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Édition du 1er au 15 novembre 2024

Israël-Palestine : le cancer

La tribune reprise ci-dessous, publiée le 4 juin 2002 dans le journal Le Monde, n'a pas pris une ride. A l'époque, ses auteurs ont été vilipendés et poursuivis en justice : deux associations, Avocats sans frontières et France-Israël, ont engagé des poursuites contre eux pour “diffamation raciale”, accusation dont la Cour de cassation les a définitivement lavés. Pour aller plus loin, voir cet article : 1389. Aujourd'hui, douze ans après avoir été écrit, ce texte semble d'une actualité troublante 1

Israël-Palestine : le cancer

par Edgar Morin, Sami Naïr et Danièle Sallenave

publié dans Le Monde, le 4 juin 2002

Le cancer israélo-palestinien s’est formé à partir d’une pathologie territoriale : la formation de deux nations sur une même contrée, source de deux pathologies politiques, l’une née de la domination, l’autre de la privation. Il s’est développé d’une part en se nourrissant de l’angoisse historique d’un peuple persécuté dans le passé et de son insécurité géographique, d’autre part du malheur d’un peuple persécuté dans son présent et privé de droit politique. « Dans l’opprimé d’hier l’oppresseur de demain », disait Victor Hugo. Israël se présente comme le porte-parole des juifs victimes d’une persécution multiséculaire jusqu’à la tentative d’extermination nazie. Sa naissance attaquée par ses voisins arabes a failli être sa mort. Depuis sa naissance, Israël est devenu une formidable puissance régionale, bénéficiant de l’appui des Etats-Unis, dotée de l’arme nucléaire.

Et pourtant Sharon a prétendu lutter pour la survie d’Israël en opprimant et asphyxiant la population palestinienne, en détruisant des écoles, archives, cadastres, en éventrant des maisons, en brisant des canalisations et procédant à Jenine à un carnage dont il interdit de connaître l’ampleur.

L’argument de la survie n’a pu jouer qu’en ressuscitant chez les Israéliens les angoisses de 1948, le spectre d’Auschwitz, en donnant à un passé aboli une présence hallucinatoire. Ainsi la nouvelle Intifada a réveillé une angoisse qui a amené au pouvoir le reconquistador Sharon.

En fait Sharon compromet les chances de survie d’Israël dans le Moyen-Orient, en croyant assurer dans l’immédiat la sécurité israélienne par la terreur. Sharon ignore que le triomphe d’aujourd’hui prépare le suicide de demain. A court terme, le Hamas fait la politique de Sharon, mais à moyen terme, c’est Sharon qui fait la politique du Hamas. Si, en deçà d’un certain seuil, l’Intifada a poussé Israël à négocier, au-delà elle a ranimé l’angoisse de la proie, exaspérée par les attentats-suicides, et la répression impitoyable semble une juste réponse à la menace. Si rien ne l’arrête de l’extérieur, l’Israël de Sharon va au minimum vers la bantoustanisation des territoires palestiniens morcelés.

C’est la conscience d’avoir été victime qui permet à Israël de devenir oppresseur du peuple palestinien. Le mot « Shoah », qui singularise le destin victimaire juif et banalise tous les autres (ceux du goulag, des Tsiganes, des Noirs esclavagisés, des Indiens d’Amérique), devient la légitimation d’un colonialisme, d’un apartheid et d’une ghettoïsation pour les Palestiniens.

La conscience victimaire comporte évidemment une vision unilatérale de la situation et des événements.

Au départ du sionisme, la formule « un peuple sans terre pour une terre sans peuple » a occulté le peuplement palestinien antérieur. Le droit des juifs à une nation a occulté le droit des Palestiniens à leur nation.

Le droit au retour des réfugiés palestiniens est vu aujourd’hui, non comme un droit symétrique à celui du retour de juifs qui n’ont jamais vécu en Palestine, mais à la fois comme un sacrilège et comme une demande de suicide démographique d’Israël. Alors qu’il aurait pu être considéré comme une réparation aux modalités négociables.

Il est horrible de tuer des civils selon un principe de culpabilité collective, comme le font les attentats-suicides, mais c’est un principe appliqué par Israël frappant, depuis le temps de Sabra et Chatila et du Liban nord jusqu’à aujourd’hui, et hélas probablement demain, des civils, femmes et enfants, et en détruisant la maison et les cultures des familles d’auteurs d’attentat. Les victimes civiles palestiniennes sont désormais de 15 à 20 fois plus nombreuses que les victimes israéliennes. Est-ce que la pitié doit être exclusivement réservée aux unes et non aux autres ?

Israël voit son terrorisme d’Etat contre les civils palestiniens comme autodéfense et ne voit que du terrorisme dans la résistance palestinienne. L’unilatéralisme attribue à Arafat seul l’échec des ultimes négociations entre Israël et l’Autorité palestinienne ; il camoufle le fait que, sans cesse depuis les accords d’Oslo, la colonisation s’est poursuivie dans les territoires occupés et considère comme « offre généreuse » une restitution restreinte et morcelée de territoires comportant maintien de colonies et contrôle israélien de la vallée du Jourdain.

L’histoire complexe des négociations est effacée par la vision unilatérale de cette « offre généreuse » reçue par un refus global, et l’interprétation de ce supposé refus global comme une volonté de détruire Israël.

L’unilatéralisme masque la dialectique infernale répression-attentat, elle-même alimentée par les forces extrémistes dans les deux camps. Il masque le fait que la tournée de Sharon sur l’esplanade des Mosquées n’a pu que renforcer le cercle vicieux infernal qui favorise le pire dans les deux camps.

Le cercle infernal où tout accroissement du pire de l’un accroît le pire de l’autre a donné le pouvoir au clan nationaliste-intégriste en Israël, a installé des officiers issus des colonies à la tête de Tsahal, a transformé des éléments de cette armée de réoccupation en soldatesque pillant et tuant parfois jusqu’au massacre (Jenine). Il a accru le rayonnement et l’emprise des mouvements religieux fanatiques sur la jeunesse palestinienne.

Certes, il y a également un unilatéralisme palestinien, mais sur l’essentiel, depuis l’abandon par la charte de l’OLP du principe d’élimination d’Israël, l’Autorité palestinienne a reconnu à son occupant l’existence de nation souveraine que celui-ci lui refuse encore. Sharon a toujours refusé le principe « la paix contre la terre », n’a jamais reconnu les accords d’Oslo et a considéré Rabin comme un traître.

En Occident, les médias parlent sans cesse de la guerre israélo-palestinienne ; mais cette fausse symétrie camoufle la disproportion des moyens, la disproportion des morts, la guerre de chars, hélicoptères, missiles contre fusils et kalachnikovs. La fausse symétrie masque la totale inégalité dans le rapport des forces et l’évidence simple que le conflit oppose des occupants qui aggravent leur occupation et des occupés qui aggravent leur résistance.

La fausse symétrie occulte l’évidence que le droit et la justice sont du côté des opprimés. Elle met sur le même plan les deux camps, alors que l’un fait la guerre à l’autre qui n’a pas les moyens de la faire et n’oppose que des actes sporadiques de résistance ou de terrorisme. De même, il y a fausse symétrie entre Sharon et Arafat, l’un maître d’une formidable puissance, capable de défier les Nations unies et les objurgations (certes molles) des Etats-Unis, l’autre de plus en plus impuissant. Une sinistre farce consiste à demander à Arafat d’empêcher les attentats tout en l’empêchant d’agir.

On a peine à imaginer qu’une nation de fugitifs, issue du peuple le plus longtemps persécuté dans l’histoire de l’humanité, ayant subi les pires humiliations et le pire mépris, soit capable de se transformer en deux générations en « peuple dominateur et sûr de lui » et, à l’exception d’une admirable minorité, en peuple méprisant ayant satisfaction à humilier.

Les médias rendent mal les multiples et incessantes manifestations de mépris, les multiples et incessantes humiliations subies aux contrôles, dans les maisons, dans les rues. Cette logique du mépris et de l’humiliation n’est pas le propre des Israéliens, elle est le propre de toutes les occupations où le conquérant se voit supérieur face à un peuple de sous-humains. Et dès qu’il y a signe ou mouvement de révolte, alors le dominant se montre impitoyable. Il est juste qu’Israël rappelle à la France sa répression coloniale durant la guerre d’Algérie ; mais cela indique qu’Israël fait pour la Palestine au moins ce que la France a fait en Algérie. Dans les derniers temps de la reconquête de la Cisjordanie, Tsahal s’est livrée à des actes de pillage, destructions gratuites, homicides, exécutions où le peuple élu agit comme la race supérieure. On comprend que cette situation dégradante suscite sans cesse de nouveaux résistants, dont de nouvelles bombes humaines. Qui ne voit que les chars et les canons, mais ne voit pas le mépris et l’humiliation, n’a qu’une vision unidimensionnelle de la tragédie palestinienne.

Le mot « terrorisme » fut galvaudé par tous les occupants, conquérants, colonialistes, pour qualifier les résistances nationales. Certaines d’entre elles, comme du temps de l’occupation nazie sur l’Europe, ont certes comporté une composante terroriste, c’est-à-dire frappant principalement des civils. Mais il est indu de réduire une résistance nationale à sa composante terroriste, si importante soit-elle. Et surtout, il n’y a pas de commune mesure entre un terrorisme de clandestins et un terrorisme d’Etat disposant d’armes massives. De même qu’il y a disproportion entre les armes, il y a disproportion entre les deux terreurs. L’horreur et l’indignation devant des victimes civiles massacrées par une bombe humaine doivent-elles disparaître quand ces victimes sont palestiniennes et massacrées par des bombes inhumaines ?

Il ne faut pas craindre de s’interroger sur ces jeunes gens et jeunes filles devenues bombes humaines. Le désespoir, certes les a animés, mais cette composante ne suffit pas. Il y a aussi une très forte motivation de vendetta qui, dans sa logique archaïque si profonde, surtout en Méditerranée, demande de porter la vengeance, non pas nécessairement sur l’auteur du forfait mais sur sa communauté. C’est aussi un acte de révolte absolue, par lequel l’enfant qui a vu l’humiliation subie par son père, par les siens, a le sentiment de restaurer un honneur perdu et de trouver enfin dans une mort meurtrière sa propre dignité et sa propre liberté.

Enfin, il y a l’exaltation du martyr, qui par un sacrifice de sa personne féconde la cause de l’émancipation de son peuple. Evidemment, derrière ces actes, il y a une organisation politico-religieuse, qui fournit les explosifs, la stratégie et conforte par l’endoctrinement la volonté de martyre et l’absence de remords. Et la stratégie des bombes humaines est très efficace pour torpiller tout compromis, toute paix avec Israël, de façon à sauvegarder les chances futures de l’élimination de l’Etat d’Israël. La bombe humaine, acte existentiel extrême au niveau d’un adolescent, est aussi un acte politique au niveau d’une organisation extrémiste.

Et nous voici à l’incroyable paradoxe. Les juifs d’Israël, descendants des victimes d’un apartheid nommé ghetto, ghettoïsent les Palestiniens. Les juifs qui furent humiliés, méprisés, persécutés, humilient, méprisent, persécutent les Palestiniens. Les juifs qui furent victimes d’un ordre impitoyable imposent leur ordre impitoyable aux Palestiniens. Les juifs victimes de l’inhumanité montrent une terrible inhumanité. Les juifs, boucs émissaires de tous les maux, « bouc-émissarisent » Arafat et l’Autorité palestinienne, rendus responsables d’attentats qu’on les empêche d’empêcher.

Une nouvelle vague d’antijudaïsme, issue du cancer israélo-palestinien, s’est propagée dans tout le monde arabo-islamique, et une rumeur planétaire attribue même la destruction des deux tours de Manhattan à une ruse judéo-américaine pour justifier la répression contre le monde islamique.

De leur côté, les Israéliens voisins crient « Mort aux Arabes » après un attentat. Un anti-arabisme se répand dans le monde juif. Les instances « communautaires » qui s’autoproclament représentantes des juifs dans les pays occidentaux tendent à refermer le monde juif sur lui-même dans une fidélité inconditionnelle à Israël.

La dialectique des deux haines s’entretenant l’une l’autre, celle des deux mépris, celui du dominant israélien sur l’Arabe colonisé, mais aussi le nouveau mépris antijuif nourri de tous les ingrédients de l’antisémitisme européen classique, cette dialectique est en cours d’exportation. Avec l’aggravation de la situation en Israël-Palestine, la double intoxication, l’antijuive et la judéocentrique, va se développer partout où coexistent populations juives et musulmanes. Le cancer israélo-palestinien est en cours de métastases dans le monde.

Le cas français est significatif. En dépit de la guerre d’Algérie et de ses séquelles, en dépit de la guerre d’Irak, et en dépit du cancer israélo-palestinien, juifs et musulmans coexistent en paix en France.

Cependant une ségrégation commence. Une rancoeur sourde contre les juifs identifiés à Israël couvait dans la jeunesse d’origine maghrébine. De leur côté, les institutions juives dites communautaires entretenaient l’exception juive au sein de la nation française et la solidarité inconditionnelle à Israël.

C’est l’impitoyable répression menée par Sharon qui a fait passer l’antijudaïsme mental à l’acte le plus virulent de haine, l’atteinte au sacré de la synagogue et des tombes. Mais cela conforte la stratégie du Likoud : démontrer que les juifs ne sont pas chez eux en France, que l’antisémitisme est de retour, les inciter à partir pour Israël. Ne devons-nous pas au contraire mobiliser l’idée française de citoyenneté comme pouvoir de fraternisation entre musulmans et juifs ?

Y a-t-il une issue ? Une haine apparemment inextinguible est au fond du coeur de presque tous les Palestiniens et comporte le souhait de faire disparaître Israël. Chez les Israéliens, le mépris est de plus en plus haineux, et également semble inextinguible. Mais la haine séculaire entre Français et Allemands, aggravée par la seconde guerre mondiale, a pu se volatiliser en vingt années. De grands gestes de reconnaissance de la dignité de l’autre peuvent, surtout en Méditerranée, changer la situation.

Des Sémites (n’oublions pas que plus de 40 % des Israéliens d’aujourd’hui viennent de pays arabes) peuvent bien un jour reconnaître leur identité cousine, leur langue voisine, leur Dieu commun. L’énormité de la punition qui s’abat sur un peuple coupable d’aspirer à sa libération va-t-elle enfin provoquer dans le monde une réaction autre que de timides objurgations ? L’ONU sera-t-elle capable de décider d’une force d’interposition ? Sharon ne peut qu’être contraint à renoncer à sa politique.

Il y eut le 11 septembre 2001 un électrochoc qui, au contraire, l’a encouragé. La « guerre au terrorisme » américaine lui a permis d’inclure la résistance palestinienne dans le terrorisme ennemi de l’Occident, de façon à ce que le tête-à-tête israélo-palestinien devienne un face-à-face non entre deux nations mais entre deux religions et deux civilisations, et s’inscrive dès lors dans une grande croisade contre la barbarie intégriste.

L’électrochoc inverse est en fait advenu. C’est l’offre saoudienne de reconnaissance définitive d’Israël par tous les pays arabes en échange du retour aux frontières de 1967, conformément à toutes les résolutions des Nations unies. Cette offre permettrait non seulement une paix globale entre nations mais une paix religieuse qui serait consacrée par le pays responsable des lieux saints de l’islam. On peut donc envisager une conférence internationale pour arriver à un accord comportant une garantie internationale.

De toutes façons, les Etats-Unis, dont la responsabilité est écrasante, disposent du moyen de pression décisif en menaçant de suspendre leur aide, et du moyen de garantie décisif en signant une alliance de protection avec Israël.

Le problème n’est pas seulement moyen-oriental. Le Moyen-Orient est une zone sismique de la planète où s’affrontent Est et Ouest, Nord et Sud, riches et pauvres, laïcité et religion, religions entre elles. Ce sont ces antagonismes que le cancer israélo-palestinien risque de déchaîner sur la planète. Ses métastases se répandent déjà sur le monde islamique, le monde juif, le monde chrétien. Le problème n’est pas seulement une affaire où vérité et justice sont inséparables. C’est aussi le problème d’un cancer qui ronge notre monde et mène à des catastrophes planétaires en chaîne.

Edgar Morin, Sami Naïr, Danièle Sallenave

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