« La mémoire de l’esclavage et de la colonisation n’est pas une autoflagellation mais un processus sain et nécessaire »
par Jean-Marc Ayrault, publié par Le Monde le 15 mars 2021. Source
Il n’y a pas à choisir entre la commémoration de Napoléon et celle de l’esclavage, qu’il a rétabli en trahissant l’idéal de 1789, mais de connaître ce passé pour comprendre ce que nous sommes aujourd’hui, estime le président de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage.
Jean-Marc Ayrault a été le premier ministre de François Hollande de 2012 à 2014. Maire de Nantes de 1989 à 2012, il préside, depuis 2019, la Fondation pour la mémoire de l’esclavage.
Qu’y a-t-il de commun entre les trois grands rendez-vous mémoriels de l’année 2021 – les suites du rapport de Benjamin Stora sur la guerre d’Algérie, le bicentenaire [de la mort] de Napoléon et les vingt ans de la loi Taubira reconnaissant l’esclavage en tant que crime contre l’humanité ? Le fait que chacun contient quelque chose de l’histoire longue de la colonisation française. Une histoire qui n’a pas commencé en 1830 en Algérie, comme beaucoup le croient encore. Car avant l’Algérie il y eut Saint-Domingue. La « perle des Antilles », colonie française la plus lucrative de l’histoire, en tête de la production mondiale de sucre en 1789 grâce à 450 000 esclaves.
Une société violente et inégalitaire, structurée par le préjugé de couleur, et qui explosera après 1789, quand les populations dominées réclamèrent pour elles l’application des principes universels de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui venaient d’être adoptés à Paris. Cependant, divisées entre un puissant lobby colonial et un mouvement abolitionniste actif mais à l’influence limitée, les assemblées révolutionnaires se déchirèrent pendant des années autour de questions essentielles : l’universalisme des Lumières est-il valable dans les colonies ? Faut-il renoncer à la colonisation au nom des principes de la Révolution ? Les hommes noirs et métis ont-ils les mêmes droits que les hommes blancs ?
Ces débats auraient pu durer encore des décennies si les esclaves et les « libres de couleur » révoltés de Saint-Domingue n’étaient pas parvenus à arracher leur liberté en 1793, ce qui précipita le vote par la Convention, le 4 février 1794, de l’abolition de l’esclavage dans toutes les colonies françaises – une décision que les représentants du lobby colonial n’acceptèrent jamais. En 1802, ils tinrent leur revanche : désireux de restaurer la puissance coloniale française en Amérique par tous les moyens, Napoléon Bonaparte rétablit l’esclavage, condamnant des centaines de milliers d’êtres humains à quarante-six années supplémentaires de servitude et renvoyant les citoyens « libres de couleur » des colonies à un statut dégradé, plus discriminatoire encore que sous l’Ancien Régime. Deux trahisons de l’idéal universaliste de 1789 qui ne sauraient être passées sous silence au moment où le bicentenaire de la mort de Napoléon nous invite à considérer son héritage.
Un Waterloo caraïbe
Mais l’histoire ne s’est pas arrêtée là : à Saint-Domingue, Bonaparte échoua durement. Après qu’il eut fait capturer et exiler Toussaint Louverture, il envoya l’armée pour rétablir l’ordre dans la colonie. Mais cette dernière dut faire face à la résistance des anciens esclaves alliés aux « libres de couleur ». Et ce sont ces hommes qui, unis sous la devise de la Révolution (« La liberté ou la mort »), infligèrent à Napoléon sa première grande défaite, ouvrant la voie à l’indépendance de la colonie, qui deviendra Haïti.
Née directement des idéaux de 1789, la révolution haïtienne, symbole de l’émancipation des esclaves par eux-mêmes et première indépendance vis-à-vis d’un pays colonisé, a hanté la conscience mondiale durant tout le XIXe siècle. La France de la Restauration lui fit chèrement payer cette audace, en lui imposant, en 1825, une indemnité de 150 millions de francs-or (soit trois fois le revenu national haïtien à l’époque), dont le paiement greva l’avenir de l’île pour longtemps.
Mais, aujourd’hui, qui connaît cette histoire ? Le roman national a effacé ce Waterloo caraïbe. Au XXe siècle, il fallait s’appeler Aimé Césaire pour en parler. Et, en 2021, dans l’Hexagone, ni la révolution haïtienne, ni la première abolition, ni le rétablissement de l’esclavage ne figurent dans les programmes officiels d’histoire de l’enseignement général…
Un processus sain et nécessaire
Au moment où le rapport Stora nous invite à nous pencher sur les nœuds de la colonisation en Algérie, il est frappant de relever que lesdits nœuds renvoient aux mêmes questions que celles que la France s’est posées à propos de ses colonies sous la Révolution. A Saint-Domingue comme en Algérie, ce sont en effet les mêmes ressorts dévoyés qui ont joué : la spécificité coloniale, inaugurée en 1685 par le Code noir, qui ne s’appliquait que dans les colonies ; l’idéologie de la prétendue supériorité des Européens ; et l’impossible conciliation entre ce système inégalitaire et l’idéal égalitaire de la République. Tout cela ne pouvait qu’échouer.
C’est ce qu’a montré Saint-Domingue, trente ans avant le début de la deuxième aventure coloniale. Le savoir permet de comprendre ce qui se joue aujourd’hui autour de la mémoire de l’esclavage et de la colonisation : non pas une autoflagellation mortifère, mais le processus sain et nécessaire par lequel notre pays finit de se dépouiller de ces idées fausses qui l’avaient lancé dans le projet colonial.
Ce processus n’a pas commencé l’année dernière. En réalité, il est inscrit au cœur même de notre histoire. Il raconte les interrogations de nos ancêtres face aux autres civilisations ; les débats que les projets de conquête ont toujours suscités ; et l’accouchement difficile de cette idée de l’universel que la Révolution a affirmée, mais qu’elle n’aura pas été capable d’imposer durablement.
Une population diverse à la culture créolisée
C’est de cette idée que nous avons besoin aujourd’hui, plus que jamais, pour construire le récit national partagé qui nous protégera de toutes ces « guerres des mémoires » dont parle Benjamin Stora et qui ne visent qu’à nous diviser. Cela passe par la reconnaissance officielle des tragédies qui ont émaillé cette histoire, comme l’a fait le président de la République à propos de Maurice Audin et d’Ali Boumendjel, ou à travers des réalisations comme le futur Mémorial aux victimes de l’esclavage du Jardin des Tuileries. Et cela passe par la célébration de toutes ces figures, connues ou méconnues, qui se sont élevées contre la violence et les injustices du système colonial, qui ont affirmé l’universalité des droits, qui n’ont cessé de porter le combat pour l’égalité, dans l’Hexagone et outre-mer.
Ce sera l’objet du « Mois des mémoires », que la Fondation pour la mémoire de l’esclavage animera du 27 avril au 10 juin prochains. Un mois durant lequel, par les hasards du calendrier, notre pays commémorera à cinq jours d’intervalle le bicentenaire de la mort de Napoléon et les vingt ans de la loi Taubira. Certains y voient une contradiction insurmontable. J’y vois au contraire la marque de la complexité de notre histoire et une occasion de mieux la faire comprendre.
Car la question n’est pas de choisir entre la commémoration de Napoléon et la commémoration de l’esclavage, mais de réaliser que l’un et l’autre font partie de notre passé et que nous avons besoin de connaître l’un comme l’autre pour comprendre ce que nous sommes aujourd’hui : une France mondiale, présente sur tous les continents, à la population diverse, à la culture créolisée, et dont l’histoire nationale, depuis quatre siècles au moins, s’écrit aussi outre-mer.
24-25 novembre 2018
Les Ateliers de la Fondation
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une première mondiale
à l’exposition Napoléon de la Villette
Co-organisateurs de la grande exposition Napoléon à la Villette, du 14 avril au 19 septembre 2021, la Réunion des musées nationaux- Grand Palais et l’Etablissement public du parc et de la Grande Halle de la Villette ont fait appel à la Fondation pour la mémoire de l’esclavage et à son conseil scientifique pour y traiter la question du rétablissement de l’esclavage par Bonaparte.
Cet événement inédit dans l’histoire – le rétablissement de l’esclavage par un pays qui l’avait aboli – sera évoqué dans un espace dédié par un dispositif scénographique associant la vidéo et des documents rares et précieux, qui n’ont jamais été exposés jusqu’à présent.
Dans cet espace les visiteurs de l’exposition pourront ainsi découvrir présentés pour la première fois au public avec l’aide des Archives Nationales, les exemplaires originaux des deux actes signés par Napoléon Bonaparte par lesquels il a effacé les effets du décret d’abolition de l’esclavage du 4 février 1794 :
• Le décret-loi du 20 mai 1802
qui maintient officiellement l’esclavage là où il n’avait pas été aboli (en Martinique, à Tobago, à l’ile Maurice, à La Réunion).
• L’arrêté consulaire du 16 juillet 1802
par lequel Napoléon Bonaparte rétablit l’esclavage en Guadeloupe, où il avait été aboli en 1794.
Les visiteurs y découvriront également :
• Deux textes explicatifs présentant le contexte et les conséquences de la décision de Bonaparte de rétablir l’esclavage.
• La reproduction d’un portrait équestre de Toussaint Louverture, l’ancien esclave devenu général en chef de la colonie française de Saint-Domingue (aujourd’hui Haïti), qui osa défier le pouvoir centralisateur du Premier Consul en 1801, et que Bonaparte fit déporter dans le Doubs au Fort de Joux, où il mourut, seul et sans procès, le 7 avril 1803.
Deux vidéos permettant de saisir la complexité et les répercussions mondiales de la politique coloniale de Napoléon :
• L’une, du documentariste Mathieu Glissant, à propos du rétablissement de l’esclavage en Guadeloupe en 1802, avec la participation de l’écrivain Patrick Chamoiseau et de l’historien Frédéric Régent.
• L’autre proposée par la Fondation à propos des enjeux de la politique coloniale de Bonaparte et de ses conséquences dans les colonies et en métropole, avec l’historien de la période révolutionnaire Marcel Dorigny et la professeure Marlene Daut, spécialiste de l’aire culturelle caribéenne.
Les experts scientifiques et pédagogiques de la Fondation prennent également part à la conception du parcours pédagogique de l’exposition, pour ce qui concerne le rétablissement de l’esclavage et la politique coloniale du Consulat.
Enfin, la FME disposera d’une Carte Blanche le 11 mai 2021 à la Villette, au cours de laquelle s’exprimeront des chercheurs, des artistes et des personnalités de l’Hexagone, des Outre-mer et de l’étranger.
A travers ce partenariat, la Réunion des musées nationaux, l’Etablissement public du parc et de la Grande Halle de la Villette et la Fondation pour la mémoire de l’esclavage entendent transmettre au plus grand nombre les derniers acquis de la recherche historique sur ce moment décisif de l’histoire mondiale de la France, dont les conséquences résonnent particulièrement aujourd’hui.
En invitant pour la première fois dans un événement destiné au grand public les visiteurs à saisir l’épopée napoléonienne dans toute sa complexité, cette exposition marque ainsi une étape nouvelle dans la construction par la France d’un récit national plus juste et plus ouvert.
Voir le dossier de presse de l’exposition Napoléon.
L’histoire de la Fondation pour la Mémoire de l’Esclavage
La création de la Fondation pour la Mémoire de l’Esclavage s’inscrit dans le long chemin de la reconnaissance par la France de son passé colonial.
Dès les années 1960, un mouvement populaire se développe dans les outre-mer pour faire reconnaître la mémoire des esclaves et de leurs descendants. Porté par les artistes et les intellectuels, soutenu par les collectivités locales, relayé par des initiatives internationales telles que la Route de l’Esclave de l’UNESCO, il a pris une ampleur nationale avec la marche du 23 mai 1998 et le vote, le 10 mai 2001, de la proposition de loi de Christiane Taubira par laquelle la France a reconnu la traite et l’esclavage coloniaux comme crime contre l’humanité.
La France a alors inscrit l’histoire de l’esclavage dans les programmes scolaires, elle a mis en place deux journées nationales du souvenir, les 10 mai, journée nationale des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions, et 23 mai, journée nationale en hommage aux victimes de l’esclavage, et elle s’est dotée d’un comité national formé de personnalités du monde de la recherche, de la culture et de la société civile, le Comité national pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage (CNMHE), afin de coordonner l’effort de transmission de la connaissance de cette histoire.
Présidé successivement par Maryse Condé (2004-2008), Françoise Vergès (2008-2012), Myriam Cottias (2013-2016) et Frédéric Régent (2016-2019), le CNMHE a contribué à l’organisation des journées nationales du mois de mai, au recensement des œuvres liées à l’esclavage dans l’inventaire des musées et institutions patrimoniales françaises, à la mise en place en 2015 du Mois des Mémoires et du concours scolaire de la Flamme de l’Egalité, à la remise chaque année d’un prix de thèse récompensant les meilleurs travaux sur l’esclavage.
En 2006, le Président de la République Jacques Chirac a demandé au poète Edouard Glissant de réfléchir à la création d’une institution autonome dédiée à cette mémoire. Son rapport, remis au Premier ministre Dominique de Villepin en 2007, proposait la création d’un Centre des Mémoires de l’Esclavage. Ce projet, initialement resté sans suite, est relancé en 2016 lorsque le Président de la République François Hollande confie à Lionel Zinsou, ancien Premier ministre du Bénin, une mission de préfiguration visant à transformer le CNMHE en une fondation reconnue d’utilité publique.
Dans son rapport, Lionel Zinsou préconise la création dans ce but d’un groupement d’intérêt public, qui est mis en place en mai 2017. Présidé par Jean-Marc Ayrault, le GIP-Mission pour la mémoire de l’esclavage, des traites et de leurs abolitions (GIP-MMETA) travaille pendant deux ans à la mise en place de la Fondation, qui est reconnue d’utilité publique le 12 novembre 2019 par le ministre de l’intérieur, après avis favorable du Conseil d’Etat.
Le 13 novembre 2019, le conseil d’administration de la Fondation est installé et porte à sa présidence Jean-Marc Ayrault.
Avec le Mémorial ACTe, centre caribéen d’expressions et de mémoire de la traite et de l’esclavage, inauguré en 2015 et que le Président de la République Emmanuel Macron a érigé en musée national de l’esclavage, la Fondation marque ainsi une nouvelle étape dans ce mouvement de reconnaissance par la France de cette part de son passé.
La Fondation a son siège à l’Hôtel de la Marine, lieu du bureau de Victor Schoelcher en 1848 à l’abolition, à quelques mètres du Jardin des Tuileries où sera inauguré en 2021 le Mémorial national aux victimes de l’esclavage dont le Président de la République a annoncé la création le 27 avril 2018.