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Édition du 1er mars au 15 mars 2025

Jacques Pous, Français déserteur de la guerre d’Algérie, dévoile la Suisse coloniale

Un Français déserteur de la guerre d’Algérie dévoile la Suisse coloniale

par Fabio Rossinelli et Lisa N’Pango Zanetti[1]

Jacques Pous, né en 1935 à Toulouse, signa la première étude scientifique d’histoire où l’impérialisme d’un pays sans connexion apparente avec le monde colonial, la Suisse, fut dévoilé. Ancien missionnaire catholique au Sri Lanka, déserteur de l’armée française en Algérie et réfugié clandestin à Genève, il eut accès aux archives de la Compagnie genevoise des colonies suisses de Sétif (active entre 1853 et 1956) après en avoir découvert l’existence dans la steppe algérienne. En fouillant les sources, il tomba sur un acteur insoupçonné de la colonisation à la sauce helvétique : Henry Dunant, le célèbre cofondateur de la Croix-Rouge et Prix Nobel de la Paix

Né en 1935 à Toulouse dans une famille ouvrière frappée par la pauvreté, Jacques Pous grandit avec une profonde aversion pour les inégalités. Nourri par un catholicisme progressiste, il entre au séminaire et, à 22 ans, s’envole pour le Sri Lanka comme missionnaire des Petits Frères de Jésus. Là, il partage le quotidien des pauvres et découvre les cicatrices économico-sociales laissées par la colonisation.

En 1960, à 25 ans, Pous est rappelé en France pour intégrer l’armée. Direction l’Algérie. Mais il refuse de participer à cette guerre coloniale. La veille de son départ, il déserte. S’ensuit une traque. Réfugié en Allemagne, il est accueilli par des militants anticolonialistes, avant de rejoindre la Tunisie, où il est intégré dans le cadre du Gouvernement provisoire de la République algérienne (ce dernier ayant ses sièges à Tunis, au Caire et à Rabat).

L’indépendance d’Algérie de 1962 marque un tournant. Recherché en France, Pous s’exile en Suisse, à Genève. Dans la Cité de Calvin, il entreprend des études universitaires en philosophie et devient assistant d’enseignement et de recherche. Brillant mais encombrant : ses positions anticolonialistes et ses critiques envers les institutions gênent. En 1968, malgré l’amnistie française pour les déserteurs de la guerre d’Algérie, il n’a plus de poste à l’université et s’oriente vers l’enseignement secondaire tout en poursuivant son engagement militant.

Jacques Pous

Un séjour en Algérie, entre 1972 et 1974, lui révèle une histoire méconnue : la participation helvétique à la colonisation des empires, notamment via la Compagnie genevoise des colonies suisses de Sétif. Il découvre également le rôle inattendu d’Henry Dunant, cofondateur de la Croix-Rouge, comme colon affairiste en Algérie. En sort un livre quelques années plus tard, en 1979, intitulé Henry Dunant l’Algérien (Genève, Éditions Grounauer).

Jacques Pous sur les traces d’Henry Dunant

À l’époque où Jacques Pous se met au travail, Henry Dunant est bien connu pour son rôle dans la création de la Croix-Rouge, sorte d’héros de la philanthropie chrétienne dans la mémoire collective genevoise, suisse et européenne – mais son passé de colon affairiste en Algérie est lui tombé dans l’oubli. Menant une enquête archivistique digne d’un détective des plus expérimentés, Pous livre une histoire plus vaste de lui et de son protagoniste : c’est une brèche, une ouverture, une remise en cause de l’image mythique d’une Suisse pacifiste et éloignée des entreprises impérialistes du XIXe siècle.


La Compagnie genevoise des colonies suisses de Sétif, fondée en 1853, obtient 20 000 hectares en concession de la France en Algérie.[2] Le jeune Henry Dunant y joue un rôle clé : superviseur sur place et recruteur de colons, il mobilise ses réseaux protestants nationaux et internationaux pour soutenir ce projet. Dunant, en somme, n’est pas seulement un philanthrope idéaliste. Descendant de l’aristocratie genevoise, il incarne également l’affairisme opportuniste animé par des logiques capitalistes décomplexées. Exploiter terres et populations, chercher des partenariats lucratifs et obtenir des concessions impériales occuperont une grande partie de sa vie. C’est dans ce contexte qu’il entreprend son célèbre voyage à Solférino en 1859, en pleine quête de soutien auprès de Napoléon III qui se trouvait sur le champ de bataille. Y naîtra la rédaction de son Souvenir (1862), à la base de la fondation de la Croix-Rouge (1863).

A l’époque de Solférino, Dunant s’était déjà lancé dans l’entrepreneuriat indépendant en Algérie. Il a notamment fondé la Société des moulins de Mons-Djemila, soutenue par des personnalités influentes comme le général Dufour en Suisse. Le capital de la société atteint un million de francs à ce moment (92,4 millions en valeur actuelle[3]), mais les spéculations hasardeuses, typiques de l’affairisme colonial, précipitent la faillite dans les années suivantes. En 1868, Dunant est finalement condamné à Genève. De nombreux notables genevois ayant perdu de l’argent dans ses affaires algériennes, il devient le bouc émissaire d’un système qui protège ses propres mécanismes en sacrifiant l’un des siens.

Ruiné et exilé, Dunant se tourne alors vers de nouveaux projets : une colonisation chrétienne en Palestine, où il espère retrouver sa place perdue au sein du club du lucre colonial.[4] Il n’y parviendra pas. Sa marginalisation le pousse à une transformation tardive. Soutenu par la baronne Bertha von Suttner, amie d’Alfred Nobel, Dunant finit par rédiger des écrits pacifistes et anticolonialistes. Et, grâce à une campagne habilement orchestrée, il décroche le premier Prix Nobel de la paix en 1901, financé par la fortune issue de l’industrie des armements. Une ultime ironie de l’histoire qui illustre les contradictions d’un capitalisme à la fois promoteur de paix et fournisseur des outils de guerre, prêt à glorifier ce qu’il a détruit.

Une brèche dans l’historiographie

« L’impérialisme d’un pays sans colonies ne va pas en général de soi, surtout que, la plupart du temps, le monde feutré et cosmopolite des affaires n’a pas pour objectif de rendre transparents les mécanismes de la domination », écrit Jacques Pous dans ses pages de 1979. Aujourd’hui, cela semble acquis. A l’époque, cependant, seuls quelques traités sociologiques abordaient explicitement le problème de l’impérialisme en rapport avec la Suisse et ses enjeux.[5] Les rares études d’histoire qui s’étaient jusqu’alors intéressées aux connexions migratoires ou économiques du pays avec le monde d’outre-mer faisaient quant à elles abstraction d’une telle problématique.[6] Il aura fallu attendre la fin du XXe siècle pour que l’historiographie suisse commence à s’approprier le sujet de l’impérialisme en termes explicites.[7] Les recherches se sont depuis lors renforcées.[8] Y compris avec une prochaine publication sur la Croix-Rouge au Congo léopoldien, mettant en lumière le rôle de Gustave Moynier, l’ami-rival de Dunant, dans la colonisation belge de l’Afrique centrale.[9] Le travail de Pous d’il y a un demi-siècle, ce Français clandestinement réfugié à Genève après avoir déserté une guerre coloniale, a en somme créé un précédent. Un précédent dont l’historiographie avait besoin pour développer le terrain d’études sur la Suisse coloniale que plusieurs musées du pays ont exhibés en 2024.


[1] Résumé d’un reportage d’approfondissement réalisé dans le cadre de l’exposition Mémoires. Genève dans le monde colonial du Musée d’ethnographie de Genève. Les auteur-e-s remercient Jacques Pous pour l’interview accordée en 2024. Le texte intégral est disponible dans le serveur académique de l’Université de Lausanne.

[2] Une thèse de doctorat à ce sujet a été réalisée plus tard. Voir : Claude Lützelschwab, La Compagnie genevoise des Colonies suisses de Sétif (1853-1956). Un cas de colonisation privée en Algérie, Berne, Peter Lang, 2006.

[3] Conversion effectuée sur la base de l’indice historique des salaires en Suisse entre les années de référence 1859 et 2009 via The Swiss Historical Monetary Value Converter.

[4] Sur le sujet de la Palestine, esquissé en 1979, l’auteur revient avec une nouvelle monographie trente ans plus tard. Voir : Jacques Pous, Henry Dunant, colon affairiste en Algérie, pionnier du sionisme, Paris, Éditions L’Harmattan, 2020.

[5] Voir par exemple : Richard Behrendt, Die Schweiz und der Imperialismus. Die Volkswirtschaft des hochkapitalistischen Kleinstaates im Zeitalter des politischen und ökonomischen Nationalismus, Zürich, Verlag Rascher & Cie, 1932 ; Charles-André Udry, « Impérialisme suisse et “aide” au tiers monde » in Critiques de l’économie politique, vol. 13-14, 1973, pp. 230-262 ; Jean Ziegler, Une Suisse au-dessus de tout soupçon, Paris, Éditions du Seuil, 1976.

[6] Voir par exemple : Martin Nicoulin, La genèse de Nova Friburgo. Émigration et colonisation suisse au Brésil, 1817-1827, Fribourg, Éditions universitaires, 1973.

[7] Thomas David, Bouda Etemad, « Un impérialisme suisse ? Introduction » in Traverse (numéro thématique Suisse – Tiers Monde. Des réseaux d’expansion aux formes de domination), vol. 5, n. 2, 1998, pp. 7-16.

[8] Voir par exemple : Patricia Purtschert, Harald Fischer-Tiné (éd.s), Colonial Switzerland. Rethinking colonialism from the margins, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2015.

[9] Fabio Rossinelli, Ambroise Bulambo, « La Croix-Rouge au Congo, un dessein belgo-suisse d’impérialisme collaboratif (1888-1908) » in Fabio Rossinelli, Jan Vandersmissen, Ambroise Bulambo (éd.s), De la Conférence géographique de Bruxelles à l’État indépendant du Congo, 1876-1908. Regards nouveaux après cent cinquante ans des origines, Neuchâtel, Éditions Alphil, à paraître en 2026.


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