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Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024

Jean Müller, un chrétien contre la guerre d’Algérie

En avril 1956, le gouvernement Guy Mollet décide le rappel de plusieurs contingents qui seront envoyés en Algérie. Parmi les rappelés, Jean Müller, âgé de 25 ans, est membre de l’équipe nationale La Route des Scouts de France. Ses convictions chrétiennes l'incitent à refuser la guerre, mais il décide de ne pas se dérober afin de “témoigner”. Il ne reviendra pas en France, car il trouve la mort, le 27 octobre 1956, au cours d’une embuscade. Mais, en février 1957, un cahier « De la pacification à la répression, le dossier Jean Müller », constitué à partir des lettres qu'il avait adressées à ses proches, est publié par les Cahiers de Témoignage chrétien. Le gouvernement porte plainte pour diffamation contre Témoignage chrétien2, saisit des journaux qui reprennent des extraits du dossier... Mais les autorités ne pourront empêcher le retentissement considérable de cette publication.

Un rappelé témoigne à charge1

C’est en 1931 que Jean Müller naît à Metz dans une famille de la petite bourgeoisie catholique. Il a un frère cadet Jean-Jacques, né en 1933 et une sœur aînée, Jacqueline née en 1929. Fin 1944, il devient éclaireur à la troupe 7ème Metz des Scouts de France. Après des études très moyennes, il part faire son service militaire en 1951-52. Parallèlement, il devient chef du clan routier de Maud’huy à Metz. Après avoir été quelques temps représentant de commerce, il entre en octobre 1955 à l’équipe nationale Route dont il devient permanent. Les témoins le décrivent comme sportif, courageux, sensible et chaleureux. Il est membre de la Jeune République, petit parti politique chrétien de gauche créé par Marc Sangnier, sans toutefois y être militant.

L’aggravation de la situation en Algérie conduit en avril 1956 le gouvernement Guy Mollet à rappeler près de deux cent mille jeunes de plusieurs contingents de 1952 et 1953. Jean Müller fait partie des rappelés. Sergent, il est affecté au 146ème régiment d’infanterie et part pour l’Algérie le 14 juin 1956. La gare est bouclée par les CRS et la police car les rappelés manifestent bruyamment leur mécontentement. Dans de nombreuses autres villes, des incidents souvent violents éclatent. Les rappelés ont déjà effectué leurs dix-huit mois de service militaire, beaucoup travaillent, d’autres sont mariés. Et ils doivent tout quitter pour partir en Algérie.

Partir pour témoigner

Jean Müller hésite à partir en Algérie et envisage l’insoumission. En communion intellectuelle avec l’équipe nationale Route, il se décide à la suite d’une discussion avec le commissaire national Route, Paul Rendu : il faut partir et témoigner. Le débat sur l’obligation morale du départ des rappels existe en effet dans la jeunesse catholique. Cette guerre est-elle juste ? Y a-t-il des ordres qu’il faut refuser ? Jean Müller part, aussi, avec le projet de servir et venir en aide aux autres jeunes, appelés et rappelés : il est en effet permanent du service des soldats, structure commune créée par l’Association catholique de la jeunesse de France et les Scouts de France, destinée à fournir une aide spirituelle et matérielle aux soldats.

Le dossier Jean Müller relate sur dix-neuf pages, d’une manière chronologique, les quatre mois et demi qu’il passa en Algérie. La seconde partie de la brochure est consacrée à la description des camps d’internement en Algérie, les uns officiels, les autres clandestins, dans lesquels sont mis en résidence surveillée plusieurs milliers de suspects dans des conditions matérielles très précaires. Ces documents ne proviennent pas de Jean Müller et ont manifestement été ajoutés par la rédaction de Témoignage chrétien pour corroborer ses écrits. D’une manière générale, les soldats en Algérie écrivaient plusieurs fois par semaine. Jean Müller écrit de longues lettres de plusieurs pages à ses amis, scouts ou autres, parfois deux à trois par jour. C’est le rassemblement de certaines de ces correspondances et leur classement par thème par Jean-Jacques Müller qui donnera naissance au dossier Jean Müller. Et les quatorze correspondants dont les lettres sont ainsi publiées se sont engagés par écrit auprès de Georges Montaron, l’un des rédacteurs de Témoignage chrétien, à déposer devant les tribunaux en cas de procès.

Dès son débarquement à Oran, Jean Müller note plusieurs incidents qui montrent l’opposition entre Européens et musulmans et son choix des plus pauvres. Voulant acheter un sandwich pour un petit cireur de chaussures arabe, la serveuse du restaurant lui répond : «Laissez-les tous crever, c’est de la mauvaise graine. Si vous voulez vraiment ce sandwich, j’y mettrai du poison.» Quelques jours après, un incident l’oppose à des parachutistes dans un restaurant. Un de ces soldats coupe une fleur du massif devant la porte. Le serveur arabe proteste. Le parachutiste lui répond : «Si ça ne te plaît pas, je te les coupe à toi aussi.» Jean Müller intervient alors, proteste, affirme qu’il n’est pas normal de traiter les gens ainsi, que ce geste est inadmissible, que pour lui tous les hommes sont égaux, quelle que soit leur couleur. Un autre parachutiste lui envoie alors un coup de pied et dégaine son revolver. Des camarades de Jean Müller ceinturent le parachutiste, évitant que la situation ne dégénère.

Les rebelles attaquent

Quelques jours plus tard, la compagnie de Jean Müller part pour la Grande Kabylie. La tactique de l’armée est d’occuper un maximum de terrain, de le quadriller pour faire face à la rébellion. Les soldats cantonnent dans les fermes européennes. Jean Müller prend ses quartiers à Bir-Rabalou, à une centaine de kilomètres au sud-est d’Alger. Il s’agit de surveiller les récoltes que les rebelles attaquent et incendient. Jean Müller note l’injustice du système colonial et la misère des ouvriers agricoles arabes qui marchent pieds nus, portent des habits rapiécés, travaillent onze heures par jour pour un salaire de misère. «Les gars qui sont avec moi se posent beaucoup de questions car ils se rendent compte que notre position est fausse : une fois rentrés chez eux, on ne leur racontera plus d’histoire au point de vue colonial», écrit-il. Et puis, surtout, il découvre la guerre.

Dès son arrivée, Jean Müller est confronté aux combats qui prennent généralement la forme d’embuscades souvent sanglantes. Il note en août 1956 que quatre jours auparavant, une compagnie du 117ème régiment d’infanterie, régiment voisin du sien, a eu ainsi treize morts au col du Bekkar. Et la veille, le 1er régiment de tirailleurs algériens a eu dix-sept morts dans une autre embuscade à une vingtaine de kilomètres du cantonnement de Jean Müller. Les 22, 23 et 24 septembre 1956, Jean Müller participe à une importante opération de ratissage au sud de Palestro. Celle-ci est destinée à retrouver le groupe rebelle qui le 21 septembre a attaqué une section du 6ème régiment d’infanterie au moment où elle venait d’être héliportée. Dix-sept soldats français ont été tués. «C’est l’opération la plus difficile que j’aie jamais faite, escaladant des pitons, redescendant dans les oueds par un soleil de plomb. En deux jours, j’ai bu dix litres d’eau et j’ai vu des gars boire dans des flaques boueuses. Nous avons trouvé quelques comparses mais l’état-major rebelle a filé entre nos mains. […] Nous avons traversé le village de Taalba en flammes. Le 6ème RI y avait mis le feu car il y avait trouvé des chemises kaki.» A ce moment, Jean Müller et ses camarades pensent nécessairement à ce qui s’est passé quelques mois plutôt dans ce secteur. Le 18 mai 1956, une section de rappelés du 9ème régiment d’infanterie coloniale est tombée dans une embuscade. Dix-neuf soldats français ont été tués sans pratiquement avoir pu riposter, deux ont disparu. Et les corps des victimes ont été abominablement mutilés par la population d’un village voisin, «ratissée» quelques jours auparavant : yeux crevés, ventres vidés de leurs entrailles et remplis de pierre, testicules coupés. Toute la presse française évoque le drame de Palestro et la barbarie du FLN.

40 000 francs

Jean Müller décrit dans ses lettres les méthodes des fellaghas : racket des populations, enlèvement de jeunes filles, arabes égorgés. Dans la ferme où il stationne, une famille arabe refusant de payer l’impôt aux fellaghas, «40 000 francs, deux moutons et 400 francs par mois» précise-t-il, est recueillie ainsi qu’une jeune fille qui ne veut pas partir dans les «maisons de repos» des combattants du FLN.

Peu de temps après son arrivée en Algérie, Jean Müller découvre les exécutions sommaires de prisonniers arabes. Celles-ci sont camouflées en «tentatives d’évasion» et surnommées «corvée de bois». A un ami, il écrit : «Les exécutions sommaires sont très nombreuses.» A un autre, il raconte : «Le 29 août, la 3ème compagnie partait en corvée de bois avec vingt suspects et les abattait au col du Bekkar, lieu de l’embuscade qui avait coûté treize morts au 2ème bataillon du 117ème régiment d’infanterie. Ils étaient achevés de balles dans la tête et laissés sur place sans sépulture. On a alerté la gendarmerie pour constater le décès des vingt “fuyards” qui avaient été abattus. Le commandant dit en conclusion : “Voilà, vos camarades du 117ème RI sont vengés. Ce sont ces arabes gui ont tué vos camarades. D’ailleurs, si ce n’est pas eux, ceux-là ont payé pour les autres.”» Jean Muller ne cite pas ce qu’écrivait Albert Camus en janvier 1956. Mais il pense manifestement la même chose : «Chacun s’autorise du crime de l’autre pour aller plus avant.»

Courant de magnéto

Et ses lettres évoquent également longuement la torture : «Au camp de Tablat, il y a en moyenne cent cinquante suspects internés que l’on questionne : courant de magnéto (génératrice de courant électrique pour les téléphones de campagne) aux parties et aux oreilles, station au soleil dans une cage grillagée, station nu, à cheval sur un bâton, pieds et mains liés, coups de nerfs de bœuf, “coup de la porte” (on coince la main et on appuie). Un suspect qui devait être emmené à Alger est resté à Tablat toute une nuit. Les pieds liés à un arbre et le dos reposant sur des rouleaux de barbelés ; comme boisson, on lui a donné de l’eau où avait trempé du linge sale.» Jean Müller donne d’autres précisions horribles : suspect jeté d’un hélicoptère, rebelle arrosé d’eau «pour que cela prenne bien» puis torturé à l’électricité, couteau enfoncé lentement dans les chairs…

«Malgré le travail qu’on peut faire, je me demande si nous ne devenons pas complices des atrocités qui se commettent, car nous participons aux opérations. Nous ramassons des arabes qui seront peut-être abattus sans jugement. Que faire ? Nous témoignons sans cesse de sa Parole, mais je me souviens d’une autre parole : “L’Eglise ne se construit que dans la paix.” […] Le commandant et les officiers connaissent mes opinions, mais jusqu’à présent, personne n’a osé m’attaquer de front, car je me suis toujours présenté comme chrétien, jamais comme faisant de la politique».

«Il a été très ébranlé»

Jean Müller est parti en Algérie pour témoigner. Quand, en août 1956, une commission parlementaire passe dans son camp, il évoque avec elle les réalités de la pacification devant les officiels dont deux colonels et le sous-préfet d’Aumale, ce qui témoigne d’un courage certain. Et il réussit à rencontrer seul durant quelques minutes l’un des membres de la commission qu’il connaît comme élu lorrain, Joseph Schaaf, député M.R.P. (Mouvement Républicain Populaire) de Moselle et maire de Montigy-les-Metz. «Il a été très ébranlé par ce que je lui ait dit. Très franc aussi, il m’a dit qu’il n’avait pas souvent l’occasion de discuter avec des soldats, car les officiels le suivaient partout à la trace depuis son arrivée à Alger.»

Jean Müller affiche nettement sa foi. Au sein de sa compagnie, il organise ses camarades : «Nous avions formé une vraie communauté où nous mettions presque tout ce que nous recevions en commun. J’ai regretté de les quitter hier, car on m’a muté à la 4ème compagnie en pleine montagne. Je laisse dans cette compagnie une communauté humaine et une communauté de chrétiens. Je veillerai à ce qu’elle continue. Tu devines les motifs de cette mutation», écrit-il à un ami en septembre 1956. «Là-bas, j’ai laissé des gars ouverts à la justice, à la charité, qui continueront. Partout où nous nous trouvons, nous devons créer des communautés chrétiennes.» Avec cinq camarades de sa compagnie, il signe une lettre à l’archevêque d’Alger pour lui faire part de leurs inquiétudes face à la pacification et ses méthodes. Son message est aussi celui de l’égalité de tous les hommes : «J’ai pris le parti des plus déshérités des fils de Dieu dans ce pays et cela, je n’ai pas à le cacher. Il se trouve que pour l’énorme majorité, ils ont la peau brune et sont Arabes ou Kabyles et musulmans. Ma religion m’a appris à ne pas faire de différence entre les hommes. […] Je te préviens que si tu veux faire respecter la Justice (rien qu’en affirmant tes convictions chrétiennes), ou chercher sans trêve la Vérité ou encore être charitable envers les plus déshérités, envers les Arabes, on te cherchera des histoires».

Avant son retour

Jean Müller évoque aussi ses projets après son retour : «Je t’assure qu’en rentrant, je vais faire tous mes efforts pour que cette lutte sanglante et qui ne sert à rien s’arrête.» Mais le destin en décidera autrement et Jean Muller meurt quelques jours avant son retour prévu en métropole.

«Ce document est le témoignage le plus bouleversant qui nous soit parvenu sur la guerre d’Algérie. Il n’est en aucune façon une prise de position politique : tout simplement la démarche intérieure d’un homme jeté dans l’univers de la violence et qui tente de garder cette violence dans des limites raisonnables si ce mot peut avoir un sens. […] Devant des faits d’une telle gravité, dire la vérité c’est rester fidèle à l’honneur du pays», écrivait Témoignage chrétien dans la préface du dossier.

Son retentissement est important. Dès le 23 février 1957, Le Monde consacre un article au dossier Jean Müller. Le 26 février, L’Humanité en reproduit une partie dans une page intitulée La pacification vue du côté de la mitraillette. Le journal est immédiatement saisi pour atteinte à la sûreté de l’Etat. Le 2 mars, l’hebdomadaire L’Humanité-dimanche qui reproduit la même page est aussi saisi. France-Observateur, hebdomadaire de gauche très engagé dans la lutte contre la torture et la guerre d’Algérie reproduit le 28 février 1957 sur une page complète une grande partie des lettres de Jean Müller annoncées en couverture sous le titre Le dossier Jean Müller est ouvert. Au passage, cet hebdomadaire dénonce la saisie de L’Humanité et remarque lucidement : «On peut saisir L’Humanité sans émouvoir la presse anglo-saxonne et les gouvernements occidentaux. Il [le gouvernement] n’a pas osé empêcher la diffusion du dossier parce que cela aurait précisément attiré sur ces accusations fortement étayées l’attention du monde entier.» Il est probable que la saisie de Témoignage chrétien, encore auréolé de sa naissance et de son action dans la Résistance aurait soulevé un tollé et que le gouvernement recula devant cette perspective. Le 2 mai, France-Observateur à son tour est saisi dès sa parution pour avoir publié sur une pleine page sous le titre Les jeunes soldats devant les tortures les lettres d’un jeune militant catholique à son père. L’historien Michel Winock, à cette époque étudiant et militant à la Nouvelle Gauche, écrit à propos du dossier Müller : «Ce document fut le plus bouleversant que nous avions lu sur la fameuse pacification. A la Sorbonne, le dossier Müller connut un succès extraordinaire. Notre section Nouvelle Gauche dut se réapprovisionner plusieurs fois dans la semaine auprès de Témoignage chrétien.» Plus de trente mille exemplaires du dossier Muller seront ainsi diffusés.

Jean-Jacques Gauthé
  1. Le texte qui suit est extrait d’un article de Jean-Jacques Gauthé, «Jean Muller, un rappelé témoigne à charge», paru dans le numéro 6 de mars 2001 du trimestriel Histoire du Christianisme Magazine ; il est accessible sur internet : http://www.scoutunjour.org/article.php3?id_article=42.
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