Moi, petit-fils de pieds-noirs, encore adolescent, j’avais pris l’habitude devant mes grands-parents, du fait de mes convictions, d’adopter une posture anticolonialiste intransigeante, au risque de défendre une conception essentiellement binaire et manichéenne de l’histoire de l’Algérie française et coloniale.
Moi, petit-fils de pieds-noirs, en dépit de l’amour infini que je leur portais, je fus longtemps incapable de faire preuve d’empathie à l’égard de mes grands-parents maternels, d’origine espagnole, nés et ayant grandi en Oranie, tous deux fils et fille de classe ouvrière devenus instituteurs, dès qu’ils évoquaient, pleins d’amertume et de mélancolie, la roue de l’histoire qui avait fini par tourner en faveur des peuples colonisés.
Moi, petit-fils de pieds-noirs, je n’avais pour seule réponse à opposer à leur » nostalgérie » que cette phrase inutilement blessante : » Les Algériens ont eu raison de vous foutre dehors » ; allant jusqu’à leur dire que je regrettais de n’avoir pas eu 20 ans en 1958 pour aider les » fellagas » honnis, c’est-à-dire les nationalistes algériens, à recouvrer ce qu’ils considéraient comme leur souveraineté perdue, comme le firent des dizaines de militants français ayant pris fait et cause pour l’indépendance de l’Algérie (intellectuels, trotskistes, anarchistes…).
Moi, petit-fils de pieds-noirs, je n’avais en tête que la barbarie innommable, la multitude des crimes qui avaient accompagné le geste des prétendus civilisateurs dans le cadre de la conquête territoriale et de la » pacification » de l’Algérie à partir de 1830. L’Algérie coloniale avait été, à mes yeux, un scandale permanent pour les Algériens musulmans pendant plus de cent trente ans, et rien de plus : dissociation monstrueuse sur le plan juridique entre nationalité et citoyenneté pour les Algériens musulmans qui furent assimilés de facto à partir de 1865 à des » sujets français « , droit pénal d’exception pour les musulmans avec le fameux » code de l’indigénat « , l’expropriation systématique des terres au profit des grands propriétaires européens et a contrario la paupérisation extrême des campagnes algériennes, pourtant censées être des territoires de la République française….
Moi, petit-fils de pieds-noirs, en devenant un » trans-mémoire « , j’avançais sur le champ de bataille des mémoires algériennes en brandissant le drapeau déployé de l’Algérie indépendante. Il fallait choisir son camp, paraît-il, et devenir par-là même un militant d’une mémoire exclusive. J’avais choisi la mienne, celle des Algériens musulmans, des colonisés, de celles et ceux qui avaient voulu, les armes à la main, conjurer la fatalité coloniale.
Puis, moi, petit-fils de pieds-noirs, j’ai grandi et j’ai voulu en finir avec ces postures stériles qui ne me permettaient pas de saisir correctement les éléments constitutifs non seulement de la mémoire blessée de mes grands-parents, mais de celles et ceux qui, comme eux, avaient, la mort dans l’âme, dû quitter, en cette année 1962, l’Algérie, c’est-à-dire leur patrie au sens étymologique du terme (la terre de leurs pères et de leurs morts), pour rejoindre une métropole dont ils n’avaient jamais foulé le sol pour la grande majorité d’entre eux.
Peuple mosaïque
Puis, moi, petit-fils de pieds-noirs, j’ai compris que mon rejet des colonialismes d’hier et d’aujourd’hui, ma dénonciation du caractère essentiellement inégalitaire et discriminatoire de l’Algérie à l’heure française ne devaient pas me conduire à rejeter le passé de mes grands-parents, ni celui de celles et de ceux qui avaient formé, en Algérie coloniale, ce peuple mosaïque, autrement dit cette société minoritaire bigarrée aux multiples contrastes (sociaux, culturels, religieux, politiques) qu’on ne pourrait assimiler raisonnablement à une simple » caste d’exploiteurs « .
Puis, moi, petit-fils de pieds-noirs, j’ai compris que je pouvais, tout en demeurant principalement anticolonialiste, être fier d’être le fruit de l’arbre de cette histoire, que je pouvais, tout en me sentant solidaire du peuple algérien qui a payé le prix du sang pour se libérer du joug colonial, ressentir de la tristesse devant l’impossible deuil de mes grands-parents pour leur vie là-bas, n’exiger d’eux ni excuses ni contritions.
Moi, petit-fils de pieds-noirs, j’ai donc décidé de rendre les armes pour ne plus avoir à participer à cette guerre sans fin des mémoires algériennes, à cette mise en concurrence des souffrances bien réelles de chacun.
Moi, petits-fils de pieds-noirs, j’ai décidé, avec d’autres, comme l’historien Benjamin Stora, de devenir, humblement, un militant du » compromis mémoriel « , autrement dit de défendre la construction d’une mémoire commune, d’abord cimentée par le récit méthodique et rigoureux des historiens : une mémoire non militante, qui n’occulterait ni les massacres de Sétif du 8 mai 1945 par l’armée française, ni la Nuit noire du 17 octobre 1961 à Paris, ni le massacre des Français d’Algérie de la rue d’Isly, celui oublié des Européens du 5 juillet 1962 à Oran, ou encore les massacres de harkis… et cela avec l’espoir qu’à terme, les murs des mémoires revanchardes et haineuses, qui séparent encore les différents groupes sociaux ayant fait cette histoire algérienne, se fissurent enfin… jusqu’à tomber !
Hugo Melchior