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Édition du 1er au 15 novembre 2024

“Jean-Marie Le Pen, un tortionnaire”, par Roland Rappaport

Jean-Marie Le Pen n'a cessé de justifier l'utilisation de la torture et il a déclaré à plusieurs reprises y avoir eu personnellement recours 1. Depuis une dizaine d'années, la justice donne raison à ceux qui ont dénoncé les actes de torture commis par Jean-Marie Le Pen, en les relaxant de poursuites en diffamation. La plus haute juridiction française, la Cour de cassation, a ainsi confirmé, en novembre 2000, un arrêt de la Cour d’appel de Rouen en faveur de Michel Rocard. La Cour a d'ailleurs estimé qu'en accusant à la télévision Jean-Marie Le Pen d’avoir torturé, l’ancien premier ministre « avait poursuivi un but légitime en portant cette information à la connaissance des téléspectateurs »2. Quelques mois plus tard, en juin 2001, la Cour de cassation confirmait un arrêt de la Cour d’appel de Paris en faveur de Pierre Vidal-Naquet. Nous reprenons ci-dessous le témoignage de Me Roland Rappaport, conseil de Pierre Vidal-Naquet, publié en Une du Monde, le 26 juin 2001 3.
[Mis en ligne le 28 novembre 2012, mis à jour le 6 octobre 2014]

Jean-Marie Le Pen, un tortionnaire

[Témoignage de Me Roland Rappaport, Le Monde, le 26 juin 2002]

À entendre Jean-Marie Le Pen, soutenir qu’il a pratiqué la torture pendant la guerre d’Algérie relèverait d’une manipulation constituant un véritable appel au meurtre. Puisqu’il pense pouvoir spéculer sur l’oubli ou l’ignorance de nos concitoyens, il faut une nouvelle fois reprendre le dossier. Alors que M. Le Pen sert comme lieutenant en Algérie, de fin 1956 à avril 1957, les pouvoirs publics, avec à leur tête Guy Mollet, n’ont rien entrepris pour que cessent des méthodes de répression qui ont déjà fait l’objet de divers enquêtes et rapports. Au contraire, elles se développent et s’aggravent.

Le procureur général Reliquet, chef du parquet d’Alger d’octobre 1956 à octobre 1958, en a témoigné au cours de l’instruction sur le cas de l’une des victimes trop nombreuses de la torture, le mathématicien Maurice Audin, qui succomba sous « la question » en juin 1957. Il rappelle que, par arrêté du 7 janvier 1957, les autorités avaient décidé de remettre les pouvoirs de police à l’autorité militaire, c’est-à-dire à la 10e division de parachutistes commandée par le général Massu.

Une telle situation n’avait pas laissé totalement indifférente l’opinion publique en France. L’émotion qui s’exprimait de divers côtés avait conduit le gouvernement Mollet à la création d’une commission permanente de sauvegarde des droits et libertés individuels placée sous la présidence de Maurice Garçon, avocat unanimement respecté. Son rapport fut remis le 12 décembre 1957. Il confirme lui aussi l’existence « des sévices exercés de sang-froid tant par les services de police que par les organes militaires ».

Le lieutenant Le Pen servait dans le 1er régiment étranger de parachutistes, l’un des régiments composant la 10e division. M. Le Pen avait pu, au mois de mars 1957, entendre le sermon de l’aumônier de la division, le Révérend Père Delarue, justifiant l’emploi de la torture.

Il avait aussi pu lire une note du général Massu se référant à ce sermon pour l’approuver et prendre connaissance d’une note du colonel Trinquier pour qui aussi « faire souffrir n’est pas « torturer » – quelle que soit l’acuité, la dureté de la douleur – pour autant qu’on n’a pas le choix, pour autant que cette douleur est proportionnée au but que l’on doit atteindre ».

Le lieutenant Le Pen adhérait pleinement à ces conceptions. Il l’a confirmé publiquement à son retour à Paris, en mai 1957, au cours d’un dîner-débat des Amis du droit sur la justice en Algérie où il s’était rendu en compagnie de l’officier Demarquet, qui était alors son ami. Pierre-Henri Simon en a fait le récit (Le Monde du 30 mai 1957).

Alors que le débat tournait autour des questions : « Y a-t-il ou non des tortures en Algérie, les sévices y sont-ils l’exception ou la règle ? », M. Le Pen a pris la parole, en se présentant comme « officier de renseignement des parachutistes, responsable des opérations dans une célèbre maison du boulevard Garibaldi à Alger redoutée des terroristes algériens ». (Il est beaucoup plus vague aujourd’hui dès qu’il est question de ses fonctions à l’époque.) « Ecoutez-nous si vous voulez comme des accusés, mais en vous souvenant que nous avons fait ce que vous nous avez demandé de faire : une guerre dure qui exige des moyens durs. Nous avons reçu une mission de police et nous l’avons accomplie, selon un impératif d’efficacité qui exige des moyens illégaux… S’il faut user de violences pour découvrir un nid de bombes, s’il faut torturer un homme pour en sauver cent, la torture est inévitable, et donc, dans les conditions anormales où l’on nous demande d’agir, elle est juste. »

Le 12 juin 1957, M. Le Pen prenait la parole à l’Assemblée nationale. Il rappelait : « J’étais à Alger officier des renseignements de la 10e division aéroportée et, comme tel, je dois être aux yeux d’un certain nombre de nos collègues ce qui pourrait être le mélange d’un officier SS et d’un agent de la Gestapo », et répétait : « Aucune pitié n’est imaginable pour des criminels de cet ordre. »

En 1984, Le Canard enchaîné et Libération publient un dossier rappelant que M. Le Pen, qui a désormais des ambitions présidentielles, avait pratiqué la torture. Il se prétend diffamé et saisit les tribunaux. Au cours de l’audience qui l’oppose au Canard, il déclare : « L’armée française a fait ce qu’elle avait à faire, j’ai fait moi ce que j’avais à faire… Je n’ai jamais reçu la mission de procéder à des interrogatoires, mais si cela m’avait été demandé je l’aurais fait. » Le tribunal considère que « le lieutenant Le Pen ne saurait à la fois approuver la conduite de ceux qui ont commis les actes qui lui sont imputés et affirmer que cette imputation le déshonore ». Il perd son procès.1

Mais la cour d’appel, elle, estime que M. Le Pen « s’est depuis 1957 borné à approuver l’utilisation passée de la torture à Alger, considérée à l’époque par certains comme nécessaire à la lutte contre le FLN et à la défense des innocents. Mais il n’a jamais revendiqué (c’est moi qui souligne) le fait d’avoir personnellement pratiqué la torture, ce qui est bien différent, s’agissant dans le premier cas d’une opinion ancienne, contestable sans doute, mais libre et, dans le second, du passage de la simple opinion aux actes concrets et à des actes horribles tombant à l’époque sous le coup de la loi pénale. » Le 15 janvier 1986, Le Canard et Libération sont condamnés.

Ainsi donc, ces juges acceptent d’admettre que la torture, c’est épouvantable, mais pour eux il serait permis, dans certaines circonstances, d’en approuver l’usage, sans avoir à en répondre. Et ceux qui proclament qu’il ne peut y avoir d’exception, que la torture est un crime, qu’elle ne doit jamais être tolérée, sont jugés coupables à l’égard de M. Le Pen qui se serait contenté d’approuver qu’elle soit infligée. Il est permis de penser que ces juges, eux aussi, considéraient que l’on peut comprendre, voire accepter, la torture dans certaines circonstances. Ce qui importe, c’est de ne pas se salir les mains personnellement, ou, en tout cas, de ne pas s’en faire gloire en la revendiquant.

Le 7 novembre 1989, la Cour de cassation approuvait cette décision. Selon elle et contrairement à ce qu’avaient pensé les premiers juges, il ne pouvait être question de tenir compte dans le jugement des conceptions personnelles de M. Le Pen au regard de la torture.

Nous voici le 2 février 1992 au cours de l’émission télévisée « 7/7 » ; Michel Rocard est face à M. Le Pen et dit : « Il est ensuite allé en Algérie, il a torturé. » Son adversaire, fort de ses succès précédents, le poursuit. Le 17 octobre 1993, la 17e chambre du tribunal de Paris lui donne raison. Mais, cette fois, la cour d’appel de Paris souligne que M. Le Pen n’a jamais démenti ses déclarations de 1957 et 1962 et qu’il s’est gardé de préciser ce qu’il entend par torture. Elle s’appuie aussi sur des témoignages et, le 22 juin 1994, donne raison à M. Rocard.

L’un des témoignages mérite tout particulièrement d’être cité : celui de Paul Teitgen. Ancien résistant, torturé, déporté à Dachau, il a occupé les fonctions de secrétaire général, chargé de la police générale à la préfecture d’Alger, du 13 août 1956 au 12 septembre 1957, date à laquelle il a décidé de démissionner après avoir constaté son impuissance face au développement de la torture. Il s’en est expliqué dans une note au président de la Commission de sauvegarde des droits et libertés individuels, où il s’indignait : « Nous n’en sommes plus à ce que le 11 mars 1957 le général Massu qualifiait lui-même de « bavures ». Nous sommes bel et bien engagés dans la voie d’une systématisation de la torture, que l’on ne craint plus de justifier. »

Mais la Cour de cassation ne désarma pas. Le 4 janvier 1996, elle censurait la décision favorable à M. Rocard en lui reprochant d’avoir manqué de prudence et d’objectivité.

Ce fut à la cour d’appel de Rouen qu’il incomba de se pencher à nouveau sur le dossier. Elle décida de résister : « Ces faits de torture en Algérie sont aujourd’hui une vérité historique que nul ne met en doute sauf pour ceux qui les estiment justifiés à estimer que le terme torture, considéré comme péjoratif, ne doit pas être utilisé. »

Elle s’appuie à son tour sur les déclarations passées de M. Le Pen pour conclure : « Non seulement il a dit en son temps avoir torturé mais il a affirmé, comme le général Massu, que la torture était un mal nécessaire de la guerre d’Algérie, avant de ne plus employer le mot torture et ne plus désirer qu’on l’emploie. » (Arrêt du 17 février 1997.)

M. Le Pen ne lâcha pas prise. Il se tourna à nouveau vers la Cour de cassation, qui par deux fois (1989 et 1996) avait ratifié des jugements qui lui étaient favorables.

Avant qu’elle ne procède à l’examen de son recours, il se choisit une nouvelle cible, mon client Pierre Vidal-Naquet. Celui-ci est depuis toujours au premier rang de ceux qui partout dénoncent la torture, d’où qu’elle vienne, en quelque lieu et en quelques circonstances qu’elle se produise. Il avait, à plusieurs reprises, rappelé les particularités de l’activité de M. Le Pen pendant la guerre d’Algérie. Dans Face à la raison d’Etat (1989), il s’était montré précis en le qualifiant de tortionnaire, mais M. Le Pen n’avait pas réagi. Il saisit l’occasion de la parution du second tome des mémoires de M. Vidal-Naquet (1998), pour aller une nouvelle fois au tribunal2.

Mais le vent de l’histoire avait commencé à souffler ; le 13 septembre 1999, le tribunal donnait raison à M. Vidal-Naquet. Parmi les pièces produites, le tribunal a été particulièrement intéressé par une déclaration de M. Demarquet au Monde le 16 octobre 1985. Il a confirmé ses déclarations de 1957 en précisant : « Il est absolument évident que Le Pen a fait partie lui-même des équipes qui torturaient personnellement. C’est comme ça, nous l’avons même dit publiquement le 27 mai 1957. » Le tribunal a souligné que « si Le Pen, qui estimait sa cause légitime, n’a jamais voulu reconnaître le terme de “torture”, retenu par ses adversaires, pour qualifier certains de ses actes pendant la guerre d’Algérie, il a lui-même admis en 1957 et 1962, à une époque où l’opinion publique était moins choquée par de telles révélations, avoir « usé de la violence » avoir « torturé parce qu’il fallait le faire, avoir utilisé personnellement des méthodes de contrainte pour faire parler les poseurs de bombes » ». Le tribunal a aussi retenu que « ce point n’est toujours pas contesté en 1999 à l’audience », rappelé que « ces méthodes de contrainte ont consisté à infliger à l’ennemi de graves sévices », et jugé que M. Vidal-Naquet avait de bonnes raisons de qualifier de tortionnaire M. Le Pen.3

Personne ne pouvait imaginer que ce dernier s’inclinerait ; la Cour de Paris dut à nouveau traiter de la question. Dans son arrêt prononcé le 28 juin 2000, à propos de l’appellation « tortionnaire » qui chagrine tant M. Le Pen, elle a donné raison à M. Vidal-Naquet, en se référant à la convention internationale contre la torture, dont il ressort, a-t-elle rappelé, que « l’instigation, voire le consentement tacite de l’agent de la fonction publique à l’acte par lequel la douleur et la souffrance sont infligées est qualifiable de torture ».

Le recours formé par M. Le Pen contre la décision de la Cour de Rouen qui n’avait pas voulu, à propos de M. Rocard, se ranger derrière la Cour de cassation, fut examiné par cette dernière, réunie en assemblée générale, en novembre 2000. L’avocat général Roger Lucas présenta ses conclusions ; dès lors que M. Le Pen s’exprime sur la torture et que cela lui est reproché, il y a dans son propos, dit ce magistrat, « une prise de position sur un choix de vie, de comportement en société ». Il donna raison à M. Rocard, estimant qu’il ne serait pas admissible « alors que la lutte pour les droits de l’homme, le respect de sa dignité sous toutes ses formes, mobilisent toutes les énergies, que les prises de position sur ce point d’un homme public soient plus ou moins occultées devant l’opinion nationale, par lui (Le Pen) peut-être, certainement pas par ses adversaires ».

La Cour de cassation récidiva quelques mois plus tard en faveur de M. Vidal-Naquet. Il a donc fallu attendre près de quarante ans, le temps de l’histoire, a-t-on lu à propos de Klaus Barbie, Paul Touvier, Maurice Papon, pour que, du côté de la justice, ce qui devait être dit le soit.

M. Le Pen reste figé dans la même position. Il vient de décider d’engager un nouveau procès, cette fois contre Le Monde, qui est revenu le 4 juin sur son activité et les tortures pendant la guerre d’Algérie en publiant de nouveaux témoignages et en rappelant les décisions prononcées en faveur de M. Rocard et de M. Vidal-Naquet. Depuis quarante ans, il persiste et signe. Il se refuse obstinément à condamner la torture. Nos concitoyens qui lui accordent leurs suffrages comme ceux qui lui témoignent une certaine sympathie ne savent sans doute pas suffisamment qu’ils s’expriment en faveur d’un homme dont la justice de notre pays a jugé définitivement qu’il peut légitimement être déclaré tortionnaire.

Roland Rappaport

  1. Au cours du procès qui s’est déroulé en 1985 à la suite d’un article du Canard Enchaîné, au moins trois témoins (MM. Khelifa, Louli et Korichi) ont attesté de la présence de M. Le Pen au cours des séances de tortures qu’ils ont subies et le fait qu’il donnait des ordres.
  2. Dans son livre de mémoires intitulé Mémoire 2: le trouble et la lumière 1995-1998, Pierre Vidal-Naquet évoque «Jean-Marie Le Pen, qui faisait alors ses débuts de parlementaire, en attendant de faire en Algérie ses débuts de tortionnaire» (page 27) et « les activités tortionnaires de Jean-Marie Le Pen, député du quartier Latin» (page 132). Jean-Marie Le Pen l’a alors poursuivi pour diffamation publique envers agent de l’autorité publique, considérant que ces textes lui imputaient des activités de tortionnaire alors qu’il occupait les fonctions d’officier parachutiste.
  3. Au cours de ce procès le rapport du Commissaire Gilles, daté du 1er avril 1957, ayant pour objet les sévices infligés par le lieutenant Le Pen à un détenu dénommé Abdenour Yahiaoui, a été évoqué.
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