Il y a soixante ans : un crime impuni de l’OAS
Par Jean-Philippe Ould Aoudia et Alain Ruscio.
Publié par L’Humanité le 10 Mars 2022. Source.
Après un siècle de colonisation et à la veille de la guerre d’indépendance, 80 % des enfants que l’on appelle alors « indigènes » ne sont toujours pas scolarisés. C’est pour (tenter de) pallier ce bilan désastreux que, le 27 octobre 1955, sont créés les Centres sociaux éducatifs CSE), à l’initiative de Germaine Tillion, déportée-résistante, membre du cabinet civil du gouverneur général Soustelle. Progressivement, les animateurs des centres vont faire de leurs locaux, dans des villages dépourvus de tout, des lieux d’apprentissage, doublés de centres de soins infirmiers, où de surcroît les enfants au ventre creux dès le matin pouvaient boire du lait.
La guerre de libération nationale qui éclate le 1er novembre 1954 constitue un défi pour l’armée française qui sort de la défaite de Diên Biên Phu, le 7 mai 1954 au Vietnam. Les officiers y ont appris le rôle essentiel tenu par la population dans la guerre dite « subversive ». C’est en partie pourquoi le succès des CSE auprès des musulmans est vu par l’armée comme une connivence entre le personnel du service et le FLN. Pour ces esprits bornés, nourris par une haine inexpiable, tout ce qui assure au peuple algérien un minimum de bien-être (et de dignité) est à détruire.
Des unités de « centurions » (c’est l’expression employée par l’écrivain militaire Jean Lartéguy) vont exprimer leur hostilité contre un service dont le fonctionnement reste pourtant conforme aux grandes traditions de l’Éducation nationale française. Le 15 octobre 1956, une série d’enlèvements par les parachutistes frappe le personnel algérien et français, femmes et hommes qui seront tous torturés. Le journal d’extrême droite Aux écoutes titre : « Tentatives de subversion dans les Centres sociaux ». Cette affaire est montée de toute pièce par les services « psychologiques » de l’armée à seule fin de stigmatiser les Centres. Le 16 décembre 1960, lors d’une audience au procès dit des Barricades, le tribunal permet à des officiers supérieurs de tenir des propos diffamatoires contre un service de l’Éducation nationale, totalement étranger à l’affaire jugée.
Début 1961, à Madrid, en terre franquiste, les plus fanatiques partisans de l’Algérie française fondent l’Organisation armée secrète (OAS), dont le sigle va bientôt semer la terreur. L’OAS est une structure associant des civils ayant déjà la pratique du meurtre de sang-froid et des déserteurs des unités parachutistes ayant participé au putsch raté d’avril 1961 (le « quarteron de généraux en retraite »). Elle entend conserver l’Algérie française « à l’ancienne » par le terrorisme des deux côtés de la Méditerranée. Pendant les 16 derniers mois de la guerre d’Algérie, ils feront régner un climat de terreur et de guerre civile. Ce groupement ultra violent a mis à sa tête le putschiste Salan. Ce dernier rédige fin février 1962 une instruction aux chefs des commandos de la mort : « …Il faut s’attaquer aux personnalités intellectuelles musulmanes…Chaque fois qu’un de ceux-ci sera soupçonné de sympathie (et je dis bien « soupçonné » et « sympathie ») à l’égard du FLN il devra être abattu ». Les animateurs des Centres sociaux figurent sur la liste des « ennemis ».
Le jeudi 15 mars 1962, aux informations de 13 heures, est annoncée « une effroyable tuerie de l’OAS à Alger » : six dirigeants des Centres sociaux éducatifs viennent d’être massacrés sur leur lieu de travail et dans l’exercice de leur mission d’enseignement. Les victimes ont noms Marcel Basset, ancien du réseau de résistance « Voix du Nord », Robert Eymard, Mouloud Feraoun, écrivain de langue française le plus connu de son époque, Grand Prix littéraire de la ville d’Alger (1950), Ali Hammoutène, Max Marchand inspecteur d’académie chef du service, Grand Prix littéraire de l’Algérie (1957), Salah Henri Ould Aoudia, oncle de maître Amokrane Ould Aoudia, assassiné par les services secrets français le 23 mai 1959 à Paris.
On a bien lu : 15 mars, soit trois jours avant les accords d’Évian, quatre jours avant le cessez-le-feu.
Lundi 19 mars, à 11 heures, dans tous les établissements scolaires, un hommage fut rendu aux six victimes, comportant la lecture d’un message du ministre de l’Éducation nationale, suivie de l’observation d’une minute de silence.
Il n’y eut pas d’enquête pour découvrir les meurtriers qui sont aujourd’hui connus.
L’un d’eux, Gabriel Anglade, a été élu conseiller municipal de Cagnes-sur-mer, chargé des rapatriés, sur une liste de droite. À son enterrement il eut droit à un éloge au cours duquel sa participation au massacre de six fonctionnaires de l’Éducation nationale le 15 mars 1962 fut porté à son crédit.
Ainsi va la mémoire de la « Nostalgérie ».
Dans quelques jours viendra le triste anniversaire de cette tuerie. Le président Macron, qui a alterné les actes positifs et les compromissions en matière mémorielle, aura-t-il un mot sur ce massacre d’hommes de bonne volonté ?
Jean-Philippe Ould Aoudia, Fils de l’une des victimes
Alain Ruscio, Historien
Récit du massacre
Source : Les amis de Max Marchand, de Mouloud Feraoun et de leurs compagnons
À dix heures, ce matin du 15 mars 1962, la majorité des responsables convoqués par Max Marchand à une importante réunion de travail à Château-Royal sont présents. Parmi eux, Salah Ould Aoudia, Ali Hammoutene, Robert Eymard, Mouloud Feraoun. Bien qu’aucun d’eux n’ignore le danger auquel l’expose sa fonction et malgré les rumeurs persistantes en ville d’une importante opération de l’OAS contre les Centre sociaux éducatifs. Le début de la réunion est décalé d’une demi-heure pour attendre les retardataires, parmi lesquels Marcel Basset. L’OAS pouvant intercepter le courrier, les convocations avaient été faites oralement. Et, ultime précaution, la réunion n’a pas lieu dans le local habituel, mais dans un bâtiment préfabriqué, à l’écart. Peine perdue…
Marcel Basset arrive peu après le début de la première intervention. À peine refermée sur lui, la porte s’ouvre à nouveau, brutalement. Trois hommes armés de pistolets-mitrailleurs font mettre les participants dos au mur, les mains en l’air. Pendant ce temps, trois personnes mettent en œuvre les autres procédures du scénario tragique d’une action minutieusement préparée. Les lieux ont été soigneusement étudiés, tout se passe comme prévu : neutralisation du personnel présent dans les autres bâtiments, fils du téléphone arrachés, installation de deux fusils-mitrailleurs à des emplacements parfaitement calculés, introduction des bandes de munition dans leurs logements.
Appelés l’un après l’autre par leur patronyme, Robert Eymard, Marcel Basset, Mouloud Feraoun, Ali Hammoutene, Max Marchand, Salah Ould Aoudia doivent remettre leur carte d’identité avant d’être conduits à l’extérieur, tandis qu’un quatrième terroriste rejoint leurs trois accompagnateurs. Les six hommes sont placés dos au mur, dans un ordre qui a probablement été, lui aussi, calculé, et c’est le début d’une fusillade sauvage qui s’arrête aussi brusquement qu’elle a commencé. Retentissent alors quelques coups de feu isolés, dont deux en plein front pour Salah Ould Aoudia : « coup de grâce » bien inutile, il avait 15 balles dans le corps. Mouloud Feraoun agonise. Les tueurs quittent les lieux. 109 douilles de 9 mm seront ramassées par la police.
Ce jour-là, d’une action meurtrière à l’autre, de 6h30 du matin à Hussein-Dey jusqu’à 21h50 dans le centre, Alger la Blanche prend la couleur du sang des victimes de l’OAS.
Nota bene
Tous les éléments de ce récit sont tirés du livre de Jean-Philippe Ould Aoudia, L’Assassinat de Château-Royal, Paris, Éditions Tirésias, 1992, qui relate l’enquête obstinée, minutieuse, menée par un fils pour élucider les circonstances de la mort de son père et de ses compagnons.