
Jean-Luc Einaudi ou l’apport majeur d’un non-historien à l’histoire
L’annonce de l’hommage qui sera rendu le dimanche 25 mai, au Musée de l’histoire de l’immigration, à Jean-Luc Einaudi, mort le 22 mars 2014, est l’occasion d’évoquer son apport à la connaissance d’aspects largement occultés de la guerre d’Algérie. Bien qu’il ne se considérait pas comme un historien, il a pourtant contribué à éclairer des épisodes essentiels de cette histoire. Dans les années 1980, peu de travaux portaient sur elle à l’Université, nous l’avions constaté en 1992 lors du colloque où j’ai fait la connaissance de Jean-Luc Einaudi, Mémoire et enseignement de la Guerre d’Algérie, que j’avais eu l’occasion d’organiser à la Sorbonne et à l’Institut du monde arabe pour le trentième anniversaire de l’indépendance algérienne. Ses recherches, c’est hors de l’Université qu’il les avait menées, en particulier sur deux aspects occultés : la lutte des communistes algériens qui, échappant aux consignes du PCF, avaient adhéré à la cause de l’indépendance algérienne ; et l’engagement des militants de la Fédération de France du FLN, notamment lors de la manifestation du 17 octobre 1961 à Paris.
Né en 1951, ce fils unique d’une famille modeste était encore enfant durant la guerre d’Algérie, mais, dans les années 1970, devenu journaliste militant à l’Humanité rouge, l’hebdomadaire du groupe maoïste Parti communiste marxiste-léniniste de France (PCMLF), ce sont ses rencontres avec des acteurs des combats anticolonialistes contre les guerres du Vietnam et d’Algérie et avec des militants de l’immigration algérienne en rupture avec les autorités de leur pays qui l’ont conduit à s’y intéresser. Il entra, en particulier, en contact à ce moment avec l’anticolonialiste Georges Mattéi et d’autres militants qui s’étaient engagés, en marge des grands partis politiques, dans le soutien au FLN lors de la guerre d’Algérie1. C’est à partir de leurs témoignages et de leurs archives qu’il a commencé à étudier ces deux points aveugles de l’histoire.
L’historien exceptionnel qu’était Pierre Vidal-Naquet a accepté d’écrire la préface du premier livre de cet auteur inconnu et qui ne venait pas de l’Université, Pour l’exemple. L’affaire Fernand Iveton. Enquête (L’Harmattan, 1986). Il porte sur l’engagement de ce communiste, né en 1926 à Alger d’un père français et d’une mère espagnole, dans la lutte armée pour l’indépendance de l’Algérie, suite à l’orientation prise, au grand dam des « grands frères » du PCF, par les responsables d’alors du parti communiste algérien en faveur de l’adhésion au FLN. Iveton fut torturé, condamné à mort, et, « pour l’exemple », c’est-à-dire pour dissuader les communistes algériens de suivre cette orientation, guillotiné en février 1957. Il avait déposé une bombe, qui avait finalement été désamorcée, tout en s’assurant qu’elle ne pouvait provoquer de victimes. Vidal-Naquet a salué la qualité de l’enquête d’Einaudi, louant son travail « d’une extrême minutie et d’une grande probité intellectuelle ».
Jean-Luc Einaudi a continué ensuite à travailler sur ces femmes et hommes courageux mais marginalisés par l’Histoire, d’autant plus oubliés qu’ils avaient été critiqués et désavoués par le parti communiste français, et que leur mémoire était gênante aussi pour ceux qui avaient imposé au sein du FLN algérien une orientation autoritaire, ethniciste et non pluraliste. Il a consacré le livre Un rêve algérien. Histoire de Lisette Vincent, une femme d’Algérie (Ed. Dagorno, 1994) à cette femme exceptionnelle, née en 1908 en Oranie dans une famille de colons, institutrice adepte à la fois de la pédagogie Freinet et du naturisme, antifasciste engagée en 1938 à Barcelone auprès des Brigades internationales qui fut l’un des responsables clandestins du parti communiste algérien dans l’Algérie vichyste. Il y raconte comment, membre du comité clandestin du PCA, arrêtée en août 1941, elle a été torturée et emprisonnée à Alger, au moment où s’y rendait le secrétaire général du ministère de l’Intérieur de Vichy accompagné de son directeur de cabinet, Maurice Papon. Jugée en février 1942 avec soixante autre inculpés, elle a été condamnée à mort pour atteinte à l’intégrité du territoire par la Section spéciale du Tribunal militaire d’Alger installée en vertu d’une loi de Pétain, sa peine étant commuée en travaux forcés à perpétuité. Elle fut exclue du PCA en juin 1944 au moment où le PCF imposait de nouveau son refus de l’indépendance algérienne. Elle reprit son travail d’institutrice, et, après le 1er novembre 1954, s’engagea dans la lutte d’indépendance, prit la nationalité algérienne en 1962, avant de quitter l’Algérie en 1974.
Ce fut ensuite son livre Un Algérien, Maurice Laban (Le Cherche-Midi, 1999) consacré à un autre communiste algérien, ancien des brigades internationales d’Espagne, engagé en faveur de l’indépendance de l’Algérie dès 1940, qui rejoignit en 1956 la lutte armée dans l’Ouarsenis au moment où, de nouveau, une direction clandestine du PCA cherchait à prendre une orientation autonome du PCF en s’engageant dans la lutte pour l’indépendance. Tué par l’armée française, il portait sur lui un article publié par un militant étroitement lié au PCF qui, selon les classiques méthodes staliniennes, cherchait à le discréditer en l’accusant d’être « tenu » par la police.
Au sortir en 1982 de son engagement maoïste, Jean-Luc Einaudi s’est penché durant plus de trente ans sur le combat de ces militants qui avaient été finalement discrédités, marginalisés et occultés, puisqu’avait finalement prévalu la politique du PCF de vote des pouvoirs spéciaux en mars 1956, qui a plongé le pays dans la guerre, et qu’un voile d’ignorance a recouvert l’engagement des militants communistes qui imaginaient pour l’Algérie un autre avenir. Cela a eu pour conséquence grave que leur culture internationaliste n’a pas pu peser davantage dans l’histoire du FLN et de l’Etat indépendant, les rescapés devenus algériens étant « plombés » par l’image du PCF dans la guerre, ce qui a laissé le champ libre aux courants identitaires et rétrogrades dans le mouvement national. Einaudi n’a cessé de travailler sur ces vaincus de l’histoire, consacrant encore un livre à l’institutrice algérienne Baya Allaouichiche, alias Baya Bouhoune, (Baya, d’Alger à Marseille, Non Lieu, 2011), communiste, militante des droits des femmes, contrainte à l’exil en France en 1956, favorable à la lutte du FLN ce qui lui valut de rompre avec le PCF. Malheureusement, les travaux de Jean-Luc Einaudi sur ce sujet, dispersés chez divers éditeurs, épuisés ou mal diffusés, demeurent peu lus aujourd’hui.
Parallèlement à ses recherches, Einaudi travaillait comme éducateur à la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) du Ministère de la Justice. Il a consacré un livre, Les mineurs délinquants (Fayard, 1995), aux enfants de banlieue en difficulté qu’il devait aider à se prendre en charge. Et la rencontre, parmi eux, de jeunes ayant des parents immigrés algériens l’a encouragé à explorer cette page implicite, négligée, mais dont les dégâts humains perdurent, que constitue notre passé colonial.
Ce sont ses ouvrages sur la répression meurtrière de la manifestation pacifique des Algériens immigrés de la région parisienne du 17 octobre 1961 qui ont eu le plus d’échos dans la société française. Son livre La Bataille de Paris. 17 octobre 1961 (Seuil, 1991) a été le premier à décrire avec précision cet événement qui avait été l’objet d’une dissimulation systématique de la part des autorités françaises, puisque l’ouvrage que devaient publier Marcel et Paulette Péju à l’été 1962 ne l’avait pas été suite à diverses pressions françaises et algériennes, et ne le serait qu’en 20112 et qu’il n’en existait alors qu’une première approche dans un livre de Michel Levine paru en 19853. L’université ne s’était, jusque là, guère penchée sur le 17 octobre 1961. Cadre de travaux scientifiques, l’université est aussi fortement soumise, de manière le plus souvent implicite, à d’impérieux enjeux politiques. Si il n’y avait eu qu’elle à produire des travaux historiques, l’historiographie de la Commune de Paris aurait, sous la IIIe République et au-delà, été quasiment réduite à zéro…
Par l’enquête méticuleuse dont il a publié les premiers résultats dans La Bataille de Paris, Jean-Luc Einaudi a montré que, ce jour-là et dans les semaines qui ont suivi, contrairement au bilan officiel de deux morts algériens, plus de cent cinquante personnes avaient disparu du fait des violences des forces de l’ordre dirigées par le préfet de police Maurice Papon. Cet ouvrage provoqua un véritable choc dans la société française. Il a été prolongé par deux autres faisant état de ses nouvelles recherches, Octobre 1961. Un massacre à Paris (Fayard, 2001), qui sera réédité dix ans plus tard, complété par une préface et une postface, en collection de poche (Fayard-Pluriel, 2011), et Scènes de la Guerre d’Algérie en France, Automne 1961 (Le Cherche-Midi, 2009). Trois livres qui ont fortement contribué à préparer les premiers actes de reconnaissance de cet événement par des autorités officielles, par la Mairie de Paris en 2001, puis le président de la République et une résolution du Sénat en 2012. Des actes de reconnaissance qui ont été encouragés aussi par l’échec de Maurice Papon dans sa tentative de faire condamner en diffamation Jean-Luc Einaudi pour avoir écrit en 1998 dans Le Monde : « En octobre 1961, il y eut à Paris un massacre perpétré par des forces de police agissant sous les ordres de Maurice Papon ». Il faut dire que, lors du procès où Papon était poursuivi à Bordeaux en 1997 pour complicité de crime contre l’humanité dans la déportation des Juifs sous l’occupation allemande, Einaudi avait témoigné, à la demande de personnalités juives parties civiles, sur ces autres atteintes aux droits de l’homme qu’il avait commises par la suite contre des Algériens à Paris. Et Papon ne l’avait pas supporté. Mais lors de ce procès pour diffamation qu’il a intenté en 1999, Jean-Luc Einaudi a réussi à prouver la véracité de ses propos, grâce, en particulier, au témoignage courageux d’archivistes travaillant aux Archives de Paris qui avaient pris sur eux de l’autoriser à consulter des documents que leur hiérarchie voulait tenir secrets, et le plaignant fut débouté.
Cette bataille laissa des traces puisque les deux archivistes qui avaient témoigné furent « mis au placard ». Pour Jean-Luc Einaudi et pour les pétitionnaires qui ont pris leur défense, ils ont été « victimes de sanctions dissimulées », mais leurs protestations sont restées minoritaires, aussi bien parmi les élus que parmi les historiens et les archivistes. Commencer à lever le voile sur cet épisode occulté n’a pas manqué de déplaire et de susciter des tentatives de riposte et de déni. La ministre de la Culture Catherine Trautmann qui, émue par le témoignage de Jean-Luc Einaudi au procès Papon de Bordeaux, avait annoncé, en octobre 1997, sa décision d’ouvrir les archives concernant cet événement, témoignera de ce que le premier ministre Lionel Jospin lui a téléphoné aussitôt pour lui passer un « mémorable savon 4 ». Probablement avait-il subi les foudres du président Chirac, qui, lui-même, avait dû être rappelé à la nécessité de ménager certaines familles de sa majorité. La Préfecture de Paris, quant à elle, a choisi d’accorder une dérogation spéciale d’accès à ses archives à un professeur d’une université parisienne qui a publié aussitôt un livre dont la préoccupation principale était de contester les travaux de Jean-Luc Einaudi et de minimiser son bilan des victimes5. Aussitôt, il bénéficia d’une tribune académique lors d’un colloque en novembre 2000 en l’honneur de l’historien Charles-Robert Ageron organisé par la Société française d’histoire d’outre-mer, placé « sous le patronage de M. le Président de la République » (Jacques Chirac) et dont l’une des séances était présidée par Pierre Mesmer. Dans la salle Louis Liard de la Sorbonne, il présenta une communication sur « La police parisienne et la guerre d’Algérie » qui reprochait à Jean-Luc Einaudi d’avoir pris au sérieux des rumeurs et des documents peu fiables et affirmait que la Préfecture de police ne pouvait être à l’origine d’aucune « dissimulation de morts ». Il n’était pas question d’inviter un historien amateur comme Einaudi… Mais ces sont les travaux de cet universitaire qui n’ont pas été pris au sérieux par une grande partie de la presse et de l’opinion. Il a eu beau se plaindre que le quotidien Libération ne parlait pas de son livre alors qu’il faisait largement écho aux travaux d’Einaudi, s’en prendre à un article de l’historienne Sylvie Thénault dans les Cahiers Jean Jaurès6 et même envoyer une lettre de protestation au Premier ministre, c’est la fiabilité de son travail qui a été mis en doute alors que le sérieux de celui d’Einaudi était de plus en plus reconnu. Reste que méritent d’être méditées les réticences manifestées, en l’occasion, vis-à-vis d’Einaudi par des universitaires et des archivistes qui n’avaient pas conscience de s’opposer à l’approche de la vérité mais étaient enfermés dans un certain « entre soi » et avaient tendance à prendre pour de la rigueur historique une sorte de fétichisme des diplômes et du discours des institutions. Quels que soient les titres prestigieux dont se paraient ses opposants, le fantassin Einaudi n’a pas hésité à répondre vigoureusement aux attaques injustes dont il était l’objet7.
Pourquoi un tel mensonge officiel des institutions françaises pendant des décennies ? Peu après le colloque de 1992, Mémoire et enseignement de la Guerre d’Algérie, Jean-Luc Einaudi m’avait suggéré que certains milieux gouvernementaux avaient peut-être voulu « en laissant libre cours à la haine policière, créer une situation qui rende impossible la reprise des discussions entre le gouvernement français et le GPRA 8 ». C’est en travaillant sur la base de son hypothèse que je suis arrivé à la conclusion d’un rôle décisif de Michel Debré dans cet enchaînement : c’est lui qui a convoqué un conseil interministériel le 5 octobre qui a décidé l’instauration du couvre-feu, inconstitutionnel car visant les seuls « Français musulmans d’Algérie », à l’origine de la manifestation et de sa répression. C’est son hypothèse qui m’a permis d’aboutir à l’analyse, que j’ai présentée en 2011 dans « La triple occultation d’un massacre », selon laquelle la répression du 17 octobre 1961 n’était pas une « énigme 9», selon le terme employé par Pierre Vidal-Naquet en 2001 pour dire qu’il ne s’expliquait pas qu’elle se soit produite au moment où les négociations de paix étaient en passe d’aboutir. Cet événement s’explique par les graves dissensions au plus haut sommet de l’Etat entre le président de la République et le Premier ministre. C’est à Jean-Luc Einaudi, comme je lui ai rappelé, le 17 octobre 2012, lors d’un débat au Centre culturel algérien de Paris, que je suis redevable de m’avoir orienté vers cette explication. On ne peut que souhaiter qu’elle soit enfin discutée dans le monde universitaire.
En réalité, sur les deux sujets essentiels sur lesquels a travaillé Jean-Luc Einaudi, il s’est heurté à des occultations relevant de forces politiques. Dans le cas de l’engagement dans la guerre d’indépendance de communistes algériens comme Lisette Vincent, Fernand Iveton et Maurice Laban, il a dû combattre la volonté du parti communiste français de faire oublier son opposition, depuis les années 1920 jusqu’aux années 1960, à ce que les militants algériens s’engagent de manière autonome pour l’indépendance de l’Algérie. Dans son travail de vérité sur le 17 octobre 1961, il s’est heurté à la volonté de la droite française de faire oublier la coupure profonde qu’elle a connue au début de la Ve République, y compris dans le courant gaulliste, quand il s’est agi d’accepter ou non l’indépendance de l’Algérie. Son travail sur ces deux épisodes de l’histoire mettait à mal le discours mémoriel et par conséquent les intérêts de ces deux forces politiques. Cela ne l’a pas arrêté une seconde. Il a poursuivi ses recherches solitaires et opiniâtres face à ces deux volontés d’amnésie. Mais l’occultation assurément la plus grave, celle qui porte aux plus lourdes conséquences pour notre société d’aujourd’hui, résulte des efforts de la droite française pour effacer des mémoires et de l’histoire la coupure idéologique profonde en son sein qui s’est produite, y compris au sein sa famille gaulliste, à l’heure de la décolonisation. Son objectif politique de rassemblement l’a conduite à occulter cet affrontement majeur sur une question de principe relative au fait colonial. La volonté de faire oublier cet affrontement explique l’effacement du 17 octobre 1961, événement symptôme et résultat de cette rupture profonde d’alors. Au risque d’éluder dans la société française le débat sur le fait colonial, pourtant indispensable à la sortie du colonialisme et à la nécessaire décolonisation des esprits.
Jean-Luc Einaudi n’a pas cessé d’avancer, souvent seul, sans prêter attention à l’importance des obstacles qu’il rencontrait sur son chemin. Par cette obstination, pour reprendre les mots de Mohammed Harbi, il apparaît comme un « héros moral ». Comme l’était Pierre Vidal-Naquet. Lors d’un voyage à Marseille en mai 2012 pour une réunion publique sur le 8 mai 1945 en Algérie où nous étions intervenus, nous avions échangé longuement pendant notre retour en TGV. Nous avions évoqué son ami Jacques Jurquet, à qui il avait rendu visite à l’occasion de ce déplacement, que j’avais connu aussi, avant lui, dans le cadre de l’engagement de mes 20 ans. Jean-Luc Einaudi avait rompu en 1982 avec l’idéologie maoïste de Jurquet, mais avait gardé un profond respect pour son engagement de résistant et de militant anticolonialiste. Il m’avait parlé aussi de son travail d’éducateur et également des recherches qui, à son avis, restaient à faire sur les sujets qu’il avait abordés. Constatant que la connaissance de la répression du 8 mai 1945 avait progressé, nous avons parlé, par exemple, du travail qui restait à faire en revanche sur celle qui dans la même région a provoqué l’insurrection du 20 août 1955. Jean-Luc Einaudi pensait aussi qu’il fallait poursuivre le type de recherche qu’il avait menée lorsqu’il avait sillonné l’Algérie en 1987 et qui lui avait permis d’écrire son livre La ferme Ameziane. Enquête sur un centre de torture pendant la Guerre d’Algérie (l’Harmattan, 1991). Revenant sur le rôle de Maurice Papon, nous avions convenu qu’un important travail restait à faire sur son rôle de super-préfet du Constantinois entre mai 1956 et mars 1958, qui apparaît comme une préfiguration des méthodes de la « Bataille d’Alger ». En particulier, sur la part qu’il semble avoir prise dans le « Centre d’instruction à la pacification et à la contre-guérilla (CIPCG) » à Jeanne d’Arc, près de Philippeville, l’actuelle Skikda, centre de formation aux méthodes de torture conformément à la théorie de la « guerre psychologique » du colonel Lacheroy, inauguré officiellement juste après son départ, le 10 mai 1958, mais qui fonctionnait bien avant. Nous en avions encore parlé lors notre dernière rencontre, le 30 novembre 2013, pour un débat dans une librairie libertaire du XIe arrondissement de Paris.
« Derrière son apparence de rugbyman bourru, Jean-Luc Einaudi cachait une immense sensibilité », a dit de lui Catherine Simon dans Le Monde. Elle a relevé aussi que c’est la préoccupation de la justice et du respect des droits de l’homme qui est au cœur de son dernier ouvrage, Le dossier Younsi. 1962 : procès secret d’un chef FLN en France (Tirésias, 2013). Un livre qui lui donnait l’occasion de souligner l’idée, à laquelle il tenait fortement, de la légitimité politique du FLN dans la guerre d’Algérie, à l’encontre de toutes les idées reçues qui visaient à le diaboliser, et l’analogie fondamentale entre la lutte des Résistants français entre 1940 et 1944 et celle des combattants de l’indépendance dans la guerre d’Algérie. Mais, simultanément, il y décrit l’arbitraire qui, pendant la guerre elle-même, s’est installé au sein du FLN. Le régime politique algérien issu de ce processus le décevait profondément, au point de n’avoir guère envie de répondre favorablement à certaines invitations. Mais il gardait de nombreux contacts en Algérie et ne cessait d’espérer un sursaut de ce pays qu’il aimait profondément.
La mort de Jean-Luc Einaudi, à 63 ans, a interrompu prématurément ses recherches. Ses ouvrages, à l’exception des plus connus sur le 17 octobre 1961, sont souvent difficilement accessibles et, quoi qu’il en soit, insuffisamment lus. Les rééditer et les faire lire est le meilleur hommage qu’on puisse lui rendre. Les sujets qu’il a travaillés restent à approfondir. C’est un enjeu d’autant plus important que cette page d’histoire trop mal connue continue à peser sur notre présent et constitue l’un des substrats des phénomènes nauséabonds auxquels notre société d’aujourd’hui se trouve confrontée.
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L’historien Jean-Luc Einaudi avait saisi l’opportunité du colloque Maurice Audin du 22 juin 2012 pour rappeler « les pouvoirs spéciaux » votés en 1956 qui aboutiront à donner les pleins pouvoirs à l’armée en Algérie (généralisation des tribunaux militaires, pouvoirs de police à Massu en 1957 etc…). Il insistait également sur la responsabilité du Garde des sceaux de l’époque, François Mitterrand, en ce qui concerne les » pouvoirs spéciaux » et les condamnations à mort qui ont suivi, dont celle du militant communiste Fernand Yveton.
- Sur Georges Mattéi : Jean-Luc Einaudi, Franc-tireur Georges Mattéi, de la guerre d’Algérie à la guérilla, Editions du Sextant, 2004. Nouvelle édition numérique, Digital index, Modène, 2013.
- Marcel et Paulette Péju, Le 17 octobre des Algériens, suivi de La triple occultation d’un massacre, par Gilles Manceron, La Découverte, 2012.
- Michel Levine, Les ratonnades d’octobre. Un meurtre collectif à Paris en 1961, Ramsay, 1985 (réédition Jean-Claude Gawsewitch, 2011).
- Catherine Trautmann, Sans détour, Seuil, 2002.
- Jean-Paul Brunet, Police contre FLN. Le drame d’octobre 1961, Flammarion, 1999.
- Sylvie Thénault, « Le 17 octobre 1961 en question », dans Jean Jaurès. Cahiers trimestriels, n°148, juillet-septembre 1998, p. 89 à 104.
- Voir sa préface et sa postface à la nouvelle édition augmentée de Octobre 1961. Un massacre à Paris, Fayard-Pluriel, 2011.
- Actes du colloque Mémoire et enseignement de la guerre d’Algérie, Ligue de l’enseignement et Institut du Monde arabe, 1993, tome 1, p. 292.
- Dans Marcel et Paulette Péju, Le 17 octobre des Algériens, ouvrage cité.