(Alger, le 23 juin 2005) – Le projet d’amnistie générale pour les graves violations des droits de l’homme proposé par le gouvernement algérien menace clairement le droit des victimes à la vérité et à la justice, a déclaré aujourd’hui Human Rights Watch. Ce projet pourrait également compromettre la réconciliation nationale telle qu’envisagée par les autorités.
Human Rights Watch a rendu public ces commentaires ainsi que les résultats préliminaires de sa récente mission en Algérie au cours d’une conférence de presse tenue à Alger.
Le 1er novembre dernier, le Président Bouteflika a annoncé qu’il présenterait bientôt au pays un projet d’amnistie générale et qu’il le soumettrait à un référendum populaire. A ce jour, le gouvernement n’a toujours pas rendu son projet public. Le texte en question devrait sans doute concerner les graves violations commises dans le contexte de la violence politique, violence qui a fait plus de 100 000 morts depuis 1992.
« Si le gouvernement algérien veut sincèrement aboutir à une réconciliation nationale, il doit enquêter sérieusement sur les crimes atroces dont ont été victimes les Algériens, faire toute la lumière sur ces années terribles et poursuivre les responsables en justice » a déclaré Eric Goldstein, leader de la délégation de Human Rights Watch. « Les Algériens doivent connaître la vérité et ce qui a permis que de telles tueries, disparitions et tortures aient pu être commises systématiquement et sur une telle échelle ».
Le bain de sang a diminué d’une manière significative à travers le pays, permettant aux Algériens de retrouver un niveau meilleur de sécurité et de protection de leur droit à la vie. De plus, les disparitions ont pratiquement disparu ces cinq dernières années. Cependant, des milliers de cas de disparition qui datent du milieu des années quatre-vingt dix n’ont toujours pas été résolus.
Au cours de sa mission, la délégation de Human Rights Watch a rencontré des victimes de violations commises par des agents de l’État, notamment les familles des « disparus ». La délégation a également rencontré les victimes de violations perpétrées par des groupes armés, notamment les familles de personnes ayant été arbitrairement abattues ou enlevées et présumées mortes. De plus, Human Rights Watch a été reçue par des responsables du Ministère de la Justice et par le Président de la Commission étatique des droits de l’homme, entre autres.
Une justice qui doit faire face aux graves violations du passé
Les familles des victimes ne partagent pas toute la même approche quant aux questions de la justice et l’indemnisation. Mais, dans leur immense majorité, elles dénoncent le fait que les responsables des meurtres, des enlèvements et des disparitions baignent dans un climat de totale impunité. Les familles des « disparus » ont déposé des centaines de plaintes devant les tribunaux, plaintes qui sont demeurées sans suites. L’appareil judiciaire algérien n’a pas permis aux familles de retrouver une seule des personnes qui ont « disparu » aux mains des autorités algériennes. Les tribunaux ont également été incapables d’identifier le moindre agent de l’État responsable pour des disparitions.
Human Rights Watch a également déclaré que les autorités avaient négligé d’enquêter sur l’immense majorité des crimes commis par les groupes armés ou de traduire en justice leurs auteurs. La loi sur la concorde civile de 1999, une amnistie partielle et préliminaire destinée aux groupes armés, a pratiquement servi à absoudre les militants qui se sont rendus, sans tenir compte du fait qu’ils aient ou non commis des crimes violents. A ce jour, aucun rapport final sur l’application de cette loi n’a été publié par le gouvernement algérien.
Human Rights Watch a déclaré que la Commission ad-hoc sur les « disparus » n’a pas du tout apporté d’informations concrètes aux familles des 6146 cas dont la Commission déclare avoir pris connaissance. L’article 1er du Décret présidentiel portant création de la Commission ad-hoc dispose que la Commission est chargée, entre autre, : « de faire entreprendre par les autorités compétentes, toutes les recherches nécessaires pour localiser les personnes déclarées disparues et de faire procéder aux opérations d’identification des cadavres retrouvés ». En mars dernier, la Commission a rendu son rapport final au Président de la République, rapport qui n’a toujours pas été rendu public.
« La création de la Commission ad-hoc sur les ‘disparus’ fut saluée comme une reconnaissance officielle du fait que des agents de l’État avaient été responsables de milliers de disparitions » a déclaré Monsieur Goldstein. « Cependant, au-delà de sa création, cette institution n’a pas fait réellement avancer la cause de la vérité ni de la justice ».
Human Rights Watch a ajouté qu’un référendum national ou un vote parlementaire en faveur d’une amnistie ne pouvait ignorer le droit des victimes et de leurs familles de connaître la vérité et de recevoir des réparations éventuelles. Une telle mesure ne pourra pas, de toute façon, exonérer le gouvernement de son obligation de poursuivre en justice les responsables de graves violations des droits de l’homme.
Il appartient aux algériens de décider comment en finir avec leur passé au moyen d’un large débat national dans lequel les libertés de parole, d’expression, de réunion et d’association seront totalement garanties et respectées. Cependant, les principes fondamentaux de justice et de réparations justes et équitables ainsi que le droit à la vérité ne pourront, quoiqu’il arrive, être sacrifiés.
Disfonctionnement de l’appareil judiciaire face aux défis du présent
Lors de sa visite en Algérie, Human Rights Watch s’est également intéressée au fonctionnement de l’appareil judiciaire. Pendant la pire période des années noires, les tribunaux algériens ont condamné des milliers de personnes suspectes d’atteintes à la sûreté de l’État dans des procès qui ne respectaient pas les droits de la défense. Dans le même temps, l’appareil judiciaire fut incapable de juger les agents de l’Etat impliqués dans de graves violations des droits de l’homme.
Après avoir lui-même sévèrement critiqué les disfonctionnements de l’appareil judiciaire algérien, le Président Abdelaziz Bouteflika a annoncé une série de réformes. Malgré quelques changements bienvenus dans le code de procédure pénale en faveur des droits de la défense, les tribunaux continuent de montrer un manque d’indépendance dans le traitement des affaires politiques.
La détention provisoire, par exemple, est devenue la règle et non l’exception comme cela devrait être. De plus, les juges refusent systématiquement d’enquêter lorsque des détenus accusent avoir subi des tortures ou des mauvais traitements pour les faire avouer de leurs supposés crimes. Enfin, des décisions de culpabilité sont souvent prises sans que les preuves impliquant les accusés soient rapportées.
Très récemment, les journalistes sont devenus les victimes « privilégiées » d’un appareil judiciaire de plus en plus politisé. Le 18 juin dernier, Human Rights Watch a été présent au procès de Ahmed Benaoum, directeur de la société de presse éditrice du quotidien en langue arabe Er-Ra’i (L’Opinion). Monsieur Benaoum a été finalement acquitté des accusations d’usage de faux et d’évasion fiscale portées contre lui mais après avoir passé, néanmoins, 11 mois en détention provisoire.
Human Rights Watch s’est également entretenu avec le journaliste Hafnaoui Ghoul de Djelfa qui fut placé en détention provisoire et condamné à six mois de prison pour, prétendument, diffamation envers des représentants de l’État. Mohamed Benchicou, directeur du quotidien en langue française Le Matin et implacable critique du Président Bouteflika, purge actuellement une peine de deux ans de prison pour violation de la réglementation sur les moyens de payement, accusations peu fondées et politiquement orientées.
« L’Algérie est maintenant pratiquement sortie de cette violence épouvantable qui a secoué gravement ses institutions » a déclaré Monsieur Goldstein. « Le gouvernement algérien ne pourra cependant pas consolider l’État de droit sans une justice réellement indépendante. Les reformes de l’appareil judiciaire ne suffiront pas sans une volonté politique inflexible ».
La récente mission de Human Rights Watch, composée de quatre représentants de l’organisation, fut sa première en Algérie depuis novembre 2002. Depuis le mois de janvier 2003, en effet, les demandes régulières de délivrance de visas déposées par Human Rights Watch n’avaient pas reçu d’approbation et ceci jusqu’au moins de juin 2005. Pendant cette visite, les villes d’Alger, Oran, Blida, Relizane et Laghouat ont été visitées par la délégation.