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Édition du 15 octobre au 31 octobre 2025

Guerre du Rif (2) : entre 1921 et 1926, la première guerre chimique contre un peuple

Officiellement interdite, la guerre chimique fut menée dans le Rif insurgé par l'Espagne mais aussi, ce qui est moins connu, par la France. Par Alain Ruscio.

Après avoir rappelé sur notre site l’histoire de la guerre du Rif pour écraser la République d’Abdelkrim El Khattabi entre 1921 et 1926, l’historien Alain Ruscio revient sur la  » première grande expérimentation de guerre chimique contre toute une population  » en contexte colonial. Alors qu’elle avait été officiellement interdite après la Première guerre mondiale, celle-ci fut en effet menée contre les colonisés insurgés dans le nord du Maroc par l’Espagne mais aussi, ce qui est moins connu, par la France, sous les commandements d’Hubert Lyautey puis de Philippe Pétain. Dans notre prochaine édition, Alain Ruscio reviendra sur la grève de protestation contre la guerre du Rif déclenchée en France en octobre 1925.

La première guerre chimique contre un peuple

Par Alain Ruscio, pour histoirecoloniale.net

Les progrès de l’industrie chimique ne pouvaient pas – hélas – ne pas intéresser les cercles militaires. On sait que c’est durant la Première guerre mondiale que l’emploi massif d’armes chimiques fit son apparition. La première attaque de l’armée allemande au gaz moutarde, à base de chlore, eut lieu à Ypres, en avril 1915 (d’où le nom sinistre d’ypérite). Français et Britanniques l’utilisèrent également.

L’effroi provoqué dans le monde entier par cette nouvelle arme amena les politiques, après l’armistice de 1918, à réagir. Dans sa déclaration finale, signée le 28 juin 1919, la Conférence de Versailles en prohiba formellement l’usage (article 171), clause confirmée par un accord international (États-Unis, France, Italie, Royaume-Uni, Japon), le 6 février 1922, à Washington. Enfin, une Conférence spéciale à Genève (4 mai-10 juin 1925), qui aboutit à un Protocole, toujours en vigueur, signé le 17 juin. Deux de ces nations civilisées, l’Espagne massivement et la France dans son sillage déversèrent des tonnes de bombes chimiques sur les populations rifaines… Mais il s’agissait d’une guerre d’un autre type : contre des colonisés. De ce point de vue, la guerre du Rif fut un moment d’expérimentation effrayant, qualifié par certains de première grande expérimentation de guerre chimique contre toute une population.

La guerre chimique de Lyautey[1]avant même le Rif

Dans un ouvrage pour la jeunesse destiné à présenter l’œuvre de la France au Maroc, un petit indigène s’écrie : « Le maréchal Lyautey, c’est notre père, et la France, c’est kif-kif notre grand’ maman »[2]. Et nul ne doute de l’attachement du maréchal à sa seconde patrie. Oui mais… il avait ses bons Marocains. Avec les autres, les insoumis, les rebelles, les nationalistes, il sut se montrer impitoyable.

Ainsi de l’utilisation des armes chimiques.

Durant la Première guerre mondiale, Lyautey était resté en poste au Maroc – sauf lors d’une courte et peu convaincante expérience au ministère de la Guerre entre décembre 1916 et mars 1917. Il dut affronter des mouvements de résistance. Ses courriers à destination de Paris furent sans équivoque.  Dans une lettre au président du Conseil, Georges Clemenceau, il affirma :  « Je n’ai cessé, comme vous le savez, d’essayer de faire bénéficier le Maroc de tous les moyens modernes. J’avais envisagé et étudié en particulier […] non seulement l’emploi des obus toxiques pour l’artillerie, mais aussi celui des émissions de gaz et de projectiles toxiques lancés par avions ». Cette demande était cependant assortie de restrictions techniques : l’inadaptation de son armement, aviation comprise, l’inexpérience de ses officiers à manipuler ce genre de bombes, enfin… la crainte que des vents « violents et variables » intoxiquent ses propres troupes. Malgré cela, Lyautey concluait : « Si, néanmoins, vous croyez pouvoir mettre à ma disposition des obus toxiques, je crois que dans certains cas particuliers, ils pourraient rendre service à l’aviation et je vous envoie ci-joint l’état des quantités qui pourraient m’être envoyées pour en faire l’essai » (Lettre, Rabat, 14 septembre 1918)[3]. L’essai ? La liste jointe portait sur l’envoi de 2.000 obus toxiques, plus des masques à gaz… Cependant, cet envoi n’eut jamais lieu.

Vint la guerre du Rif.

Pour l’armée espagnole[4], toutes les études datent les premiers emplois de gaz toxiques à 1921-1922 par l’artillerie, puis à 1924 par l’aviation. La France, en cette première étape, joua un rôle bien peu glorieux. L’Espagne n’ayant pas d’unités de production d’armes chimiques, les acheta à son voisin ; un atelier de fabrication d’obus chimiques fut installé à Melilla, avec l’aide de spécialistes français[5] ; 300 soldats espagnols y firent un stage en vue de manipuler cette arme. Par la suite, les Allemands supplantèrent les Français dans ce sinistre marché.

Y eut-il utilisation directe par l’armée française, après l’incursion des troupes d’Abd el-Krim au Maroc français le 12 avril 1925 ? Il n’existe pas de preuves comparables à ce qui a été abondamment établi dans le cas de la phase espagnole des combats. Mais un faisceau de faits. Et, de nouveau, l’image du Lyautey maroquinophile sort singulièrement amoindrie des épisodes des derniers mois de son règne[6]. Il était parfaitement conscient des écrasants revers de l’armée espagnole et, de ce fait, voyait l’œuvre qu’il avait patiemment bâtie menacée. Il réclama « d’urgence au ministère de la Guerre l’envoi d’obus incendiaires »[7]. Obus incendiaires, certes, mais d’une nature particulière. Trois semaines après la première incursion rifaine, il envoya une première demande à Paul Painlevé, président du Conseil : « En raison événements front nord estime indispensable constituer en réserve approvisionnement obus et bombes aviation à ypérite pour me permettre éventuellement interdire certaines zones ou points vitaux où en raison faiblesse effectifs ne me trouverais pas en mesure exercer action effective. Vous demande en conséquence diriger urgence sur Kenitra[8] pour artillerie 75 20.000 obus modèle n° 20 et 5.000 bombes 50 kg pour avions gros porteurs » (Télégramme, 4 mai 1925)[9]. Les modèles n° 20 sont bien connus des spécialistes : il s’agit des obus chargés d’ypérite. Les coïncidences sont parfois cruelles ; le jour même où Lyautey écrivait ces lignes, le 4 mai, commençait précisément à Genève la Conférence sur l’interdiction des armes chimiques, déjà citée.

Le 23 mai, Painlevé transmit cet ordre au commandant de l’ERG (Entrepôt de réserve générale – sous-entendu : de munitions) de la Ferté-Hauterive (Allier) : « Je vous prie de faire expédier au Parc d’Artillerie régional de Casablanca, à destination du Port de Kenitra après entente avec le parc d’artillerie régional de Marseille (Service du transit) en ce qui concerne  la date d’expédition : 2.000 cartouches de 75 à obus spéciaux n° 5 et 2.000 cartouches de 75 à obus spéciaux n° 20 avec fusées correspondantes » (De Sablet[10], Ministère de la Guerre, Ordre, 23 mai 1925)[11]. On a vu que les obus n° 20 étaient chargés d’ypérite, les obus n° 5 contenant du phosgène. Il a sans doute fallu un certain temps pour expédier ces munitions entre La Ferté-Hauterive et Kénitra, via Marseille. En tout cas, Lyautey revint à la charge début juin : « J’estime qu’aucune question de sentiment ne devrait être admise si l’emploi de ces munitions dont le pouvoir toxique permet de nous épargner dans nos attaques des vies humaines et en particulier sur un front aussi vaste que je ne peux défendre partout avec les forces dont je dispose, de tenir le coup et redresser enfin la situation » (Télégramme, 6 juin 1925)[12].Pressé, le Président du Conseil répond le 20 juin : « En ce qui concerne les obus n° 20, j’en prescris également envoi, mais sous réserve expresse qu’ils ne seront utilisés, ainsi que vous le proposez, que dans les cas les plus spéciaux et déterminés de légitime défense. Dans ce cas, vous voudrez bien m’en avertir d’urgence » (Paul Painlevé, Télégramme au Maréchal Lyautey, 20 juin 1925)[13].Le 23 du même mois, il prescrit au commandant de l’ERG d’Aubervilliers l’envoi « d’urgence » de 40.000 masques dits ARS (Appareil respiratoire spécial)[14].

À ce moment, les décideurs politiques et militaires, au plus haut niveau, sont donc bien dans l’état d’esprit d’utiliser les armes chimiques, fût-ce en assortissant cette décision de la formule « cas les plus spéciaux et déterminés de légitime défense ».

Mais il faut ici observer de près la chronologie. Durant les jours qui ont précédé, Painlevé s’est rendu au Maroc (11 au 14  juin). Il y a trouvé une situation militaire dégradée. Les pertes de l’armée française sont alors de 3.300 hommes[15]. La ville de Fez, d’une importance stratégique et symbolique capitale, paraît sérieusement menacée. Painlevé a semble-t-il à ce moment définitivement perdu confiance dans les capacités proprement militaires de Lyautey. Sa décision est prise. Le gouvernement décide d’envoyer en inspection Pétain. On peut raisonnablement penser que Painlevé a fait preuve d’un certain machiavélisme : c’est au moment même où Lyautey est de fait dessaisi de ses pouvoirs militaires que les armes chimiques doivent être en train d’arriver au Maroc…  

La guerre chimique de Pétain

Car le sens de la mission de celui que tout le monde présente comme le vainqueur de Verdun  est net : « Il faut renforcer les effectifs, il faut de l’aviation, il faut intensifier notre action »[16]. En même temps, cette mission scelle un pacte avec les Espagnols, ce que Lyautey ne voulait pas. Un accord de principe est signé dès le 26 juillet : les deux pays s’engagent à ne pas signer de paix séparée avec Abd el Krim[17]. Deux jours plus tard ont lieu à Ceuta, puis à Mellila, de premiers entretiens Pétain-Primo de Rivera. C’est à cette occasion que Pétain rencontrera pour la première fois Franco[18], devenu colonel et patron de la Bandera, la Légion espagnole.

La démission de Lyautey n’est plus alors qu’une question de jours. Elle est rendue publique le 24 septembre. Dès lors, Pétain, investi d’une mission précise, soucieux de marquer sa différence et peu connu pour sa timidité quant à l’usage de la force, a perpétué les demandes d’usage d’armes chimiques. La coopération militaire entre les deux pays – dont l’un utilisait les armes chimiques de l’autre depuis 4 ans – devait déboucher sur une aggravation de la guerre chimique. On sait aujourd’hui qu’il fut alors utilisé des obus au phosgène, à la chloropicrine (obus N° 7) et à l’ypérite[19].

Il est pourtant étonnant que la plupart des travaux historiques sur la guerre chimique dans le Rif ne parlent presque exclusivement que des bombardements espagnols[20].


[1] C’est le titre d’un chapitre entier de l’ouvrage de Francesco Correale, La grande guerre des trafiquants. Le front colonial de l’Occident maghrébin, Paris, L’Harmattan, Coll. Histoire & Perspectives méditerranéennes, 2014. 

[2] André Lichtenberger, Nane au Maroc, Paris, Éd. Gautier-Languereau, 1927 (Préface… du maréchal Lyautey).

[3] Cité par Franceso Correale, op. cit.

[4] Maria Rosa de Madariaga, Espana y el Rif. Cronica de une Historia Casi Olvidada, Malaga, La Biblioteca de Mililla, 1999 ; même auteure, « La guerre chimique dans le Rif (1921-1927) : état de la question », in Rachid Taha & al. (dir.), La guerre chimique contre le Rif, Actes du colloque international sur l’utilisation des armes chimiques : le cas de la guerre du Rif et ses conséquences, Rabat, Éd. Amazigh, 2005 ; Nizar Messari, « L’utilisation des armes chimiques pendant la guerre du Rif (1921-1926) ou de l’ambiguïté des frontières et des séparations en politique », Cultures & Conflits (En ligne), Forum, (http://conflits.revues.org/18827).

[5] Par la suite, les Allemands supplantèrent les Français dans ce sinistre marché.

[6] Vincent Courcelle-Labrousse & Nicolas Marmié, La guerre du Rif. Maroc, 1921-1926, Paris, Éd. Tallandier, 2008.

[7] Daniel Rivet, « Le commandement français et ses réactions vis-à-vis du mouvement rifain, 1924-1926 », in Abd el Krim et la République du Rif, Paris, Ed. François Maspero, 1976.

[8] Kenitra était le principal port du nord du Maroc français, à 200 km de Fez, donc relativement proche du front.

[9] Cité par Vincent Courcelle-Labrousse & Nicolas Marmié, op. cit.

[10] Nom de l’officier signataire du télégramme.

[11] Ministère de la Guerre, Direction de l’Artillerie, 2 è Bureau, Matériel, 9 è Section. Le Président du Conseil, Ministre de la Guerre à Monsieur le Commandant de l’ERG de la Ferté-Hauterive. Pour le Ministre et par son ordre, Le Général Directeur de l’artillerie. P.P. le Colonel Chef du Bureau. Signé De Sablet, cité in Arnaud Lejaille, La contribution des pharmaciens dans la protection individuelle contre les gaz de combat durant la Première Guerre mondiale. Extension à la période 1920-1940, Thèse de Doctorat d’État en Pharmacie, Université Henry Poincaré, Nancy I, 1999, repris in site guerredesgaz.fr

[12] Cité par Vincent Courcelle-Labrousse & Nicolas Marmié, op. cit.

[13] Id.  

[14] Arnaud Lejaille, op. cit.

[15] Cité par Vincent Courcelle-Labrousse & Nicolas Marmié, op. cit.

[16] Le Petit Journal, 17 juillet.

[17] Le Figaro, 27 juillet.

[18] José Antonio Ruiz Gómez et Daniel Micolon, « Pétain et Franco, des racines communes, des chemins différents », Site Internet APHG Aix-Marseille, juin 2007.

[19] Philippe Valode, Les hommes de Pétain, Nouveau Monde Éd., 2011.

[20] Une recherche sur Internet par mots-clés, par exemple Guerre chimique / Rif, aboutit à de très nombreux résultats sur le rôle de l’Espagne, beaucoup plus rarement sur celui de la France.


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