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Édition du 1er au 15 décembre 2024

Jean-Marie Guillon : « Nation et nationalisme, un regard d’historien »

Le Collège méditerranéen des libertés (CML) a accueilli, jeudi 3 décembre 2015 à 18h30 à la faculté de Droit (amphi 300) de Toulon, l'historien Jean-Marie Guillon, pour une conférence sur la thématique « Nation, nationalisme. Regard d'historien ». Pour l'historien, l'après 13 novembre a suscité un mouvement d'unité nationale 
qui s'inscrit dans la tradition française. Jean-Marie Guillon est professeur émérite à l'Université d'Aix-Marseille. Ses principaux champs de recherche concernent la France des années 40, la Provence des XIX et XXèmes siècles, la construction de la mémoire ... collective au XXe siècle.

Jean-Marie Guillon : « La nation éternelle n’a aucun sens »

[entretien avec Agnès Masseï publié dans La Marseillaise du 3 décembre 2015]

  • A quel moment la notion de nation apparaît-elle ?

Telle qu’on l’entend aujourd’hui, c’est l’État nation. Un modèle qui s’est imposé dans le monde entier puisque l’on n’a jamais eu autant de nations. Mais un modèle qui s’est construit au XIXe siècle. Ainsi, pour un historien, le fait de parler d’une nation éternelle n’a aucun sens. Il s’agit de constructions historiques. En même temps, la notion de nationalité apparaissait elle aussi puisque la nation distingue forcément nous, les nationaux, et les autres qui n’en sont pas. Cette distinction entre les nationaux et les étrangers ne va pas de soi jusqu’au milieu du XIXe siècle. Ce n’est qu’en 1851 par exemple que l’on distingue dans les recensements les étrangers. Un pays comme la France est constitué majoritairement de gens qui ne parlent pas français, donc l’étranger bien sûr existe, mais c’est aussi bien celui qui n’est pas du pays, mais du pays au sens de la ville, de la région, que celui qui vient de beaucoup plus loin.

  • Le sentiment d’appartenance s’inscrit-il dans le même mouvement ?

Oui bien sûr. Le sentiment d’appartenir à une entité nationale est stimulé par la fabrication du sujet national. Notamment par l’école, par une armée nationale fondée sur la conscription. D’autre part dans toute constitution d’une nation, le rejet de l’autre, d’un ennemi, est décisif. Le cas français est un peu particulier puisque ce rejet à l’origine, à la Révolution française, est moins celui d’un pays que du système monarchique qui opprime les peuples et entrave leur liberté.

  • Quelle est la frontière entre patriotisme et nationalisme ?

Elle est absolument fondamentale. Que l’on confonde les deux m’irrite, notamment en France. Dans le domaine anglo-américain c’est plus compliqué car le mot nationalisme recouvre tout. Dans le cas français le mot nationalisme, qui est inventé par Maurice Barrès en 1892, correspond à une idéologie d’extrême droite, fondée sur l’exclusion, la nécessité d’épurer la nation de tous ceux qui la pervertissent, c’est-à-dire les juifs, les francs-maçons, les étrangers… plus tard les communistes. Le patriotisme français ressort surtout d’une tradition républicaine qui associe le peuple, le pays, la République, ses institutions et ses valeurs universelles. Dans cette conception la nation n’est pas perçue, à l’origine en tout cas, comme une finalité mais comme une étape dans la construction de l’humanité. C’est Jaurès bien sûr, et complètement antinomique du nationalisme.

  • Dans une société en manque de repères, la nation apparaît-elle comme un refuge ?

C’est très clair aujourd’hui. La montée du nationalisme, sous quelque forme que ce soit, correspond toujours à des moments de crise. La fin du XIXe est un grand moment de crise économique et sociale, les années 1930… Et depuis un certain temps, nous sommes dans un moment de ce type. En même temps il y a ce problème qu’on appelle la mondialisation, qu’on réduit trop au domaine économique et financier, même si c’est important. Il y a une mondialisation des modes de vie, de consommation, du langage… Dans cette nouvelle configuration des peurs s’installent, entretenues par un certain nombre de médias, parce qu’elles font événement. Il y a donc un terreau favorable à ce qui peut apparaître pour certains comme une protection, le repli national.

  • On observe une montée des nationalismes, portés en Europe par l’extrême droite…

On peut la dater des années 1980-90. L’effondrement du système soviétique a libéré un certain nombre de forces nationalistes. Cette montée est inquiétante, et ça ne s’est pas amélioré depuis plusieurs mois. En Europe centrale et orientale c’est évident. Et puis il y a toutes les évolutions dans les pays d’Afrique, d’Asie ou du Proche-Orient. Le fait qu’on parle d’un État islamique est extrêmement significatif. Nous sommes là dans un nationalisme à fondement religieux, ce qui a été le cas dans la construction de pas mal d’États nations.

  • Qu’en est-il de la France ?

C’est actuellement le pays d’Europe occidentale qui a le mouvement nationaliste le plus fort, qui est aux portes d’un certain nombre de pouvoirs. C’est une distinction réelle, car dans les années 1970 les craintes de poussées nationalistes se portaient, à tort ou à raison, sur l’Allemagne, l’Italie… L’Espagne, qui a connu le nationalisme au pouvoir, en a été vaccinée.
Après les attentats du 13 novembre dernier, les Français ont été invités à arborer le drapeau tricolore, « La Marseillaise » a retenti à de multiples reprises… Un phénomène inédit ?
Des moments de mobilisation patriotique d’union nationale ont eu lieu à plusieurs reprises, ne serait-ce qu’au XXe siècle, et toujours liés à des contextes de guerre, même si aujourd’hui le terme de guerre me paraît abusif. On pense à l’engouement patriotique lors de la victoire du 11 novembre 1918, l’exaltation patriotique de la Libération est aussi un moment d’unité nationale très fort où on arbore le drapeau tricolore. Évidemment le pouvoir, par cette initiative, voulait probablement se situer dans cette lignée. Que parmi ceux qui brandissent le drapeau tricolore il y ait des nationalistes c’est sûr. Mais fondamentalement on est plutôt dans cette tradition-là.

  • Ces symboles ont-ils été confisqués par l’extrême droite ?

Il faut se rappeler que la nation, dans la tradition issue de la Révolution française, tout au long du XIXe siècle, est à gauche. Les nationaux, c’est-à-dire les patriotes, sont à gauche. Il y a un renversement à la fin du XIXe avec le mouvement nationaliste.

La gauche a en quelque sorte été dessaisie de cette question. Elle n’a peut-être pas lutté suffisamment pour garder ces symboles. Parce qu’il y a eu la guerre de 1914 et qu’au nom de la nation on a abouti à une saignée abominable. A l’issue de cette guerre, il y a une méfiance à l’égard de la propagande patriotique excessive.La gauche a été très marquée par le mouvement pacifiste. Cet épisode est oublié par la Résistance, puisque les Résistants ce sont les patriotes qui mènent une lutte de libération nationale contre les gens qui sont l’expression du nationalisme.Mais après la Libération on a les guerres coloniales et une partie des citoyens est quand même gênée par ces luttes. C’est à nouveau l’extrême droite qui fait sienne cette thématique. Encore que le gaullisme a aussi été l’expression d’un patriotisme particulier.En tant qu’historien de la Résistance, je trouve regrettable que ceux qui s’en veulent les héritiers aient été aussi timides vis-à-vis des symboles nationaux. Dans notre tradition républicaine ce ne sont pas des symboles d’exclusion mais des symboles ouverts sur l’universel et un idéal qui dépasse la nation.

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