4 000 articles et documents

Édition du 15 janvier au 1er février 2025

harkis : toujours trop de tabous, par Pierre Daum

Dans une tribune publiée dans Libération le 25 septembre 2015, Pierre Daum, écrivain et journaliste 1, aborde une nouvelle fois le problème des civils algériens utilisés comme supplétifs par l’armée française pendant la guerre d’Algérie. Le problème de ceux que l'on désigne en France par le terme de “harkis” est l’un des derniers blocages à l’apaisement entre Paris et Alger. 2 A la suite, vous trouverez une réponse à la tribune de Pierre Daum que Fatima Besnaci-Lancou, co-fondatrice de l'association Harkis et droits de l'Homme, nous a adressée le 29 septembre en nous demandant de la mettre en ligne.
[Mis en ligne le 26 septembre 2015, mis à jour le 1er octobre]</div /

Harkis : toujours trop de tabous

Le 25 septembre 2003, le président Jacques Chirac a instauré une Journée nationale d’hommage aux harkis en reconnaissance aux «sacrifices qu’ils ont consentis pour la France» lors de la guerre d’Algérie. Depuis douze ans, des cérémonies sont organisées tous les 25 septembre à Paris et dans de nombreuses villes de province. Des cérémonies qui, à chaque fois, provoquent l’irritation des autorités algériennes (pour qui les harkis ne sont que des «collabos»), avec lesquelles le gouvernement français voudrait pourtant enfin «tourner la page du passé», afin d’élargir une coopération économique et policière dont tout le monde a besoin – notamment dans la lutte contre le terrorisme. Mais ces cérémonies provoquent aussi la colère de nombreuses associations harkies, ulcérées par les promesses jamais tenues des candidats à la présidence de la République (promesses formulées par Nicolas Sarkozy le 31 mars 2007, puis par François Hollande le 5 avril 2012) d’une reconnaissance officielle de «la responsabilité de la France dans l’abandon et le massacre des harkis» en 1962.

La question des harkis, ces civils algériens utilisés comme supplétifs par l’armée française pendant la guerre de libération algérienne, constitue un des derniers blocages à une relation apaisée entre les deux pays. Trop de tabous, des deux côtés de la Méditerranée, empêchent de tourner la page de cette guerre et des souffrances qu’elle provoqua, et dont des milliers de personnes (enfants de moudjahidin, enfants de harkis, enfants d’appelés, enfants de tués, enfants de disparus, etc.) continuent aujourd’hui de souffrir.

En Algérie, l’histoire officielle s’est construite sur le mythe d’un peuple uni qui se serait soulevé héroïquement en 1954 contre l’oppresseur colonial. Dans cette vision idéalisée, les harkis, «infâmes traîtres», ne représentent forcément qu’une minuscule minorité. Celle-ci se serait enfuie en France en 1962, et une juste vengeance populaire aurait tué les quelques restants. Depuis, la société algérienne ne serait composée que d’enfants de héros. La réalité est toute autre. Le nombre d’Algériens engagés dans les formations supplétives s’élève à au moins 250 000, soit 15 % des hommes disponibles à l’époque. En face, les combattants de l’ALN (les moudjahidin) n’étaient guère plus nombreux. En 1962, seuls 25 000 harkis partirent en France. Pour ceux qui restèrent en Algérie, si plusieurs milliers furent effectivement assassinés, la majorité retourna dans son village sans être tuée. Ils se marièrent, eurent des enfants, puis des petits-enfants. Aujourd’hui, une partie de la société algérienne est héritière de leur histoire.

En France, le discours martelé depuis cinquante ans par les héritiers des défenseurs de l’Algérie française cherche à imposer comme une évidence que, pour les harkis, il n’aurait existé en 1962 qu’une alternative : s’enfuir en France ou être «massacrés» jusqu’au dernier – certains parlent même du «génocide des harkis». Cette fausse évidence, combinée à l’image de harkis engagés par «amour du drapeau français», est utilisée pour tenter de légitimer le combat des anciens ultras (militaires putschistes et terroristes de l’OAS), qui disent en substance : nous avions raison de nous battre contre les fellaghas, car nous défendions les «bons musulmans» (les harkis) contre des «barbares» (du FLN). Ces derniers ont d’ailleurs démontré leur «barbarie» en exterminant les harkis lorsque de Gaulle a honteusement abandonné l’Algérie. Ce discours repose sur deux erreurs historiques : d’une part, la motivation principale des harkis à s’engager «chez les Français» était la misère dans laquelle le système colonial maintenait les masses paysannes depuis cent trente ans. Et d’autre part, la majorité des harkis est restée en Algérie sans être «massacrée».

Si on veut enfin tourner la page de ce passé colonial qui continue de miner les sociétés française et algérienne, des efforts de vérité doivent être consentis des deux côtés. En Algérie, on doit reconnaître que les harkis n’étaient pas d’«infâmes traîtres», mais eux aussi des victimes de l’oppression coloniale. En France, on doit dissocier l’abandon planifié des harkis en 1962 (fait réel et scandaleux dont l’Etat français est en effet responsable, et qui de plus fut suivi par l’internement dans des camps de relégation d’une partie des 25 000 rapatriés et leurs familles) d’un «massacre» dont la réalité reste historiquement très incertaine et dont, quoi qu’il en soit, l’Etat français n’est pas responsable.


Pierre Daum

Ecrivan et journaliste

_____________________________________

Réponse à la tribune de Pierre Daum

À l’occasion de la journée nationale d’hommage aux harkis du 25 septembre 2015, le journaliste Pierre Daum signe une tribune dans Libération où il nie les massacres de harkis en 1962 et dédouane l’État français de sa responsabilité dans ces évènements. Le contenu de cet article reprend des éléments très discutables de son livre « Le dernier tabou – Les « harkis » restés en Algérie après l’indépendance »
Il convient de faire une analyse des raisons qui amènent à considérer que cette tribune et le livre comporte des contre-vérités. Citons-en quelques-unes :

Le livre indique bousculer les idées reçues en affirmant que la plupart des harkis n’ont pas été tués et vivent donc en Algérie depuis un demi-siècle. Or, il ne s’agit là en aucune façon d’une révélation car de nombreux historiens (Gilles Manceron, Abderahmen Moumen, Sylvie Thénaut, François Xavier-Hautreux, Todd Shepard,…) ont déjà abordé cette question bien avant lui.

Ce livre contient également d’autres affirmations qui sont inexactes. La première est la négation des massacres de harkis après la guerre d’Algérie. Dans son livre, il met constamment le terme de massacres entre guillemets pour mettre en doute la réalité. En même temps, il minimise le nombre de harkis tués durant cette période, parlant de « quelques milliers », en s’appuyant sur le raisonnement suivant (page 129 de son livre) : “Le fait de constater le nombre important de harkis restés en Algérie sans y trouver la mort oblige à admettre que les massacres ne furent pas aussi massifs que certains le répètent en France depuis cinquante ans”. Il suffit d’extrapoler cette présentation (on notera le « oblige à admettre ») à d’autres populations dans l’histoire pour voir qu’il s’agit là d’une grossière erreur de raisonnement : ce n’est pas parce qu’il resterait aujourd’hui beaucoup d’Indiens en Amérique du Nord qu’on on déduit que très peu ont été tués au cours des XVIII et XIX ième siècles. Aujourd’hui, les historiens, avec prudence, estiment que le nombre de harkis tués se situe dans une fourchette située entre 25 000 et 70 000.

Dans l’article du journal Libération, Pierre Daum, contre l’avis d’associations telles que la Ligue de droits de l’homme, le MRAP, la LICRA et même des chefs d’Etat qui se sont engagés à en reconnaître la responsabilité (N. Sarkozy, F. Hollande), P. Daum nie « quoi qu’il en soit », la responsabilité de l’Etat français dans le massacre des harkis. Pour les harkis et leur famille cette prise de position est non seulement surprenante mais aussi totalement incompréhensible.

Fatima Besnaci-Lancou

Historienne

Co-fondatrice de l’association harkis et droits de l’Homme

Facebook
Twitter
Email