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Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024

Harkis, l’histoire d’un déni, par Dalila Kerchouche

Le film «Indigènes» a fait bouger les choses ; en ira-t-il de même avec les anciens supplétifs de l’armée française, qui ont été si cruellement maltraités ? Un article de Dalila Kerchouche1 publié dans Le Monde du 7 octobre 2006.

Imaginez que 50 000 à 80 000 soldats français soient abandonnés et désarmés par notre gouvernement, et massacrés sans que l’armée n’intervienne. Imaginez que 90 000 Français, rescapés de ces tueries, soient parqués dans des camps en France, certains grillagés et entourés de barbelés, parfois pendant plus de vingt-cinq ans. En France, le drame des harkis, trahis à la fin de la guerre d’Algérie, marginalisés puis effacés de notre mémoire collective, constitue le plus grand scandale politique, social et humain de ces quarante-cinq dernières années.

Pourtant, aucun gouvernement n’a reconnu la responsabilité de l’Etat français dans cette tragédie. Aujourd’hui encore, les politiques de tous bords restent obstinément mutiques. Ce silence, véritable déni de justice mais aussi négation de la souffrance des harkis et de leurs enfants, est une plaie béante dans notre histoire commune. Emu par le film Indigènes, le président de la République a décidé de revaloriser la pension des anciens combattants étrangers des colonies. Jacques Chirac saura-t-il briser cet autre tabou de l’histoire coloniale et avoir un autre geste, fort, historique, envers les harkis ?

J’ai 33 ans, je suis française. Mon arrière-grand-père est mort à Verdun. Mon grand-père a fait la seconde guerre mondiale. Et mon père a combattu en Algérie. Ma famille s’est engagée au côté de la France depuis plusieurs générations et je suis née derrière des barbelés. Mes parents sont restés douze ans dans des camps, de 1962 à 1974. Le dernier, le pire de tous, où j’ai vu le jour, était le camp de Bias, dans le Lot-et-Garonne. Dans cette ancienne prison d’une quinzaine d’hectares, près de 1 000 personnes étaient enfermées, dont près de 600 enfants, derrière une enceinte grillagée. Un portail aveugle, cadenassé la nuit d’une lourde chaîne, en barrait l’entrée. Ecole primaire, épicerie, lingerie, local à charbon… Tout était organisé pour que les harkis ne sortent pas.

Une quinzaine de fonctionnaires français, en majorité des Européens d’Algérie nommés par le ministère des rapatriés, géraient ce camp de façon carcérale : couvre-feu, courrier distribué à la criée, contrôle des visites, coupure de l’électricité le soir, douches collectives et payantes, prénoms français imposés aux enfants, levée des couleurs tous les dimanches matin… Dans ce monde clos, le chef de camp avait tout pouvoir sur les familles, distribuant les pensions militaires et les prestations sociales à discrétion. Si certains fonctionnaires ont tenté d’aider avec humanité ces familles démunies, d’autres ont abusé de leur pouvoir.

Pour maintenir les familles sous son joug, le chef de camp utilisait deux moyens de répression : le rapt des enfants et l’internement punitif des pères. Régulièrement, une estafette pénétrait dans le camp et des « éducateurs » raflaient les enfants par dizaines. Certains avaient à peine 6 ans. Sans donner d’explication aux parents, l’administration les emmenait dans des centres socio-éducatifs, à plusieurs centaines de kilomètres, pour leur apprendre un métier manuel, même ceux qui avaient une brillante scolarité. Lorsque les pères se rebellaient, le chef de camp les internait de force à l’hôpital psychiatrique d’Agen. Ils en revenaient psychiquement brisés. On peine à le croire, mais ce drame s’est déroulé à la porte de nos villages, dans la France prospère des « trente glorieuses » et dans l’indifférence générale. Pour la gauche, les harkis avaient trahi la cause tiers-mondiste. Pour la droite, ils restaient des indigènes. Les derniers camps ont fermé dans le milieu des années 1980. La génération d’enfants qui a grandi dans ces zones de non-droit est meurtrie au plus profond. Et la génération suivante ne cesse de s’interroger : pourquoi ont-ils fait « ça » à nos parents, alors que les pieds-noirs ont bénéficié d’un dispositif exceptionnel d’aide à l’installation ? Il est urgent, avant que les derniers harkis ne meurent dans l’oubli et l’indignité, de leur rendre hommage.

Désormais, enfants d’immigrés ou de harkis écrivons notre propre histoire. D’autres films, d’autres livres, d’autres oeuvres naîtront de cette communauté de souffrance, inlassablement, jusqu’à ce que la France reconnaisse enfin ce qu’elle a fait endurer à ces hommes et à ces femmes qui l’aimaient… Et qui l’aiment encore. Car malgré la trahison, l’abandon et la relégation, jamais les harkis n’ont sombré dans la haine. Voilà pourquoi nos pères sont des héros.

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