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Édition du 15 février au 1er mars 2025

guerre des mémoires à Perpignan, un entretien avec Eric Savarese

Eric Savarese, maître de conférences en sciences politiques à l’université de Perpignan, est l'auteur de plusieurs ouvrages2.

L’histoire franco-algérienne, objet d’une guerre des mémoires

entretien avec Eric Savarese,

publié dans Le Travailleur Catalan n°3198, 12-18 janvier 2007
  • Depuis quelques mois nous assistons à des débats souvent très vifs portant sur les rapports entre mémoire et histoire. Pouvez-vous, à partir de vos travaux, nous préciser les termes de cette problématique ?

Eric Savarese – Le débat sur les liens entre histoire et mémoire est, au départ, strictement académique, puisqu’il s’agit de distinguer, d’un côté, des reconstructions du passé formulées a posteriori – les mémoires –, et, de l’autre, une discipline soumise aux règles de la recherche scientifique. Bien entendu, la question est plus compliquée, et rien ne permet d’établir une cloison étanche entre histoire et mémoire : d’abord parce que les mémoires constituent un matériau, parmi d’autres, pour écrire l’histoire ; ensuite parce que l’histoire a aussi pour but de définir les contours des mémoires et des « lieux » à travers lesquels elles s’élaborent ; enfin, parce que transmettre la connaissance historique revient à réaliser un travail de mémoire. Mais la question des rapports entre histoire et mémoire est depuis peu renouvelée par la concurrence entre des mémoires portées par des Pieds-Noirs, des harkis, des anciens combattants, et une histoire nationale dont certains points sont contestés. C’est tout l’enjeu des débats récents autours de la loi du 23 février 2005, et de l’article 4 sur les programmes scolaires.

  • Dans le même ordre d’idée, il est souvent fait référence aux guerres mémorielles. Est-ce que l’histoire franco-algérienne fait l’objet d’une guerre des mémoires. Quels en sont les protagonistes ?

L’histoire franco-algérienne fait depuis longtemps l’objet d’une guerre des mémoires : il suffit par exemple de naviguer sur les sites internet des différentes associations de pieds-noirs, harkis, rapatriés, anciens combattants, pour connaître les enjeux du conflit. Par exemple, les anciens combattants de la FNACA militent pour la commémoration officielle du 19 mars 1962 (les accords d’Evian, soit la proclamation de l’arrêt des combats), tandis que de nombreuses associations de Pieds-Noirs et rapatriés considèrent qu’une telle commémoration équivaudrait à la célébration rituelle d’une défaite. De ce fait, ces guerres de mémoires signifient que des militants se tournent vers l’Etat pour obtenir la conversion de leur mémoire en histoire officielle. Mais il y a plus : chacun des groupes évoqués est composé de gens très divers, de par leur vision de l’histoire, et aucune association ne peut prétendre représenter les Pieds-Noirs, les harkis, ou les anciens combattants.

  • Vous n’ignorez pas que la Mairie de Perpignan va créer un « centre de documentation de la présence française en Algérie » confié au Cercle Algérianiste. Pensez-vous qu’il soit possible qu’un établissement municipal à vocation historique et mémorielle soit géré par une association pied-noire dont la vocation est de « rendre hommage à l’œuvre des français d’Algérie » ?

Quand le Cercle Algérianiste a été créé, il s’était donné pour mission de « sauver une culture en péril », même si la diversité des Pieds-Noirs montre que la définition d’une telle culture pose problème. J’ai rencontré plusieurs militants du Cercle Algérianiste, qui m’ont beaucoup appris sur les guerres de mémoires algériennes, et sur le travail des associations. Le problème d’un tel centre est « pour qui ? », c’est à dire « pour quel public ? « . S’il s’agit d’un lieu de rencontre pour des associations composées de militants qui expriment une souffrance et qui sont en demande de reconnaissance, c’est une chose. Mais s’il s’agit d’un lieu public, aucune association ou institution ne peut, seule, définir le contenu d’un tel projet. L’histoire qu’il s’agit de montrer fait l’objet de conflits qu’il ne faut surtout pas nier, et c’est la raison pour laquelle il faut d’abord dialoguer, et chercher l’apaisement. Je sais que c’est plus facile à dire qu’à réaliser, mais, pour ce qui concerne les Pieds-Noirs – c’est le groupe que je connais le mieux –, et les autres, il y a peut être les moyens d’un certain apaisement.

  • Lesquels ?

Si on analyse bien le discours ou encore les textes rédigés par de nombreux Pieds-Noirs, il est indéniable qu’il existe, chez eux, un fort sentiment d’avoir été mal accueilli, en 1962, par des métropolitains lassés de la guerre d’Algérie. Plus précisément le sentiment que les métropolitains sont enclins, à l’époque, à faire des Pieds-Noirs les seuls responsables de l’échec du modèle colonial. D’où la tentation, chez des Pieds-Noirs, de replonger dans l’histoire de l’Algérie heureuse, voir d’évoquer une colonisation réussie et harmonieuse : si la colonisation n’était pas un échec, il ne serait pas possible de le leur imputer. C’est pourquoi il reste urgent de dire au Pieds-Noirs que le modèle colonial français est complexe, que des décisions sont prises à Paris, d’autres à Alger, que les « colons propriétaires terriens » constituent une minorité qui agit via les « délégations financières », mais que l’immense majorité des Français d’Algérie n’est pas plus responsable de la politique coloniale depuis 1830 que les Français métropolitains. Et si les Pieds-Noirs ne sont pas à classer parmi « les responsables » ou « les coupables », alors il n’y a pas besoin de réhabiliter le modèle colonial ou de construire une histoire héroïque ; alors on peut analyser sereinement la colonisation sans juger les Pieds-Noirs ou les harkis…, sans se focaliser sur des groupes d’individus, et en abordant des « processus » et des « structures » au sein de la société coloniale.

  • Croyez-vous qu’il y ait place dans le département pour un musée sur l’histoire franco-algérienne de 1830 à 1962 ? A qui devrait être confiée l’élaboration d’un tel projet ?

Je pense qu’en raison de l’installation, après la séquence douloureuse des « rapatriements », d’un grand nombre de français d’Algérie sur tout le pourtour méditerranéen, si un tel musée voit le jour, ce doit être dans ce département où dans l’un des autres départements limitrophes. Quand à savoir si c’est prioritaire ou non sur d’autres projets, c’est un choix politique, ce n’est pas à moi de le dire. Pour aboutir dans la conception de ce projet, tout le problème devrait être de parvenir à établir un dialogue entre historiens, journalistes, universitaires, représentants de l’ensemble des associations, etc…, pour cerner les motivations de chacun, dire les souffrances, et chercher les voies d’un apaisement. Je ne pense pas naïvement que tout le monde puisse être d’accord, mais, au regard des horreurs vécues au cours de la guerre d’Algérie, le simple fait d’évoquer les souffrances implique de parler de tous les acteurs. Bien sûr, ce n’est qu’un début, mais rien ne pourra être fait sans dire la violence…

Eric Savarese

entretien réalisé par Roger Hillel

Un projet en gestation à Perpignan 1

Le Mémorial des disparus d’Algérie devrait être inauguré en 2007, dans l’enceinte du couvent Sainte-Claire, avec l’appui politique et financier de la municipalité. Le lieu devrait comprendre un mur de 15 mètres sur 2,5 mètres, sur lequel seraient inscrits «les noms de toutes les personnes disparues entre 1954 et 1963, sans distinction de sexe, d’âge, d’origine ou de confession». Traduire: les personnes disparues du fait de leur attachement ou engagement aux côtés de l’Algérie française. Cette stèle devrait être financée par une souscription. Combien de noms pourraient y figurer? «Environ 3 000 pour les civils, 340 pour les militaires. Pour les harkis, on n’a pas de chiffres, mais certains parlent de 150 000», réplique Suzy Simon-Nicaise, présidente du Cercle algérianiste des Pyrénées-Orientales, l’association à l’origine du projet de mémorial. Or les historiens français estiment que l’abandon puis le massacre des harkis ont fait entre 55 000 et 75 000 victimes. Autrement dit, à Perpignan, on graverait dans le marbre des chiffres fantaisistes, amplifiés, falsifiés. «On ne peut pas passer sous silence un génocide», clame Suzy Simon-Nicaise, qui a quitté l’Algérie en 1962, avec ses parents, à l’âge de 8 ans. «Des gens victimes de massacres réels avancent des chiffres toujours plus hauts pour se réclamer d’un génocide, commente l’historien Claude Liauzu, spécialiste de la colonisation. Rendre hommage à ses victimes est légitime, mais calquer sa souffrance sur le “modèle” de la Shoah est invraisemblable. Derrière ce mur des disparus, on pressent un lobbying politique d’associations qui veulent réhabiliter l’action de l’OAS.»

Boris Thiolay

  1. Extrait de 1531, publié dans L’Express du 14 septembre 2006.
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