Identité nationale et histoire de France: déconstruire le mythe national1
Dans les années 1980-1990, une approche critique de l’histoire comme élément clef de la construction de l’identité nationale paraissait, je ne dirais pas banale, mais en tout cas recevable. Mon livre, Le Mythe national, l’histoire de France en question, paru en 1987, a suscité l’intérêt, a donné lieu à des rencontres en divers coins de France, m’a permis de participer à des colloques européens sur les mythes nationaux. Aujourd’hui, il semble que tout soit à refaire : on s’interroge sur les identités, mais sans questionner les historiographies qui les sous-tendent. Le programme de l’école élémentaire perpétue la vulgate mise en forme sous la IIIe République pour « nationaliser » les petits Français.
La création des identités nationales
L’idée de nation a envahi la scène européenne au long des XVIIIe et XIXe siècles. Jusqu’au XVIIe siècle, dans la culture occidentale lettrée, le mot nation revêtait un sens tantôt ethnique et culturel (celui d’un groupe porteur de certaines caractéristiques linguistiques, religieuses), tantôt biblique (les « nations » opposées au peuple élu de Dieu). Le développement des États monarchiques au XVIIIe siècle introduit une connotation politique : la nation espace de la souveraineté. Mais il faudra attendre les révolutions américaine puis française pour que cette connotation s’affirme et s’impose.
Le concept de nation est, par ailleurs, inséparable de la notion d’origine. Dans la culture occidentale, jusqu’au milieu du XIXe siècle et les premiers balbutiements de la préhistoire et de l’évolutionnisme, cette notion reposait sur une double représentation mythique. L’une fondée sur la Bible: l’origine de l’humanité remontait au Déluge que les calculs de l’Église avaient fixé à 4 000 ans av. J.-C. Parallèlement l’imprégnation culturelle classique faisait de l’Antiquité gréco-romaine la source de l’intelligence et de la connaissance, et d’Homère l’ancêtre de la poésie.
Cependant, au cours de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, une révolution esthétique et culturelle était venue bouleverser la primauté de la culture classique. En 1760, l’Écossais Mac Pherson publie à Édimbourg une plaquette de poèmes en prose intitulée Fragments de Poésie Ancienne, recueillis dans les Hautes-Terres d’Écosser, et traduits de la langue gaélique ou Erse. C’est le point de départ d’un mouvement culturel celtomane qui prétend substituer au modèle classique homérique la perfection des bardes celtes. L’exaltation de l’épopée nordique conduit à une nouvelle conceptualisation de l’origine aux sources de l’épopée : la nation-peuple. Herder s’en fait le propagateur et théorise la langue comme l’expression vivante de la nation. Une nouvelle conscience linguistique émerge dans les élites et, en Europe centrale, inspire un mouvement d’érudits, qui entreprennent de faire renaître les langues populaires. Dobrovsky et Palacky redonnent ses lettres de noblesse au tchèque, et, plus tard, Gaj et Karadzic inventent le serbo-croate. La révolution « ossianique » débouche sur le mythe de la nation originelle et du peuple, du Volk primordial.
La singularité française
Dans le processus de conceptualisation polysémique de la nation, la Révolution française introduit une singularité : les Constituants superposent l’idée de nation espace de souveraineté et celle de nation originelle : « La nation existe avant tout, elle est à l’origine de tout » (Sieyès). En outre la conception moniste du pouvoir, héritée de la monarchie absolue, est transférée dans la nation, nouveau « Souverain ». L’idéologie républicaine est consubstantielle au tabou de l’unicité et de l’indivisibilité, postulat affirmé dans toutes les constitutions depuis celle de 1791.
Constitution de 1791.
Titre I. De la division du royaume, et de l’état des citoyens. Article premier :
Le royaume est un et indivisible ; son territoire est distribué en quatre-vingt-trois départements, chaque département en districts, chaque district en cantons.
Titre III. Des pouvoirs publics. Article premier :
La souveraineté est une, indivisible, inaliénable et imprescriptible. Elle appartient à la nation ; aucune section du peuple, ni aucun individu, ne peut s’en attribuer l’exercice.
La guerre et l’invasion cristallisent le concept d’État-nation-territoire en y adjoignant l’invention des « frontières naturelles ». L’insertion de ce concept dans le processus historique fera école et se combinera avec celui du peuple herderien dans le mouvement européen des nationalités.
Mais l’imaginaire révolutionnaire de la nation française repose sur deux paradigmes : une entité originelle, une mission universelle. Le français est la langue de l’élite élevée dans les collèges, c’est celle des députés et pour eux la langue de la Révolution. Disciples de Rivarol, ils méprisent les autres langues de France – des « patois » – et confient à l’abbé Grégoire une enquête qui aboutit à un Rapport sur la Nécessité et les Moyens d’anéantir les Patois et d’universaliser l’Usage de la Langue française. Le brave abbé, abolitionniste sincère de l’esclavage et défenseur de l’intégration des juifs, n’était pas loin, sur le plan de la langue, de partager les convictions d’un Barère, affirmant devant la Convention :
Le fédéralisme et la superstition parlent bas-breton ; l’émigration et la haine de la République parlent allemand… La Contre-révolution parle l’italien et le fanatisme parle basque. Cassons ces instruments de dommage et d’erreurs.
Le deuxième paradigme, fondé, lui aussi, sur l’idée de supériorité, est celui de la nation porteuse de l’universel, messie du genre humain. Vision sacralisante de la Révolution que Robespierre exaltera dans ses derniers discours et qui sera celle d’un Michelet, celle de l’historiographie républicaine incarnée dans le petit Lavisse, le manuel phare du récit national.
Déconstruire les représentations du XIXe siècle
La France n’est pas une nation façonnée par une langue originelle, mais une entité multiculturelle et multilangue constituée, depuis le XIIIe siècle, par la succession des annexions capétiennes et par les conquêtes coloniales initiées dès le XVIe siècle. Mais cette réalité géo-politique a été occultée par la vision que les révolutionnaires se faisaient de la France, par le culte du français comme seule « vraie » langue et par l’historiographie nationale et nationaliste fabriquée au XIXe siècle et imposée, institutionnalisée depuis comme « mémoire collective ».
Sur le plan idéologique, culturel, scientifique et épistémologique, le récit du passé transmis sous la dénomination d’« Histoire de France » s’est construit dans un contexte précis: celui du milieu du XIXe siècle. Tenir compte aujourd’hui des connaissances nouvelles induites depuis plus de 150 ans par les travaux des préhistoriens, des archéologues, des anthropologues, des historiens, doit être perçu comme une déconstruction scientifique légitime et cesser d’être l’impensé d’une démolition de l’identité nationale. Au contraire, reconstruire le passé de la France en l’inscrivant dans le devenir humain, en l’extrayant de sa spatialisation hexagonale est d’une urgence absolue. Le récit national doit être repensé dans un devenir mondialisé et qui ne serait donc plus codé par le découpage européocentrique du temps (Antiquité, Moyen-Âge, Temps modernes, époque contemporaine) hérité de l’avant-dernier siècle et depuis lors académiquement et donc canoniquement institutionnalisé.
Le concept d’origine est à reconsidérer en fonction de ces travaux, qui rendent anachroniques la celtomanie, le mythe de la nation originelle (et donc pour nous les Gaulois) évoqués au début de mon propos. Ils ont été conçus comme « ancêtres » avant l’existence d’une science « préhistorique ». D’autre part, les histoires nationales et particulièrement la nôtre ont été écrites dans le but de célébrer la nation. Prétendument évacué, le roman national subsiste aujourd’hui en vulgate du passé. Récit téléologique, cette vulgate perpétue une France présente en filigrane dans une Gaule immémoriale, intronise Clovis et Charlemagne dans la généalogie de « nos » rois. La Révolution a consacré la France comme « le » pays des droits de l’homme et réifié « la République » comme l’absolu du bien public.
Il serait grand temps de décrypter dans l’histoire produite au XIXe siècle l’amalgame de strates historiographiques antérieures.
La fabrique de l’histoire de France
Les historiens libéraux et républicains ont construit l’histoire « nationale », sur l’héritage d’une histoire apologétique des Capétiens, présentés abusivement comme les héritiers de Clovis et de Charlemagne.
– Les Grandes Chroniques de France en sont le soubassement. Rédigées aux XIIIe et XIVe siècles par les moines de l’abbaye de Saint-Denis, elles avaient comme objectif de légitimer la dynastie usurpatrice des Robertiens-Capétiens qui, au cours des luttes du Xe siècle, s’étaient emparés de l’héritage occidental carolingien. À la suite de ceux de Fleury, les moines historiographes ont rassemblé et compilé un ensemble d’histoires des Francs (Historiae Francorum) écrites entre le VIe et le Xe siècle, la première étant celle de Grégoire de Tours. Les Grandes Chroniques rédigées en langue vulgaire de Paris, et donc lisibles pour une mince élite lettrée au nord de la Loire, sont le texte fondateur d’une historiographie qui entérine – abusivement – l’idée que les rois de France sont les successeurs de Charlemagne et de Clovis. Elles incorporaient deux mythes : celui de l’origine troyenne des Francs (et donc des rois de France leurs successeurs) qui reste ancrée dans les esprits jusqu’au XVIe siècle ; celui du baptême-sacre de Clovis, inventé au IXe siècle par l’évêque de Reims Hincmar : une colombe apporte l’huile qui sert à oindre le corps du roi et qui se conserve miraculeusement depuis lors dans l’église de Reims. D’où la légitimité mystique remontant à Clovis des rois de France oints de cette huile.
– Du mythe troyen au mythe gaulois. Le débat Francs/Gaulois. La relecture des textes latins au XVIe siècle met en cause le mythe troyen, et les Gaulois apparaissent comme de possibles ancêtres (cf. Nos ancêtres les Gaulois, Faculté des lettres et sciences humaines de Clermont-Ferrand, 1982.) Des auteurs questionnent : les Francs sont-ils d’origine troyenne ou gauloise ? Mais s’agit-il des Francs ou des Français ? Des deux en fait, car la langue du XVIe siècle confond les Francs historiques et les « Français ». « Notre Gaule a été nommée France par la multitude des Français qui y vinrent de Germanie. » (Étienne Pasquier, Recherches de France, 1560.)
Le XVIIIe siècle est le théâtre d’une joute historique et idéologique en rapport avec la contestation des privilèges de l’aristocratie. Pour le comte de Boulainvilliers, les nobles descendent des Francs, ils sont les héritiers des conquérants qui ont fondé le royaume de France. C’est la thèse «germaniste». En face, l’abbé Dubos, «romaniste», oppose les effets assimilateurs des institutions romaines qui ne distinguent pas entre Gaulois et Francs. 1789 voit le triomphe des Gaulois sur les Francs (« Qu’ils retournent dans leurs forêts de Franconie » clame l’abbé Sieyès le 20 juin). Les historiens libéraux du XIXe siècle (Augustin Thierry, Guizot et même Michelet) reprennent à leur compte l’idée de lutte entre les deux « races » (Michelet pour la discuter). L’officialisation des ancêtres gaulois par les manuels scolaires de la IIIe République doit être replacée dans cet héritage conceptuel, comme fondement de l’identité originelle.
– L’historiographie scolaire républicaine est un collage. Un peuple gaulois s’impose comme peuple originel de la nation. Le best seller d’Amédée Thierry (frère d’Augustin), Histoire des Gaulois depuis les temps les plus reculés jusqu’à l’entière soumission de la Gaule à la domination romaine (1828, nombreuses rééditions), fait autorité. Michelet, Henri Martin s’y réfèrent. L’histoire nationale, en amont de l’historiographie royaliste entièrement récupérée, postule désormais le peuple gaulois et la Gaule comme fondement de l’identité originelle.
– Outil de la francisation l’histoire scolaire induit une identité dans laquelle républicanisation et nationalisation se superposent dans une idéologie qui fleure le nationalisme. La nation française est ethnicisée par les ancêtres gaulois qui occultent le caractère multiculturel du passé français et qui, dans le présent, contribuent à faire de l’immigration un « lieu de non-mémoire » selon la formule de Gérard Noiriel (Le Creuset français, Seuil, 1987). Enfin, autant et peut-être même plus que dans les autres histoires nationales, la France, et donc l’État-nation, sont essentialisés. La France est « une âme et une personne » (Michelet), à laquelle la Révolution a confié une vocation messianique. Le sens de l’histoire est dans les agrandissements territoriaux et les accroissements de pouvoir de l’État-nation.
Pour ouvrir le débat
La redécouverte, dans les années 1980-1990, des crimes d’État occultés (Vichy et les Juifs, la torture en Algérie), les nouvelles dimensions de l’histoire humaine (post-colonialisme, mondialisation, écologie), le retour des mémoires refoulées et les revendications qu’elles entraînent légitiment un travail de déconstruction-reconstruction de l’historiographie nationale héritée du XIXe siècle et que les remous du XXe siècle ont lézardée. L’identité nationale n’est pas une essence figée dans le genre de vision que l’actuel Président de la République avait voulu suggérer dans ses discours de campagne écrits par Henri Guaino. (voir sur ces discours le texte du
CVUH2 — comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire — et l’ouvrage collectif, Comment Nicolas Sarkozy écrit l’histoire de France, Agone, 2008).
En ce printemps 2011 la question de la nation et de son récit est à nouveau implicitement posée par l’islamophobie qui se glisse insidieusement derrière les proclamations d’une laïcité transmuée en dogme, pas seulement par Marine Le Pen et dans la perpétuation d’une phobie anti-immigrée.
La nation n’est pas une essence surgie du fond des âges et son récit transmis par l’école républicaine n’est pas un texte sacré, un tabou intouchable. La nation est une construction, un devenir, une dynamique, une suite d’interactions. Elle exige, pour demeurer vivante, de perpétuels réajustements de son récit et l’aggiornamento de son enseignement, quitte à bousculer les institutions et les représentations qui les ont engendrés et formatés.
Notes bibliographiques
Quelques-unes de mes lectures des années 1960-1980 :
- Bouvines de Georges Duby (1973 ; en Folio 1984).
- les ouvrages de l’historien américain Lewis Mumford comme La Cité à travers l’histoire (Seuil, 1964, réédition Agone 2011).
- L’Archéologie préhistorique d’Annette Laming-Emperaire (Seuil, 1963).
- Le Geste et la Parole d’André Leroi-Gourhan (Albin Michel, 1964).
- Vie et mort des Français, 1914-1918 d’André Ducasse, Jacques Meyer, Gabriel Perreux (Hachette, 1959).
- Entre le temps et l’éternité d’Ilya Prigogine et Isabelle Stengers (Fayard, 1988).
- Comment peut-on être breton ? de Morvan Lebesque (Seuil, 1970).
Autres :
- Anne-Marie Thiesse, La Création des identités nationales (Seuil, 1999).
- Pierre Birnbaum, Les Fous de la république, Histoire politique des Juifs d’État de Gambetta à Vichy, Fayard 1992.
- Gérard Noiriel, Immigration, antisémitisme et racisme en France (xixe-xxe siècle). Discours publics, humiliations privées (Fayard 2007).
- Laurence De Cock, Emmanuelle Picard (dir.), La Fabrique scolaire de l’histoire, Agone 2009.
- Corinne Bonafoux, Laurence De Cock, Benoît Falaize, Mémoires et histoire à l’Ecole de la République, Armand Colin 2007.
De Suzanne Citron :
- Le Mythe national, l’histoire de France revisitée, éditions de l’Atelier 2008.
- Mes Lignes de démarcation, Syllepse, 2003.
- L’Histoire de France autrement, éditions de l’Atelier, 1995
- Source : http://aggiornamento.hypotheses.org/58
- http://cvuh.free.fr/spip.php?article82