Jean-Paul Sartre et l’Afrique : décoloniser l’esprit
par Séverine Kodjo-Grandvaux
Publié le 5 janvier 2019 sur Le Monde Afrique Source
Docteur en philosophie, Séverine Kodjo-Grandvaux est rédactrice en chef adjointe des pages « Culture & médias » de l’hebdomadaire Jeune Afrique. Elle est également l’auteure de l’ouvrage Philosophies africaines, publié aux éditions Présence africaine.
Relire Jean-Paul Sartre aujourd’hui permettrait sans doute de mieux saisir ce qui se passe avec l’irruption de la pensée décoloniale dans le monde francophone et, loin de nous effrayer, de comprendre qu’elle peut nous libérer, Africains et Européens, d’une aliénation singulière qui n’a pas fini de nous ronger. Lire attentivement les articles de Situations V, que republient les éditions Gallimard1, pour dépasser Sartre nous aiderait certainement à comprendre notre situation et à entrevoir comment la travailler pour nouer des relations saines entre nos deux continents.
Vite caricaturée par des intellectuels français qui reprochent à la pensée décoloniale d’« attaquer frontalement l’universalisme républicain », cette approche critique conçue par des penseurs latino-américains comme Walter Mignolo, Anibal Quijano ou Enrique Dussel est l’une des sources de réflexion de nombre de penseurs africains ou afrodescendants qui entreprennent de décoloniser les savoirs.
Que disent-ils ? Que l’universel à la française, c’est-à-dire celui promu à la fois par des philosophes et des politiques de l’Hexagone, notamment lors de l’entreprise coloniale conçue comme une « mission civilisatrice », et réactivé pour asseoir des politiques internes d’intégration, est un universel abstrait de surplomb, qui doit être compris pour ce qu’il est : un outil de domination issu d’une idéologie spécifique. Dès lors, il ne peut valoir en tout lieu et pour tout le monde. Vouloir exporter cet universalisme dans le monde serait de nouveau faire preuve d’impérialisme. Ils affirment également que face à cela, il importe de prendre en considération d’autres lectures du monde, car il n’y a pas une seule manière de faire monde, une seule finalité de l’histoire.
« Baiser de la mort »
Que dit l’auteur de L’Etre et le Néant et de Réflexions sur la question juive ? Que tous, nous nous élevons d’un lieu précis, nous nous inscrivons dans une situation (un genre, une race, une appartenance culturelle ou nationale…) qui, en soi, ne signifie rien mais qui est déterminée par le regard de l’autre, qui nous objective. Cette situation deviendra, ou non, déterminante dans le projet que nous ferons. Parviendrons-nous à dépasser cette situation afin de nous réaliser ? Tout l’enjeu de notre existence est là. La philosophie existentialiste de Sartre a été reprise, commentée, enrichie par de nombreux philosophes africains, comme Valentin-Yves Mudimbe ou Fabien Eboussi Boulaga, qui ont vu là un moyen de penser l’être-africain-au-monde. En cela, La Crise du Muntu, de Fabien Eboussi Boulaga, est une reprise intéressante de Sartre afin de concevoir comment « être par et pour soi-même, par l’articulation de l’avoir et du faire, selon un ordre qui exclut la violence ».
« Sartre a été et reste extrêmement important pour les philosophes africains, explique le philosophe sénégalais Bado Ndoye, de l’université Cheikh-Anta-Diop, à Dakar. Car il démontre que le sujet se trouve d’abord dans le particulier avant de s’ériger à l’universel. Les postcoloniaux et les décoloniaux ne disent pas autre chose. Le monde est un mais nous le percevons différemment depuis nos situations. Dire ceci n’est pas du relativisme, mais c’est, ainsi que l’a expliqué Souleymane Bachir Diagne, pratiquer un universalisme de décentrement. C’est ce qu’expliquent également Merleau-Ponty et Nietzsche. »
Outre les articles consacrés à la guerre d’Algérie et la préface au Portrait du colonisé d’Albert Memmi regroupés dans Situations V, Sartre a rédigé plusieurs textes ayant trait à la question africaine, dont la fameuse préface « Orphée noir » à l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache (1948) de Senghor, celle aux Damnés de la Terre (1961) de Fanon et celle à La Pensée politique de Patrice Lumumba (1963).
Entre 1948 et 1963, la réflexion de Sartre se sera considérablement enrichie. « Les textes que Sartre écrit sur l’Afrique ne sont pas du tout anecdotiques dans son œuvre », avance Bado Ndoye. Ce que confirme Souleymane Bachir Diagne, qui voit dans « Orphée noir » un « chapitre de sa réflexion sur l’existentialisme ». Un chapitre pour le moins ambigu dans lequel Sartre célèbre la négritude, mais qui équivaut à « un baiser de la mort », explique Souleymane Bachir Diagne, qui, comme Fanon, reproche au philosophe de l’existentialisme d’avoir essentialisé la négritude. « Non seulement Sartre reprend à son compte toute une série de stéréotypes concernant l’homme noir, qu’il sexualise à outrance, qu’il situe du côté de l’émotion tandis que le prolétaire européen serait du côté de la technique, mais en qualifiant la négritude de “racisme antiraciste”, il l’enferme dans le particulier alors qu’au contraire, les auteurs de la négritude ont tous insisté sur la nécessité de penser la totalité, l’humanisme du XXe siècle et l’universel. Néanmoins, Sartre aura été d’un soutien extrêmement important, sans faille, à la cause africaine. »
« Dans Peaux noires, masques blancs, Fanon montre en quoi Sartre véhicule un tropisme qui est celui des marxistes, y compris africains, selon lequel la race est secondaire et seul le prolétariat sera le moteur de la révolution sociale », précise Bado Ndoye. En fait, en 1948, Sartre n’a pas perçu que la négritude était, plus qu’un mouvement littéraire poétique, le moteur d’un bouleversement crucial qui conduira aux indépendances. Cette question sera l’un des sujets des discussions interminables entre les deux hommes trois jours durant à Rome, en 1961, peu avant la mort de Fanon, « l’enfant terrible de Sartre » selon les mots de Souleymane Bachir Diagne.
Le « privilège blanc »
Toutefois, « Orphée noir » est aussi un texte où Sartre évoque, bien avant les décoloniaux, le « privilège blanc », celui, écrit-il, de « voir sans qu’on le voie », de se considérer comme le point de référence, comme l’universel. « Sartre est probablement le premier philosophe français à prendre en considération la dimension raciale dans une réflexion philosophique de l’émancipation où les Blancs apparaissent comme tels », souligne Souleymane Bachir Diagne.
« En fait, explique Bado Ndoye, si Sartre semble mieux avoir compris la question algérienne que la négritude, c’est parce qu’entre les textes de 1948 et ceux de 1956, notamment « Le colonialisme est un système », sa pensée s’est affinée, ce qui était en germe a mûri. » Dans ce discours, Sartre dénonce la mystification coloniale et démonte point par point les arguments des colons en faveur d’une Algérie française. Chiffres à l’appui, le philosophe démontre comment la colonisation a paupérisé la population algérienne et comment le développement du pays ne profite qu’aux colons et à un système extrêmement violent mis en place pour nourrir une économie capitaliste.
Mais il dévoile également à quel point la métropole a déstructuré la société algérienne et a « fabriqué un indigène » qui ne pourra répondre à la violence française que par la violence et par un nationalisme algérien. Les mots de Sartre sont durs, les phrases chocs rappellent le Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire : le colonialisme, écrit-il, « est notre honte, il se moque de nos lois ou les caricature ; il nous infecte de son racisme […] il oblige nos jeunes gens à mourir malgré eux pour les principes nazis que nous combattions il y a dix ans ; il tente de se défendre en suscitant un fascisme jusque chez nous, en France. Notre rôle, c’est de l’aider à mourir. Non seulement en Algérie, mais partout où il existe. Les gens qui parlent d’abandon sont des imbéciles : il n’y a pas à abandonner ce que nous n’avons jamais possédé. Il s’agit tout au contraire de construire avec les Algériens des relations nouvelles entre une France libre et une Algérie libérée. » L’appartement de Sartre sera à deux reprises plastiqué par l’Organisation de l’armée secrète (OAS)…
Lecteur de Césaire, Fanon, Memmi, Sartre comprend que le système colonial n’a pas seulement créé des colonisés, qu’il a aliénés, mais qu’il a dans un même mouvement façonné un colonisateur qui s’est déshumanisé en refusant de reconnaître l’humanité de l’autre. Notre humanisme, écrit-il dans la préface aux Damnés de la Terre, « n’était qu’une idéologie menteuse, l’exquise justification du pillage ; ses tendresses et sa préciosité cautionnaient nos agressions » ; il s’agit d’un « humanisme raciste puisque l’Européen n’a pu se faire homme qu’en fabriquant des esclaves et des monstres » ; et d’ajouter : « Nous sommes les ennemis du genre humain. »
Dans chacune de ses préfaces, Sartre, hanté par ce que fait la France dans ses colonies, s’adresse d’abord aux Européens et leur rappelle que « nous avons tous profité de l’exploitation coloniale ». Aussi ne saurait-il y avoir de réelle décolonisation si celle-ci ne nous dépouille pas de notre racisme et de notre esprit de colon. « Ce livre, écrit-il à propos des Damnés de la Terre, n’avait nul besoin d’une préface. […] J’en ai fait une, cependant, pour mener jusqu’au bout la dialectique : nous aussi, gens de l’Europe, on nous décolonise : cela veut dire qu’on extirpe par une opération sanglante le colon qui est en chacun de nous. Regardons-nous, si nous en avons le courage, et voyons ce qu’il advient de nous. » Avons-nous eu ce courage depuis 1961 ?
Séverine Kodjo-Grandvaux