Le Royaume-Uni a reconnu l’État de Palestine un peu plus d’un siècle après en être devenu la puissance mandataire. L’historien Henry Laurens revient sur son bilan puis sur son progressif effacement diplomatique, et pointe les motivations intérieures du premier ministre britannique.
Par ailleurs, il est à noter que, depuis la publication de cet entretien par Mediapart, à la suite de conversations avec Donald Trump, l’ancien Premier ministre travailliste Tony Blair « serait prêt à diriger un gouvernement provisoire » en Palestine, après l’arrêt de la guerre d’anéantissement menée par Israël à Gaza, selon la presse britannique. Une éventualité repoussée avec force par plusieurs leaders palestiniens. « « Il est absolument inacceptable que Tony Blair prenne la tête d’une autorité de transition à Gaza, nous n’avons pas besoin d’un dirigeant venu d’une ex-puissance coloniale », réagissait par exemple sur la BBC Mustafa Barghouti, cité par Le Monde.
Par Fabien Escalona. Publié par Mediapart le 23 septembre 2025
Vue des médias français, la reconnaissance de l’État de Palestine par le Royaume-Uni a été noyée dans les expressions de plusieurs nations dès dimanche 23 septembre, avant que l’attention se focalise sur le discours d’Emmanuel Macron à la tribune des Nations unies le lundi suivant. Pourtant, si l’on s’accorde pour juger que les effets de cette vague de reconnaissances sont essentiellement symboliques, celle de Londres, par la voix du premier ministre travailliste, Keir Starmer, a un statut à part.
La monarchie britannique, qui a bâti un empire colonial d’une longévité et d’une taille plus importantes que celui de la France à travers ses régimes successifs, a en effet été la « puissance mandataire » de la Palestine de 1923 à 1948, à la suite de la désagrégation de l’Empire ottoman qui contrôlait cette terre. Et c’est l’un de ses ministres des affaires étrangères, lord Arthur Balfour, qui s’était engagé peu auparavant en faveur de « l’établissement en Palestine d’un foyer national pour le peuple juif ».

Le chef de la Mission palestinienne au Royaume-Uni, Husam Zomlot, brandit une plaque portant l’inscription « Ambassade de l’État de Palestine », lors d’une cérémonie de lever de drapeau devant leur mission à Londres, le 22 septembre 2025. © Photo Adrian Dennis / AFP
Henry Laurens, professeur au Collège de France, historien spécialiste de la Palestine et auteur du récent Question juive, problème arabe (1798-2001) (Fayard, 2024), revient sur les évolutions de l’attitude britannique à travers le siècle écoulé, depuis son implication directe jusqu’à la reconnaissance ambiguë du dimanche 21 septembre, en passant par un repli sur un rôle de quasi-spectateur. Il souligne que « sur le plan domestique, la reconnaissance n’a pas empêché la répression du mouvement de solidarité envers la Palestine ».
Mediapart : Le Royaume-Uni est l’ancienne puissance mandataire de la Palestine, aujourd’hui diminuée dans le paysage international. Quelle est la portée de la reconnaissance, en 2025 seulement, de l’État de Palestine ?
Henry Laurens : Cela me donne surtout l’impression que c’est le résultat d’un débat de politique intérieure au Royaume-Uni, en particulier au sein de la gauche travailliste.
D’un côté, le leadership du Labour autour de Keir Starmer n’a pas rechigné à utiliser l’arme de l’antisémitisme pour diminuer l’aile gauche représentée par l’ancien dirigeant Jeremy Corbyn, qui a cofondé un nouveau parti entretemps [Starmer avait parlé d’un « jour de honte » à la publication, en octobre 2020, d’un rapport indépendant pointant les carences de la gestion interne des plaintes pour antisémitisme – ndlr]. D’un autre côté, il existe un risque électoral pour le Labour si des candidatures propalestiniennes font perdre des sièges à un gouvernement déjà entamé dans l’opinion publique.
Sur le plan extérieur, la décision n’est pas anodine en raison du symbole historique, mais aussi parce que les travaillistes au pouvoir assument ainsi un décalage avec la politique des États-Unis, très hostiles à la reconnaissance. Or, le Royaume-Uni doit nécessairement faire preuve de prudence vis-à-vis de cet allié historique, d’autant plus depuis qu’il n’est plus intégré à l’Union européenne.
Le Royaume-Uni fait partie des États qui ont édicté des sanctions, même modestes, contre Israël. N’est-il pas plus cohérent que la France ?
Attention, cette reconnaissance ne représente pas une bascule politique totale. On peut observer qu’elle a été assortie de toute une série d’exigences sur la forme que prendra l’autorité politique en Palestine. En somme, les Occidentaux, et les Britanniques parmi eux, continuent d’envisager une Palestine démocratique à condition qu’ils puissent désigner qui peut gagner les élections.
Sur le plan domestique, en outre, la reconnaissance n’a pas empêché la répression du mouvement de solidarité envers la Palestine : près de un millier de militants de la cause ont été arrêtés samedi 6 septembre, tandis que le groupe Palestine Action a été classé comme « terroriste » par les autorités début juillet, comme si ce terme ne voulait plus rien dire.
Les Britanniques se sont rapidement rendu compte que les revendications juives et arabes étaient inconciliables.
Quelle était la nature de ce « mandat » dont les Britanniques ont été chargés à propos de la Palestine, au lendemain de la Première Guerre mondiale ?
Il s’agit d’un mandat « A » de la Société des Nations [l’ancêtre des Nations unies – ndlr], qui consistait à amener un territoire à l’indépendance relativement rapidement, en la dotant des structures politiques, économiques et sociales à cet effet. Les mandats « B » concernaient l’Afrique, et les mandats « C » le Pacifique, pour des territoires qui devaient attendre plus longtemps. On peut voir cela comme une « CDD », une colonisation à durée déterminée.

Henry Laurens à Paris en 2023. © Photo Sébastien Calvet / Mediapart
Les Britanniques ont donc administré la Palestine, mais se sont rapidement rendu compte que les revendications juives et arabes étaient inconciliables. Une gestion indirecte était impossible, si bien qu’ils ont dû s’impliquer avec des moyens humains considérables. Ils devaient mettre plus de fonctionnaires sur le terrain pour gérer 2 millions de personnes qu’ils n’en avaient en Inde pour 450 millions de personnes. En 1945, il leur fallait 100 000 soldats pour maintenir l’ordre. Tout cela pour un échec politique total.
La déclaration de lord Balfour sur le foyer national juif est célèbre. Pour autant, les Britanniques n’ont pas tout concédé aux juifs installés en Palestine et ont varié dans leur attitude…
À partir du moment où ils se sont engagés pour un foyer national juif, ils étaient dans une nasse inextricable. En Europe, durant l’entre-deux-guerres et en particulier les années 1930, la vague d’antisémitisme était puissante, en particulier en Allemagne où s’est mise en place la politique de persécution nazie.
Dès lors, soit une totale liberté d’immigration juive en Palestine était laissée pour diminuer la tension en Europe, mais au risque que le Moyen-Orient explose ; soit l’immigration en Palestine était bloquée pour ne pas déstabiliser le Moyen-Orient, et l’on faisait la guerre à l’Allemagne.
Le premier choix a été fait avec un premier plan de partage en 1937, dans un contexte de fortes révoltes arabes. Puis c’est le second choix qui l’a de facto emporté en 1938-1939 à la suite des provocations hitlériennes. Ce qui n’a pas empêché les Britanniques d’être exaspérés par les révoltes juives en Palestine à partir de 1944, car ils devaient y maintenir des dizaines de milliers de soldats à l’heure de la campagne pour la libération de l’Europe. D’ailleurs, c’est moins connu, mais des violences anti-juives ont eu lieu au Royaume-Uni jusqu’en 1947, date de la création d’Israël.
Par la suite, pourquoi le Royaume-Uni a-t-il tant tardé à reconnaître la Palestine ?
Après la création d’Israël, les Palestiniens ont quasiment disparu des relations internationales. Une résistance palestinienne autonome des puissances arabes n’a réémergé qu’à partir de 1967 [date de la guerre des Six Jours – ndlr]. Entretemps, l’empire britannique a été liquidé et les dirigeants du royaume ont plutôt suivi l’orientation des autres démocraties européennes sur le sujet, en semblant suivre les événements plutôt que de chercher à les diriger.
Les Français ont été davantage moteurs. Cela a été le cas – on l’oublie souvent – de Valéry Giscard d’Estaing, qui a été moteur dans l’adoption, en 1980 par l’Europe des Neuf, de la déclaration de Venise [celle-ci actait le double principe du droit d’Israël à vivre en sécurité et du droit des Palestiniens à avoir un État – ndlr]. Les dirigeants britanniques, eux, se sont rabibochés avec les Arabes après 1967 puis ont été protagonistes, jusqu’en 1970, d’une « conversation à quatre » à propos du Proche-Orient, avec la France, l’Union soviétique et les États-Unis, mais celle-ci n’a rien donné.
Par la suite, ils se sont largement effacés du jeu diplomatique. Yasser Arafat [le leader historique de l’Organisation de lutte pour la Palestine – ndlr], par exemple, a été invité à Paris en 1989, et pas à Londres. Quant au grand effort diplomatique pour la région dans les années 2000, avec ce qu’on a appelé le Quartet, c’est l’Union européenne (UE) qui était impliquée, et pas l’un ou l’autre de ses États membres uniquement.
Cet effacement et ce suivisme relatifs se sont poursuivis jusqu’à aujourd’hui, dans la mesure où la reconnaissance s’est faite au même rythme que la France.