Hocine Aït Ahmed, un homme qui a marqué l’histoire de l’Algérie, durant la guerre de libération et la période
post indépendance,
par Tahar Khalfoune.
Entretien paru dans le journal Libre Algérie, le 14 janvier 2019, avec Mohammed Yacoub. Source
Juriste à l’association lyonnaise Forum réfugiés, intervenant à l’IUT de l’université Lyon 2, Tahar Khalfoune a publié notamment, avec Gilbert Meynier, Repenser l’Algérie dans l’histoire, L’Harmattan, bibliothèque de l’iReMMO, 2013.
Comment avez-vous connu Hocine Aït Ahmed ? Dans quelles circonstances ?
Avant de lier connaissance avec lui quand il avait mis fin à son exil en décembre 1989 en rentrant au pays, il y a eu d’abord une rencontre livresque durant la décennie 1980 : j’ai lu ses ouvrages sur Ali Mecili (athirhem rebbi)1, La guerre et l’après-guerre, les rapports remarquables qu’il avait présentés, alors qu’il n’avait que 22 ans, au Comité central élargi du MTLD en février 1947 sur la création de l’OS2 et en décembre 1948 à Zeddine sur les choix stratégiques et tactiques pour le déclenchement de la Révolution3. Une synthèse de ces rapports est publiée par l’historien Mohammed Harbi dans son ouvrage, Le FLN, Mirage et réalité, éditions Jeune Afrique, 19804. À travers ses deux rapports, il avait montré très tôt ses capacités d’analyse et de prospective et son sens aigu des perspectives historiques. Après son installation à Alger, avec quelques amis et étudiants de l’Institut national des finances, nous lui avons rendu visite en février 1990 au siège provisoire du FFS5, au boulevard Bougara à El Biar. Nous sommes, depuis, restés en contact et une certaine proximité plus intellectuelle que politique s’était peu à peu nouée, car il n’était pas simple d’être dans de vrais rapports politiques avec un homme de cette stature.
C’est quoi votre regard sur Aït Ahmed l’historique, le révolutionnaire et Aït Ahmed le politique, l’opposant ?
Révolutionnaire de la première heure, engagé au sein du PPA dès 1943 alors qu’il était encore jeune lycéen en classe de première à Ben Aknoun, initiateur de l’Organisation spéciale (OS) qu’il dirigea jusqu’en 1949 succédant à Mohammed Belouizdad souffrant, mort le 14 janvier 1952 à Paris. L’OS, organisation paramilitaire clandestine du MTLD, a donné naissance au Comité Révolutionnaire d’Unité et d’Action (CRUA), puis au FLN, qui déclencha la lutte armée. Aït Ahmed est l’un des neuf chefs « historiques » qui organisèrent le déclenchement de l’insurrection le 1er novembre 1954. Ainsi que l’a souligné fort bien l’historien Gilbert Meynier, « Hocine Aït Ahmed – Sī l’Hocine -, l’une des figures historiques les plus marquantes du combat entrepris par les Algériens pour se délivrer de la domination coloniale française ».
En tant que politique et opposant, l’un des traits saillants que l’on peut retenir de son riche parcours d’homme politique est qu’il est d’une longévité et d’une constance exceptionnelles. Anticolonialiste précoce et inflexible jusqu’à l’indépendance du pays, jamais il n’a oublié sa haine du colonialisme, mais loin de confondre colonialisme et langue et culture françaises. Un opposant politique intransigeant dans ses convictions et un militant impénitent de la démocratie. Mais il fut aussi une source intarissable de propositions politiques fort utiles pour le pays depuis 1947 jusqu’à sa maladie qui l’a éloigné de la politique6.
À commencer par la création de l’OS, Messali qui, pourtant s’était abstenu de voter pour la création de cette organisation en 1947 lors de la réunion du Comité central élargi de Belcourt et avait écarté Aït Ahmed de la direction de l’OS en 1949, n’a pas manqué de lui demander, à l’occasion d’une rencontre secrète entre les deux hommes à Chantilly, dans l’Oise, en 1952 avant son départ au Caire, de réfléchir à un plan de reconstitution de l’OS. Son action diplomatique considérable pour internationaliser la question algérienne en se rendant dès 1953 au Pakistan, en Inde et en Indonésie pour créer des comités de soutien à la cause algérienne. Puis en 1955 à Rangoon, en Birmanie, à Bogor et à Bandung en Indonésie, ensuite à la 11e session de l’ONU en 1956 et enfin à New York au cours de la même année pour ouvrir le bureau du FLN. Aït Ahmed, pourrait-on dire, est le premier diplomate algérien7.
Son plaidoyer transmis à la délégation étrangère du FLN dès 1956-1957 pour la création du GPRA, son soutien aux résolutions des assises de la Soummam d’août 1956 alors que ses pairs en avaient émis de sérieuses réserves. Ses prises de position au sein de l’hémicycle en 1962 défendant l’autogestion comme projet politique et économique, dénonçant l’interdiction du PCA et l’arrestation des personnalités politiques, comme Boudiaf. Son soutien à la revendication berbère dès 1979 et aux étudiants, travailleurs et enseignants arrêtés lors du printemps 1980. Son appui à la création de la ligue de défense des droits de l’homme en 1985… Son bilan en matière de legs politique est bien supérieur aux responsabilités qu’il aurait dû occuper après l’indépendance.
Ahmed Ait vous inspire quoi ? Philosophiquement (idéologiquement) et humainement.
Bien que cultivé et d’une curiosité intellectuelle insatiable, Aït Ahmed était plutôt un homme engagé, un militant ; il était plus occupé par ses engagements et combats politiques que par les questions philosophiques. Même s’il fût souvent porté sur la réflexion, l’intellectuel qu’il était ne s’est pas éloigné du terrain et de l’action : en tant que chef de l’OS, il organisa personnellement l’attaque de la grande poste d’Oran le 5 avril 1949 et le commando récupéra ainsi trois millions de francs (anciens), sans effusion de sang.
Quant à l’idéologie, c’est un concept qu’il n’affectionne pas du tout, il le récuse catégoriquement. Il me l’a signifié dès 1990 au siège du parti à El Biar lors d’un échange sur l’éventualité de la mise en place d’un « Secrétariat chargé de l’idéologie et stratégie » du parti pour réhabiliter certains cadres au lendemain du premier congrès. Inventé par Destutt de Tracy (philosophe, homme politique et militaire français) en 1796 pour désigner l’étude systématique, critique des fondements des idées. Mais les utilisations modernes du terme, dans la théorie sociale et politique, tiennent plutôt leur origine d’un usage servant à désigner tout système d’idées qui exagère sa propre importance dans la construction et la transformation de la réalité. Un concept qui masque plus qu’il ne révèle.
Humainement, Aït Ahmed était bien éduqué, respectueux des autres, un homme épris de justice sociale, attentionné et avenant avec ses ami(e)s et proches ; il était le premier à nous appeler lors des fêtes de l’aïd, du nouvel an… pour nous présenter ses vœux. Il ne manquait pas, à titre d’exemple, de s’enquérir régulièrement de l’état d’avancement de mes travaux de thèse et n’hésitait pas à appeler pour féliciter un proche pour avoir publié un article, une déclaration, un livre…
Un homme aux convictions bien trempées, mais capable d’évoluer ; après avoir défendu l’autogestion comme projet global irréductible aux décrets de mars 1962 dans les années 1962-1963, il a évolué progressivement vers la social-démocratie, et sa pensée politique a été enrichie et affermie par la culture juridique des droits de l’homme grâce à ses recherches et travaux de thèse.
Quel souvenir gardez-vous de cet homme-symbole ?
Aït Ahmed est un homme responsable, réfléchi et d’une grande prudence qui ne faisait pas de déclaration ou de jugements à l’emporte-pièce. Un homme révolté, mais courtois, respecté tant à l’étranger qu’en Algérie, y compris par ses adversaires. Un homme intelligent, toujours prompt à analyser sereinement et rigoureusement les situations politiques en présence, en tenant compte bien souvent des données géopolitiques. Un visionnaire qui n’analyse le présent que pour se projeter dans l’avenir. Un homme de raison, d’expérience et de vision qui savait prendre de la hauteur tout en maintenant le cap, contre vents et marées, d’une démocratisation des institutions et de la société.
Il est frappant de relever que c’est aussi un homme traumatisé par des décennies de traque policière depuis la fin des années 1940. Recherché par la police française après la découverte de l’OS au printemps 1950, Aït Ahmed avait vécu clandestinement chez la famille Toudert plus d’un an, à Alger avant de rejoindre Paris puis le Caire où, avec les autres membres de la délégation extérieure, ils avaient, certes, obtenu protection, mais n’avaient pas totalement les coudées franches en Égypte tant les services de Fethi Dib, patron des services de renseignements, étaient omniprésents.
Il avait connu la prison de 1956 à mars 1962 après l’arraisonnement de l’avion en octobre 1956 qui transportait les cinq dirigeants du FLN à Tunis8, la répression au cours des années 1963 à 1964, puis de nouveau la prison jusqu’en mai 1966, la condamnation à mort avant d’être gracié. Il avait connu les affres de l’exil politique, de l’opposition dans la clandestinité et les risques d’infiltration et de répression, l’assassinat de Mohamed Khider, Krim Belkacem et son fidèle ami Ali Mecili… Ces conditions persistantes de harcèlement ont fini par forger en lui le caractère d’un homme d’une grande méfiance. « Win iqsen izermen itsugadh issuqan9 ». D’où parfois la difficulté d’établir avec lui une relation de confiance dans les rapports de travail.
Avez-vous une anecdote à nous raconter à propos de vous et lui ?
Au printemps 1995, je l’ai accompagné en voiture de Lyon à Aix-en-Provence, répondant à une invitation de la faculté de droit à donner une conférence sur la situation des droits humains en Algérie en présence d’étudiants et enseignants de l’université d’Aix. En cours de route, il était très détendu. Nous échangions sur son engagement politique au début des années 1940 et j’étais agréablement surpris de l’entendre subitement fredonner un poème qu’il avait composé en 1945 sur un air de « Nighak a Mohand ammi » exhortant les jeunes à défendre la patrie10. J’ignorais jusque-là qu’il composait des poèmes pour sensibiliser la jeunesse kabyle à la cause nationaliste11..
Quel message voudriez-vous passer aux Algériens qui estiment et croient au projet prôné par Aït Ahmed ?
Aït Ahmed était très attaché à son pays tout en étant un homme libre, il a laissé un héritage politique riche, des héritiers prêts à reprendre le flambeau et des idéaux politiques pour toutes celles et ceux qui sont attachés à l’idéal démocratique. Même si son engagement plénier et ses actions sans relâche n’ont pas suffi à engager le pays dans la voie d’une démocratisation, il a, en revanche, réussi à sauver le combat pour la démocratie. Pour aller vite, parmi les grandes idées qui sont les siennes l’on peut citer la démocratie politique décentralisatrice, le pluralisme politique, culturel, linguistique, syndical… l’Assemblée constituante, la construction d’un grand Maghreb des droits de l’homme, l’indivisibilité de la démocratie, du respect des droits humains et de la dignité humaine, l’abrogation du code la famille et l’égalité homme-femme…
L’apport politique d’Aït Ahmed et Mecili vers la fin de la décennie 1970 est peut-être l’aspect le moins connu de ses actions, mais non moins important. Quelques séminaires de formation, en présence d’une vingtaine de militants du FFS, organisés dans le 14e arrondissement de Paris et à Gap dans la région Provence Alpes Côte d’Azur en 1978-1979, ont permis aux militants présents de s’initier, entre autres, aux questions cruciales des droits de l’homme et des libertés démocratiques. Rappelons que la décennie 1970 était la grande période du « socialisme algérien » triomphant. Et ce n’est d’ailleurs absolument pas un hasard que les fondateurs de la première ligue de défense des droits de l’homme en 1985 étaient, en grande partie, issus de leurs rangs. Qui plus est, certains cadres du Mouvement culturel berbère (MCB) qui ont alors rejoint le FFS avaient compulsé la thèse d’Aït Ahmed sur les droits de l’homme. L’action culturelle et politique de ces militants, conjuguée à celle d’autres chevilles ouvrières du MCB, ont réussi, je crois, à étouffer l’action du FLN et ses relais et à contenir la propagande et la vulgate communistes, très en vogue dans le contexte, notamment du début de la décennie 1980 à l’université de Tizi Ouzou, alors cœur battant des luttes politiques.
Sa thèse de doctorat « Les droits de l’homme dans la charte et la pratique de l’OUA », soutenue à l’université de Nancy en 1976 sous la direction du professeur François Borella — un des meilleurs juristes de droit public français à qui l’on doit les premières réflexions sur le droit public économique en Algérie publiées en 1966 dans la Revue algérienne des sciences juridiques, économiques et politiques (RASJEP) —, même si elle a pris quelques rides, l’analyse et les idées défendues sont encore d’actualité. Sur tant de questions politiques et sociétales, il a eu raison, c’est un homme de gauche qui pensait juste et agissait loin. Il privilégiait l’intérêt général sur les calculs politiques. Toutes ces idées et bien d’autres, associées à son action remarquable dans le mouvement national, puis durant la guerre de libération et la période post indépendance, ont marqué l’histoire de l’Algérie et contribué à façonner l’imaginaire de plusieurs générations de militants et de citoyens.
Ce legs politique est une source d’inspiration inépuisable pour l’Algérie de demain et dont les militants et, plus largement, les Algériens peuvent être fiers12. Un homme qui avait foi en la société algérienne, un attachement inébranlable dans l’idéal démocratique et qui croyait à l’utilité des partis et à la nécessité de l’alternance au pouvoir.
Hélas, malgré les compliments et louanges officiels post-mortem, l’histoire retiendra qu’il a, très tôt, été marginalisé, voire diabolisé, alors que ses compétences, son expérience en politique internationale, sa clairvoyance et son intelligence politique pouvaient être d’une grande utilité pour l’Algérie indépendante. Combien de fois au cours de son parcours, il a eu à subir les feux nourris de l’anathème et de l’insulte. La meilleure façon de faire vivre son œuvre politique et d’être fidèle aux idéaux qu’il a défendus sa vie durant, est de poursuivre son combat fondateur pour la démocratie et le respect des droits humains, quels que soient les obstacles, pour une Algérie libre, heureuse et démocratique. Aujourd’hui, les hommes de son talent sont très rares, plus rares encore, voire inexistants parmi les dirigeants qui sont aujourd’hui aux commandes de notre pays.
Voir la journée d’études
Le témoignage de Hocine Aït Ahmed
sur la colonisation et la guerre d’indépendance
de l’Algérie
organisée à l’Université de Nanterre par La contemporaine (BDIC),
le 20 mai 2009
avec Georgette Elgey, René Gallissot, Ali Guenoun, Gilles Manceron, Amar Mohand-Ameur, Hassan Remaoun, Ouarda Siari-Tengour, Sylvie Thénault, avec les témoignages filmés de Hocine Aït Ahmed.
• Les lendemains du 8 mai 1945 et la préparation de la lutte armée
• Du 1er Novembre 1954 au congrès de la Soummam d’août 1956
• Le détournement de l’avion du 22 octobre 1956, contexte et conséquences
• L’indépendance de l’Algérie et la crise de l’été 1962
La captation vidéo de cette journée d’étude est visible sur demande à La contemporaine.
Consulter la notice Calames de la journée d’étude qui permet d’obtenir des informations quant aux possibilités de consultation.
- Hocine Aït Ahmed, L’affaire Mecili, La Découverte, 1989, réédition avec une préface inédite de l’auteur, 2007. « athirhem rebbi » : « paix à son âme » en tamazight.
- L’Organisation séciale (OS) a été créée par le PPA/MTLD en février 1947 pour préparer l’éventuel passage à la lutte armée.
- Ces deux réunions importantes sont évoquées dans : Hocine Aït Ahmed, Mémoires d’un combattant, L’esprit d’indépendance, 1942-1952, texte établi avec la collaboration de Maud Sissung, éditions Sylvie Messinger, 1983. Réédité par les éditions Barzakh, Alger, 2002.
- Mohammed Harbi, Le FLN, Mirage et réalité, éditions Jeune Afrique, 1980, pages 31 à 57. Le rapport d’Aït Ahmed à la réunion de Zeddine du comité central élargi du PPA/MTLD est reproduit dans Mohammed Harbi, Les archives de la Révolution algérienne, postface de Charles-Robert Ageron, éditions Jeune Afrique, 1981, éditions Dahlab, 2010, pages 15 à 49.
- Le Front des forces socialistes (FFS) est le parti fondé par Hocine Aït Ahmed en 1963.
- Voir, sur la période 1957 à 1963, Hocine Aït Ahmed, La guerre et l’après-guerre, les éditions de Minuit, 1964.
- Voir « Bandoeng trente ans après », par Hocine Aït Ahmed, Jeune Afrique, n°1272, 22 mai 1985.
- Voir « Algérie 1956 : l’enlèvement », par Hocine Aït Ahmed, Le Scarabée international, n°2, été 1982.
- « Win iqsen izerman itsugadh issuqan » : « celui qui est mordu par un serpent craindra les cordes ».
- « Nighak a Mohand ammi » est le titre d’une vieille chanson kabyle reprise par plusieurs chanteurs. Il y est question d’une « mère qui déconseille à son fils de prendre pour épouse une fille que la nature n’a pas gâtée ». Dans les paroles qu’il a écrites, Hocine Aït Ahmed vise la colonisation française.
- Hocine Aït Ahmed raconte dans Mémoires d’un combattant, op. cit., p. 61, qu’il était l’auteur du chant « Nous sommes les fils de l’Algérie, c’est notre indépendance que nous voulons conquérir », écrit en kabyle et qui a été traduit en arabe.
- Voir « Marée humaine aux obsèques d’Aït Ahmed en Kabylie. Les autorités ont été tenues à l’écart par la famille et le Front des forces socialistes », par Amir Aref, Le Monde, mardi 5 janvier 2016, p. 4.