pas une exécution programmée.

Le livre de Deniau contredit cette version. Selon les confidences que lui a faites Aussaresses dans les mois qui ont précédé son décès, le 4 décembre 2013, à l’âge de 95 ans, Maurice Audin aurait été poignardé par un sous-lieutenant, Gérard Garcet, après avoir été transporté à une vingtaine de kilomètres d’Alger. Massu aurait exigé cette exécution, « pour l’exemple ».

Mais pourquoi, dans ce cas, avoir choisi Maurice Audin, un militant de second plan au sein du Parti communiste algérien, à l’inverse d’un Henri Alleg, directeur du journal Alger républicain ? Alleg était aux mains des parachutistes au même moment qu’Audin. Il subira les mêmes supplices et tirera de cet épisode un document bouleversant, La Question (Minuit, 1958). Autre incohérence, relevée par l’historienne Sylvie Thénault, spécialiste de la guerre d’Algérie : « L’exécution pour l’exemple ne tient pas la route si l’on procède à une exécution camouflée, dont la rumeur ne s’est même pas diffusée. »

De fait, Aussaresses lui-même et la fiabilité de ses propos, compte tenu de son grand âge, pourraient constituer une des faiblesses du livre de Jean-Charles Deniau. Le tempérament provocateur du vieux général le conduisait à mentir, entre deux vérités, parfois même à répondre n’importe quoi pour mettre fin à une conversation qui l’ennuyait.

La façon dont Deniau interroge Aussaresses et lui arrache des réponses en dérange certains. Dans un enregistrement effectué par le journaliste, on entend la voix chevrotante du général : « Eh bien on a tué Audin? On l’a tué au couteau? pour faire croire que c’était les Arabes qui l’avaient tué? Voilà. Qui a décidé de ça ? C’est moi. Ça vous va ? », lance-t-il à son intervieweur. « On dirait que les aveux d’Aussaresses n’avaient pour but que de faire plaisir au journaliste. Deniau dit sans cesse qu’il cherche la vérité. Mais plus il répète ce mot, et plus on sent la vérité s’échapper », dénonce François Demerliac, réalisateur du documentaire Maurice Audin, la disparition. Pour lui, l’auteur du livre « part d’une hypothèse et cherche à tout prix à la faire valider par son interlocuteur ».

Cependant, pour l’historien Benjamin Stora, le livre de Deniau constitue « un pas en avant ». Cet ouvrage ne livre pas forcément « la vérité », souligne-t-il, mais il faut « prendre acte » des hypothèses soulevées et les vérifier, en procédant, notamment, à des fouilles en Algérie, à l’endroit même où Deniau croit que Maurice Audin a été enterré, dans une fosse commune.

Obtiendra-t-on un jour des aveux de l’exécuteur présumé ? Car Gérard Garcet est toujours vivant. Il a 82 ans, vit reclus dans une ville de Bretagne, protégé par les lois d’amnistie votées après la guerre d’Algérie, et refuse tout entretien.

C’est en tout cas la deuxième fois en deux ans que son nom est cité dans l’affaire Audin. En mars 2012, une journaliste du Nouvel Observateur, Nathalie Funès, a révélé qu’elle avait retrouvé dans les archives du colonel Yves Godard, l’ancien commandant de la zone Alger-Sahel (décédé en 1975), un document inédit, désignant nommément Garcet comme « l’agent d’exécution » de Maurice Audin. Selon Godard, Audin aurait été exécuté par erreur, à la place d’Henri Alleg. Vrai ? Faux ? Nul ne le sait. Une chose est sûre : ce texte, conservé à l’université Stanford, en Californie, constitue le « premier document signé d’un officier de l’armée française confirmant que le mathématicien a bien été exécuté par un militaire et ne s’est pas évadé », souligne la journaliste.

Aussaresses valide donc la thèse de l’exécution d’Audin, mais pas celle d’une erreur d’identité. Que l’on donne du crédit ou non à cet aveu tardif, pourquoi donc le vieux général, malade depuis longtemps, a-t-il choisi de parler une fois encore, lui qui avait si chèrement payé ses révélations au Monde, en novembre 2000, dans lesquelles il avouait « sans remords ni regrets » avoir pratiqué à grande échelle tortures et exécutions sommaires pendant la bataille d’Alger ? Une interview suivie de deux livres, du même acabit. Aussaresses y révélait qu’il avait pendu Larbi Ben M’Hidi, l’un des chefs du FLN, et fait précipiter dans le vide, du haut du 5e étage d’un immeuble d’Alger, l’avocat Ali Boumendjel. Se désolidarisant de ses anciens compagnons d’armes, le vieux général a continué de déballer les secrets de la « grande muette », au point de se voir radier de la Légion d’honneur par Jacques Chirac, le président de l’époque. Quel intérêt avait donc le général à révéler, en 2013, le sort de Maurice Audin ? La réponse est simple : Elvire Aussaresses.

C’est en 2002 que le général épouse en secondes noces une Alsacienne, antiquaire à la retraite de dix ans sa cadette. Médaillée de la Résistance à 17 ans, Elvire Aussaresses est une forte personnalité, une originale qui déteste les faux-semblants. En Paul Aussaresses, qu’elle protège « comme une tigresse », elle ne voit que le héros de la France libre, celui qui sautait en parachute derrière les lignes ennemies en uniforme allemand.

Depuis qu’elle est entrée dans sa vie, Elvire l’encourage à tenir tête à ceux qui refusent la vérité sur la guerre d’Algérie, des « révisionnistes », jure-t-elle. Le sort de Maurice Audin lui tient à cœur. Elle sait que Josette Audin et ses enfants attendent depuis un demi-siècle de connaître la vérité. Régulièrement, elle interpelle son mari : « Quand vas-tu te décider à dire ce qui s’est passé ? »

Quand elle apprend, en février 2013, que la veuve de Maurice Audin a eu l’autorisation de consulter des archives déclassifiées concernant son mari et qu’elle n’y a rien trouvé, Elvire pique une sainte colère. « J’ai dit à Paul : ça suffit ! Ça fait presque soixante ans que ça dure ! Tu vas enfin la dire, la vérité ? raconte-t-elle aujourd’hui. Je n’avais pas d’autre idée en tête que Mme Audin et sa famille. »

Le général renâcle. Sa femme se fait menaçante. « Je vais me fâcher ! », lui lance-t-elle. A-t-il cru qu’elle allait le quitter ? Elvire Aussaresses se le demande aujourd’hui, non sans remords. En tout cas, le général finit par se mettre à table. Il lui raconte « les bombes, les communistes, les rendez-vous avec Massu ». Il parle d’« exemple ». Il se souvient qu’on lui a dit : « Il faut liquider un de ces Français qui travaillent contre nous. » Le jour où Aussaresses « reçoit l’ordre de tuer Audin », confie-t-elle encore, c’est Garcet, l’un de ses équipiers, qui est de service. A lui revient la charge d’emmener le prisonnier loin d’Alger et de l’exécuter. Sous la pression de son épouse, Aussaresses se confie ensuite à Jean-Charles Deniau, qui enquête depuis longtemps sur ce dossier.

La Vérité sur la mort de Maurice Audin ne convainc pas la veuve du mathématicien disparu. En Aussaresses, Josette Audin ne voit qu’un menteur professionnel. En Jean-Charles Deniau, elle voit un opportuniste, soucieux de faire du sensationnel en utilisant le nom d’Audin. Le journaliste, lui, se défend : « J’ai fait mon enquête de la façon la plus honnête. J’ai posé et reposé mes questions de multiples façons à Aussaresses. Il n’était pas sénile. Il était crédible à 100 %, en tout cas à 90 % », assure-t-il, estimant que si le vieux général s’est confié à lui, c’est parce qu’il était « dans le remords, à fond », à la fin de sa vie.

Saura-t-on jamais la vérité sur Maurice Audin – au-delà de l’essentiel, à savoir qu’il a bel et bien été tué par les paras français ? Josette Audin en doute. Agée de 81 ans aujourd’hui, cette ancienne enseignante est aussi discrète qu’inflexible. Ni elle ni ses enfants – il lui en reste deux sur trois – ne renonceront à leur quête de la vérité. Mais voilà des années que le combat de Josette Audin dépasse le cas de son mari.

De la France, elle n’attend pas une « repentance » mais une reconnaissance et une condamnation de ce qui a été : la torture, les exécutions sommaires, l’élimination de centaines de milliers d’Algériens… Autant de crimes de guerre commis avec l’assentiment du pouvoir politique de l’époque. De François Hollande, Josette Audin espère un geste « comparable à celui qu’a fait Jacques Chirac pour la rafle du Vel’d’Hiv ». Pour elle, il serait grand temps que la France regarde son passé en face, si elle veut enfin pouvoir tourner la page de la guerre d’Algérie.

Florence Beaugé

Journaliste au Monde

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