Un documentaire en deux épisodes de 56 minutes 1 :
- la première partie, 1954-1958 2, couvre la période qui va des attentats du FLN contre la présence française, à la Toussaint 1954, jusqu’à la chute de la IVe République en mai 1958.
- la seconde partie, 1958-1962, commence avec le retour au pouvoir du général de Gaulle et se termine avec la proclamation de l’indépendance de l’Algérie en juillet 1962.
Gabriel Le Bomin : « Nous n’avons rien voulu occulter »
- Votre film frappe par la variété et la qualité des images. Comment avez-vous procédé?
Nous avons fait le pari de raconter l’histoire de cette guerre en nous appuyant seulement sur les images d’archives. Cela a donné lieu à quatre mois de recherches, en France comme à l’étranger. Nous avons puisé le vaste fonds d’images, récemment déclassifiées, provenant des archives de l’armée. C’est en effet au moment de la guerre d’Algérie qu’a été créé le Service d’information et de relations publiques de l’armée de terre (Sirpa). Il s’agissait de contrôler les images qui pouvaient sortir sur le conflit. La chance que nous avons eu a été de repartir des rushes, et non pas des films déjà montés souvent censurés. Nous nous sommes aussi servi d’images de l’Institut national de l’audiovisuel (INA), de la cinémathèque et de la BBC, ainsi que de films retrouvés dans les archives des pays de l’Est.
Nous avons ensuite dû procéder à la restauration des images, et pour une partie d’entre elles, à leur colorisation, afin d’obtenir une unité d’ensemble. Ces images ont eu, auprès du public qui les a déjà vues, un très fort impact. Cela a donné lieu à des réactions surprenantes, par exemple auprès d’un public de jeunes: « Puisqu’on le voit, c’est que c’est sûrement vrai », se sont ainsi étonnés des jeunes de l’université de Villetaneuse. Un autre exemple: quelques jours après une projection en Corse, j’ai reçu un message d’un ancien soldat passé par l’OAS. Il n’avait pas osé réagir le soir même mais il m’a écrit pour témoigner. Il m’a expliqué avoir eu un sentiment d’apaisement après avoir vu le documentaire. « J’ai pu comprendre le sens de l’histoire », a-t-il confié.
- Comment avez vous travaillé avec Benjamin Stora?
C’est lui qui a établi le calendrier chronologique, il a indiqué quelles étaient les étapes importantes des ces huit années, et défini les personnages clés de cette période. C’est autour de cette trame que j’ai tissé le film, en m’appuyant parfois, d’ailleurs, sur les travaux d’autres historiens ou chercheurs.
Puis, à mesure que le travail avançait, Benjamin Stora venait voir le travail monté, pour donner son avis, dire si le résultat restait juste historiquement, apporter des nuances. Il a donc participé à la réalisation du film depuis le début de l’écriture jusqu’à la fin du montage.
- N’avez-vous pas craint les déséquilibres dans la mise en avant des différents points de vue ?
C’est en effet un écueil que nous avons essayé d’éviter! Nous avions la volonté de raconter la mémoire de tous, de n’oublier aucun des acteurs de cette tragédie. Nous ne voulions rien occulter, ne pas être dans l’euphémisme, mais ne pas non plus être à charge contre tels ou tels acteurs de la guerre.
Pour moi, il aurait été inconcevable de faire ce film sans la collaboration de Benjamin Stora. Il n’était pas question de se contenter d’empiler les mémoires, d’empiler les douleurs. Il fallait quelqu’un qui puisse prendre de la hauteur pour expliquer la complexité, l’enchaînement de ces huit années de guerre. J’ai essayé de comprendre son point de vue et je me suis reconnu dans sa volonté d’apaiser les mémoires.
Benjamin Stora: « La France et l’Algérie devraient respecter tous les morts »
- Aucune manifestation officielle n’est prévue en France pour commémorer la fin de la guerre d’Algérie. Certes, il s’agit d’une défaite, mais ne pouvait-on pas espérer une phrase, un geste, en guise d’apaisement ?
On est toujours dans la guerre des mémoires, où chaque camp dit : « Ma souffrance est supérieure à la vôtre, mes morts sont plus nombreux. » Cinquante ans après la fin de la guerre, il serait temps d’en finir avec cette logique mémorielle communautaire. Je souhaiterais que la France et l’Algérie respectent toutes les victimes : Algériens, harkis, immigrés, pieds-noirs, appelés. Ne serait-ce que par considération pour les morts.
- Vous venez d’écrire le scénario de Guerre d’Algérie, la déchirure. En revisitant cette période, avez-vous eu le sentiment qu’on n’en parle plus de la même façon aujourd’hui ?
Lorsque j’étais étudiant à Nanterre au début des années 1970, on n’en parlait pas du tout ! La société française avait tourné la page. C’est René Rémond qui m’a suggéré de travailler sur le sujet. Il m’a présenté au grand spécialiste d’alors, l’historien Charles-Robert Ageron. C’est sous sa direction que j’ai rédigé ma thèse sur Messali Hadj (1898-1974), le pionnier du nationalisme algérien. Vous imaginez… Non seulement l’Algérie n’intéressait personne, mais encore moins le nationalisme, à une époque où les sujets à la mode tournaient autour du socialisme, du mouvement ouvrier, de la lutte des classes… D’ailleurs, j’étais son seul étudiant. Je dois beaucoup à Ageron. Il m’a tout appris du métier d’historien : le bon usage des sources, l’esprit critique, la méfiance à l’égard de l’idéologie. Le tiers-mondisme était très bien porté à l’époque et je militais depuis l’âge de 18 ans dans un mouvement trotskiste, que j’ai quitté quelques années après ma soutenance de thèse en 1978.
- A quelle date commence-t-on à reparler de l’Algérie ?
On sort du silence – et pour le chercheur, de la solitude… – en octobre 1988, avec les émeutes d’Alger, qui feront près de 500 morts. Une foule de questions sont alors posées. Comment les Algériens en sont-ils arrivés là ? Comment expliquer cette violence ? Y a-t-il un rapport avec la première guerre d’Algérie ? Ces événements engendrent un retour de mémoire. Les journalistes s’y intéressent, puis des chercheurs.
Mais le grand tournant date de 1992 – moment de l’interruption du processus électoral en Algérie et début d’une terrible lutte entre l’Etat et les islamistes – et du trentième anniversaire de l’indépendance. Les archives françaises sont rendues publiques. Ce matériau extraordinaire alimente les nombreuses thèses sur les appelés, les harkis, la torture… auxquelles s’attelle une nouvelle génération de chercheurs, plus distante, moins impliquée affectivement. L’année 2002 constitue une autre date marquante. Pour la première fois, un ex-officier supérieur, le général Aussaresses, reconnaît la pratique de la torture. Cet aveu va créer le scandale et l’étonnement. Du côté algérien, les témoignages sur la guerre se multiplient : pas moins de 300 ouvrages sont publiés entre 1995 et 2010.
- Dans les années 2000, également, le cinéma et la littérature s’emparent de l’Algérie…
On assiste en effet à un basculement dans la fiction cinématographique et littéraire. De mémoire, je citerai un certain nombre de ces films sortis dans ces années-là : Mon colonel, de Laurent Herbiet, L’Ennemi intime, de Florent Emilio Siri, La Trahison, de Philippe Faucon, Hors-la-loi, de Rachid Bouchareb, Nuit noire, d’Alain Tasma, sur le 17 octobre 1961, Vivre au paradis, de Bourlem Guerdjou, Sous les pieds des femmes, de Rachida Krim, etc. De jeunes romanciers s’emparent, eux aussi, du sujet : Jérôme Ferrari (Où j’ai laissé mon âme), Laurent Mauvignier (Des hommes), jusqu’au dernier Goncourt, Alexis Jenni (L’Art français de la guerre). Cette profusion par la fiction donne à la guerre d’Algérie une autre dimension.
- Avec le recul, pensez-vous que la meilleure formule pour résumer cette période est La Tragédie algérienne, le titre du livre de Raymond Aron, publié en 1957 et qui provoqua l’ire – et les insultes – de la droite ?
Oui, c’est une tragédie. Le temps passant, je suis de plus en plus frappé par la grande violence de cette guerre. Même si le bilan des victimes est toujours difficile à établir et sujet à polémique, on peut rappeler que de 350 000 à 400 000 civils algériens sont morts, soit 3 % des 9 millions d’habitants algériens : un pourcentage identique à celui des morts de la Grande Guerre de 1914-1918 ; que 1,5 million de paysans algériens ont été déplacés au prix d’un bouleversement total du paysage agricole. On doit y ajouter de 15 000 à 30 000 harkis, 30 000 soldats français, 4 500 pieds-noirs tués et les 800 000 d’entre eux déplacés en métropole…
Il faut bien avoir à l’esprit qu’en quelques mois un siècle et demi de présence française s’effondre. L’Algérie n’est pas une colonie comme les autres. Il y a une pénétration de la culture française, des habitudes, des comportements qui vont laisser des traces. La France s’en remettra parce que c’est une grande nation industrielle et une puissance européenne. D’autant qu’elle feint de tourner la page. Il suffit d’écouter la chanson de Claude François, Cette année-là, consacrée à 1962. Le texte évoque le rock’n’roll, les Beatles, Marilyn… Tout y est… sauf l’Algérie. Pas un mot. Alors que les gens du Sud – pieds-noirs, harkis, soldats – vivent une tragédie, la France célèbre les années yé-yé. Deux histoires se chevauchent. Dans l’indifférence totale.
- Films, livres, préfaces, interviews : vous êtes partout une sorte de « Monsieur histoire d’Algérie ». Comment expliquez-vous cette position centrale ? Est-ce seulement la consécration d’un travail ?
J’ai publié des ouvrages sur l’histoire du Vietnam et du Maroc, pays où j’ai vécu plusieurs années. Mais, en France, c’est toujours de l’Algérie qu’on me parle… Sûrement y a-t-il le résultat de trente-cinq ans de travail, la publication de dizaine d’articles, de livres, de films. J’ai voulu très tôt transmettre mon savoir en produisant des documentaires pour la télévision, ce que, jusqu’à une période récente, peu d’universitaires faisaient. Cette exposition augmente la notoriété, mais aussi l’inimitié et la jalousie… Toutes ces explications ne suffisent pas. Sans doute ai-je creusé un sillon d’où surgissent des questions essentielles pour la société française d’aujourd’hui : l’histoire coloniale et les minorités, les communautés et la République, la religion et l’immigration… J’avancerai une autre hypothèse, plus personnelle. Issu de la communauté juive d’Algérie, peut-être suis-je, par mon origine, à l’intersection de ce qu’on appelait les mondes « indigène »-musulman et « européen »-pied-noir, une sorte de passerelle. Je vous livre tout cela en bloc, ce ne sont que des pistes.
- Guerre d’Algérie, la déchirure
Production : Nilaya Productions, INA, France Télévisions
Réalisateur : Gabriel Le Bomin
Auteur : Benjamin Stora
Commentateur : Kad MeradBenjamin Stora est historien Professeur des universités. Il a publié une trentaine d’ouvrages sur l’histoire du Maghreb contemporain, la décolonisation et la guerre d’Algérie. Il a écrit une trentaine de livres, dont La Guerre d’Algérie vue par les Algériens, coécrit avec Renaud de Rochebrune (Denoël). Son Histoire de l’Algérie en trois tomes (La Découverte) est rééditée en coffret.
Il est l’auteur de plusieurs autres documentaires :
– Les années algériennes, avec Bernard Favre, 1991, Antenne 2 ;
– L’indépendance aux deux visages, avec Jean-Michel Meurice, France 5, 2002 ;
– François Mitterrand et la guerre d’Algérie, avec Frédéric Brunquell, France 2, 2010 ;
– Notre histoire, avec Jean-Michel Meurice, ARTE, 2012.Gabriel Le Bomin est auteur et réalisateur. Il a à son actif plusieurs films, dont les derniers documentaires sont : Les Francs-Maçons et le pouvoir (2009, 52 minutes), Histoire de l’Armée française (2006, 2 x 52 minutes), La Ligne Maginot (2001, 3 x 15 minutes), La 2ème Guerre Mondiale et la France Libre (2000), Le Colosse d’Alexandrie (1999, 13 minutes) et Rwanda, l’humanité nous appelle (1995, 26 minutes).
- Cette première partie s’est vue attribuer le grand prix du CMCA – Centre Méditerranéen de la Communication Audiovisuelle, en juin 2013.