Longtemps, la France a refoulé l’épisode trouble de Vichy. Il a fallu des décennies d’efforts, de recherches, de controverses, pour sortir de l’ère du mensonge. Un travail équivalent est désormais nécessaire pour toute l’histoire de la colonisation. Il est d’autant plus nécessaire que cette « amnésie coloniale » influe aussi, par des voies détournées, sur le destin de la France. Des millions de Français sont originaires des territoires anciennement colonisés. Or ils sont perçus – contrairement à leurs prédécesseurs italiens ou espagnols – à travers les mêmes prismes, les mêmes clichés, qui ont produit la colonisation. « Les Maghrébins imaginaires des années 80 ressemblent à s’y méprendre aux Arabes connus à travers le filtre des stéréotypes impériaux, remarque Eric Savarèse 1. Fourbes, cruels, voleurs, incapables de se dérober à la sexualité, violents, fanatiques, dangereux, vaniteux, lâches : rien, ou presque, ne manque au portrait établi, un siècle auparavant, par les ethnologues et les voyageurs. » Et il ajoute: « Il n’existe d’ailleurs, aujourd’hui, de problème de l’immigration – identifiée à l’immigration maghrébine – que parce que la question est largement conçue à travers les bribes d’une mémoire coloniale . »
Imaginons un moment des jeunes Français feuilletant des manuels d’histoire. Quelle idée en retirera celui dont le père a combattu dans les rangs du FLN ou a tout simplement « subi » la « pacification »? Comment réagira cet autre, d’origine africaine, devant le silence sur les décennies de colonisation de son pays d’origine ? Et cet autre, d’origine vietnamienne, ou même des Antilles ? Bien sûr, « nos ancêtres les Gaulois » ont disparu. Mais la colonisation, qui se confond avec une grande partie de l’histoire des IIIème, IVème et Vème Républiques – pour ne pas parler de la conquête de l’Algérie -, reste abordée de manière allusive, presque comme s’il s’agissait d’une histoire étrangère, qui ne « nous » concerne pas. Or, pour ces centaines de milliers de Français « issus de l’immigration », cette histoire, transmise par les parents, fait partie de leur identité. En ce début de siècle, la réinvention d’une identité française passe par la création d’une « mémoire commune » unificatrice. Une mémoire commune qui redonne à la colonisation la place qu’elle a, sur le plan concret comme sur le plan imaginaire, occupée dans l’histoire de France.
ALAIN GRESH