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Édition du 1er au 15 décembre 2024

Je n’inspecterai pas le « temps béni » des colonies !

« Monsieur le Président
Je vous fais une lettre
Que vous lirez peut-être
Si vous avez le temps… » écrivait Boris Vian dans Le Déserteur. Le texte que nous reproduisons ci-dessous est un « coup de gueule » qui fait penser la chanson de Boris Vian. Il a été publié le 12 mai 2005, et a été remis en ligne, le 24 mai 2006.

Monsieur le Président de la République,

des inspecteurs disent NON au négationnisme d’origine parlementaire

Un amendement d’initiative parlementaire à la loi n° 2005-158 du 23 février 2005 « portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés » provoque un émoi légitime, non seulement dans les salles des Maîtres des Écoles, les salles des professeurs et les cabinets d’histoire et géographie des collèges et des lycées, mais aussi chez les inspecteurs.

Il a des implications graves et imminentes sur l’exercice de notre métier et engage les aspects pédagogiques, scientifiques et civiques de nos Missions Statutaires d’Inspection d’Évaluation et d’Animation Pédagogique en Formation Initiale et Continue 1.

L’article 4 de cette loi du 23 février 2005 dispose en effet :

  • « Les programmes de recherche universitaire accordent à l’histoire de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, la place qu’elle mérite.
  • Les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, et accordent à l’histoire et aux sacrifices des combattants de l’armée française issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont droit… »

Si l’on conjugue cet Article 4 avec l’Article de la Loi qui crée le Haut Conseil de l’Éducation, il n’est pas interdit de penser que l’on est en présence d’une tentative de mise au pas des Professeurs des Écoles, des Collèges et des Lycées et des Inspecteurs. Cette instance, composée de neuf membres – trois désignés par le Président de la République, deux par celui de l’Assemblée nationale, deux par celui du Sénat et deux par celui du Conseil Economique et Social, le Président de ce Haut conseil étant désigné par le chef de l’Etat 2-, est chargée par la Loi de donner au Ministre de l’Éducation Nationale « des avis sur toute question générale relative à la pédagogie, aux programmes, aux modes d’évaluation des connaissances des élèves, à l’organisation et aux résultats du système éducatif, à la politique de formation des enseignants ».

Le Haut Conseil de l’Éducation remplace le Conseil national des programmes et le Haut conseil à l’évaluation qui comptaient notamment des représentants des Organisations Syndicales et des représentants des Fédérations de Parents d’Élèves. Il s’agit donc très nettement d’une reprise en main, par le politique, des Personnels enseignants et d’Inspection d’un Ministère dont la mission essentielle est indissolublement liée à la possibilité du débat démocratique et à la vitalité de l’idée républicaine.

Bien entendu, les Députés promoteurs de cet amendement « oublient » que, le 8 mai 1945 à Sétif, c’est sur les pères les mères, les frères, les soeurs et les enfants des Combattants qui avaient délivré du joug nazi de nombreuses villes française, et notamment Marseille la plus ancienne ville de France, que les troupes françaises ont tiré à balles réelles, avant que des bandes armées de civils européens ne s’acharnent sur eux 3.

C’est donc bien à une entreprise négationniste que s’est livrée, sous l’œil apparemment indifférent d’un gouvernement aux abonnés absents, une poignée de Députés clientélistes nostalgiques de l’OAS et du « temps béni des colonies ».

Quel peut-être le rôle positif d’une présence française qui résulte d’une entreprise de conquête sanglante, qui s’est poursuivie par une spoliation foncière condamnant à la faim et à la misère des populations entières, et qui s’est conclue par une guerre de Libération nationale particulièrement meurtrière, qui, au delà des victimes civiles, a traumatisé gravement et durablement toute une génération d’appelés confrontés aux méthodes des commandos de chasse, aux corvées de bois, et à la pratique généralisée de la torture ?

Monsieur le Président, vous avez servi en Algérie, cette génération sacrifiée c’est aussi la vôtre!

Dans le cadre de cet amendement :

  • Devrons nous agréer comme intervenant extérieur le Général Aussaresses dans le cadre de l’Éducation à la Citoyenneté ? Devrons nous mettre la main à la pâte pour élaborer des fiches pédagogique sur la Gégène ?
  • Dans le domaine de l’Éducation musicale, devrons-nous ajouter aux Répertoires élaborés par nos Conseillers Pédagogiques « Le Temps des Colonies «  de Michel Sardou,

On pense encore à toi, oh Bwana.

Dis-nous ce que t’as pas, on en a.

Y a pas d’café, pas de coton, pas d’essence

En France, mais des idées, ça on en a.

Nous on pense,

On pense encore à toi, oh Bwana.

Dis-nous ce que t’as pas, on en a.

Autrefois à Colomb-Béchar,

J’avais plein de serviteurs noirs

Et quatre filles dans mon lit,

Au temps béni des colonies.

4

Hier, ce n’était même pas pensable !

Aujourd’hui, c’est devenu légalement possible !

Demain, cela sera-t-il obligatoire?

MONSIEUR LE PRÉSIDENT, IL FAUT ABROGER D’URGENCE CET AMENDEMENT !

  • Parce qu’il impose une histoire officielle, contraire à la neutralité et au respect de la liberté de la recherche scientifique qui sont au cœur du principe Constitutionnel de Laïcité.
  • Parce que, en ne retenant que le « rôle positif » de la colonisation, il impose un mensonge officiel sur les guerres de conquêtes allant parfois jusqu’au crime contre l’humanité comme la mise en place de l’économie de Plantation fondée sur l’Esclavage et la Traite négrière 5.
  • Parce qu’il nie le racisme et les discriminations sociales hérités de ce passé refoulé et dont, en tant qu’Inspecteurs, nous sommes quotidiennement témoins, notamment dans ces nouvelles zones tribales que risquent de devenir certaines Zones d’Éducation Prioritaires abandonnées au clientélisme communautariste et à la tentation identitaire.
  • Parce qu’il risque de susciter, en réaction, le communautarisme de groupes sociaux entiers de Citoyens français ainsi privés de tout passé, et de les inciter à entrer dans l’impasse de la concurrence victimaire 6.

Les Inspecteurs ont une responsabilité particulière pour promouvoir un enseignement

  • qui confère à la colonisation et à l’immigration toute leur place, au travers de la prise en considération des réalités sociales plurielles qui en procèdent,
  • qui, par la confrontation avec les acquis de la Recherche Universitaire étudiant les sociétés pré-coloniale , coloniale et post-coloniale, rende compte de la complexité de ces phénomènes, et puisse répondre aux besoins des Élèves, en les aidant à se construire comme Citoyens libres ayant conscience des impératifs éthiques, ayant les moyens intellectuels de manifester un esprit critique, et sachant faire preuve de tolérance dans une société démocratique.

On naît citoyen, on devient citoyen éclairé disaient les Instructions Officielles pour l’École Élémentaire de 1985.
Les inpecteurs ont pour tâche notamment d’aider les professeurs à mettre à la portée des élèves, l’explication des processus d’une réalité contemporaine complexe.

Ainsi cet amendement d’initiative parlementaire considère que la période coloniale, mis à part la conquête et la décolonisation, aurait été une période heureuse, faite de progrès et de civilisation dont le bilan serait « globalement positif ».

  • Il faudrait rendre hommage indifféremment à tous ceux ceux qui en furent les acteurs : colons, administrateurs, militaires …
  • Il faudrait oublier Louis Delgrès un de ces Jacobins Noirs qui, trahi par Bonaparte, a choisi de se faire sauter à Matouba avec 200 de ces compagnons.

« Osons le dire, les maximes de la tyrannie la plus atroce sont surpassées aujourd’hui. Nos anciens tyrans permettaient à un maître d’affranchir son esclave, et tout nous annonce que, dans le siècle de la philosophie, il existe des hommes, malheureusement trop puissants par leur éloignement de l’autorité dont ils émanent, qui ne veulent voir d’hommes noirs ou tirant leur origine de cette couleur, que dans les fers de l’esclavage. »

Louis Delgrès 7

  • Il faudrait retirer des ouvrages étudiés au Collège Tamango de Prosper Mérimée dont toute la première partie fait le procès, impitoyable par sa froide ironie, de l’armement négrier?
  • Il faudrait oublier les aspects négatifs de cette période coloniale en Algérie longtemps occultés et aujourd’hui avérés: torture, justice partiale, développement de la prostitution …

Comment est-il possible d’enjoindre aux Enseignants de pratiquer un semblable négationnisme ?

  • Faut-il considérer que le travail forcé dans les colonies d’Afrique et d’Asie, la banalisation de la torture dans les commissariats et gendarmeries d’Algérie, même en dehors des guerres, le statut de l’indigénat, le double collège électoral, l’oppression économique, les déplacements de populations, les dévoilements forcés de femmes, le paternalisme généralisé, le pillage des biens culturels, faut-il considérer donc que tout cela doive être salué ou plutôt oublié, effacé, nié ?

Même si certaines réalisations de l’administration coloniale amenèrent des progrès incontestables (construction de voies de communication routes, hôpitaux, écoles …), même si l’ethnologie s’est développé à partir de l’études des sociétés indigènes et si l’entreprise coloniale a permis à la France de découvrir la richesse des Arts Premiers, tous ces faits ne justifient pas une vision hagiographique et unilatérale de la colonisation.

Nous savons pertinemment que des administrateurs coloniaux, des religieux, des médecins, des enseignants et des militaires fidèles à l’honneur et à la pureté des armes… se sont dressés souvent violemment contre ce qui n’était pas des excès mais bien des conséquences structurelles d’un système d’exploitation qui avait pour principe de « faire suer le burnous » – il convient de leur rendre hommage.

Cet amendement doit être abrogé !

  • Parce qu’il impose une histoire officielle, contraire à la neutralité scolaire et au respect de la liberté de pensée qui sont au cœur de la laïcité.
  • Parce que, en ne retenant que le “ rôle positif ” de la colonisation, il impose un mensonge officiel sur des crimes, sur des massacres allant parfois jusqu’au génocide, sur l’esclavage, sur le racisme hérité de ce passé.
  • Parce qu’il suscite en Algérie des réactions excessives totalement déplacées et inacceptables sur un prétendu génocide et des amalgames inacceptables entre les fours à chaux, préalablement existants, utilisés pour brûler les corps des victimes d’une répression disproportionnée et les fours crématoires construits par l’appareil d’extermination nazi.

Ces réactions excessives ne peuvent que contribuer à porter atteinte à la cohésion nationale et au pacte républicain si, comme cela est malheureusement prévisible, elles trouvent un large écho chez des adolescents et des jeunes adultes en butte aux discriminations multiples aggravées par les difficultés sociales et économiques que nous ne connaissons que trop bien dans un contexte international marqué par le conflit Israélo-palestinien et la guerre civile irakienne 8.

En attendant cette abrogation, en tant qu’Inspecteur, garant du maintien des valeurs de l’École républicaine et notamment du caractère scientifique non dogmatique et non partisan de l’enseignement dispensé au sein des établissements publics relevant de l’Enseignement scolaire, je m’engage à ne pas conseiller d’enseigner cette histoire officielle et négationniste, et à continuer dans le cadre des cours, des stages et des animations pédagogiques, tant en formation initiale que continue, à utiliser et à recommander les travaux des historiens, des économistes, des sociologues… dont le sérieux est attesté par la communauté scientifique pour présenter aux enseignants le bilan le plus proche possible de la réalité de la colonisation.

Monsieur le Président de la République,

Vous avez été élu par plus de 8o % des Électeurs de la République. Beaucoup d’entre eux, qui n’avaient pas voté pour vous le 21 avril 2002, ont, dans un sursaut républicain, rejeté vigoureusement un nostalgique de la Bataille d’Alger, partisan en son temps de l’Algérie Française au nom de laquelle les commandos de l’OAS ont assassiné le 15 mars 1962 à Alger nos collègues Max Marchand, Inspecteur d’Académie en Algérie, chef du Service des Centres sociaux, Marcel Basset, Robert Aimard, Salah Ould Aoudia, Mouloud Feraoun, Ali Hammoutène 9.

Vous avez publiquement reconnu la responsabilité de la France dans l’entreprise nazie de destruction des Juifs d’Europe.

Vous ne pouvez pas laisser agir impunément les assassins de la mémoire !

Jean Cotin – LDH section de Belfort.

  1. Nos missions statutaires sont définies dans le décret n° 90-675 du 18 juillet 1990 (au format PDF).
  2. La composition du Haut Conseil d’Education est précisée à l’Article 14 de la Loi n° 2005-380 du 23 avril 2005 d’orientation et de programme pour l’avenir de l’école.
  3. « Une répression impitoyable s’abat sur le Constantinois« , Le Monde du 7 mai 2005.
  4. Michel Sardou, Le temps des colonies.
  5. Voir l’Article 1 de la Loi tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité.
  6. Du culte des héros à la concurrence des victimes
    par Jean-Michel Chaumont (2000).
  7. Extrait de la Proclamation de Louis Delgrès, le 10 mai 1802.
  8. Le président Bouteflika retient du « règne » colonial français un « génocide » et des « fours » – voir Le Monde du 11 mai 2005.
  9. La guerre d’Algérie dans l’enseignement en France et en Algérie.
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