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Édition du 15 juillet au 31 août 2024

Gisèle Halimi, symbole de l’engagement anticolonialiste et de la défense
des droits des femmes

Née le 27 juillet 1927 à la Goulette, près de Tunis, Zeiza Gisèle Elise Taïeb,زيزا جيزيل إليز الطيب, qui se fera connaitre sous le nom de Gisèle Halimi, est une figure marquante de l'engagement anticolonialiste, aux côtés des militant(e)s indépendantistes du Maghreb, contre la guerre américaine au Vietnam et pour les droits des Palestiniens. D'une famille juive tunisienne modeste, elle s'est vite rebellée pour échapper à la condition subordonnée qui était celle des filles par rapport aux garçons, allant jusqu'à faire, à l'âge de 10 ans, une grève de la faim pour imposer son droit à la lecture et aux études et refusant, avant d'aller en classe, d'embrasser la mézouza, le rouleau de textes religieux accroché à la porte de la maison. Engagée pour l'indépendance de la Tunisie, elle a défendu ensuite au péril de sa vie des combattantes et combattants du FLN algérien, dont Djamila Boupacha, qui, aujourd’hui âgée de 82 ans et touchée par la Covid 19, a tenu à rendre à sa « sœur Gisèle » un vibrant hommage que nous reproduisons.

Gisèle Halimi dénonce la torture pratiquée par les forces de l’ordre françaises dans la guerre d’Algérie,
dans l’émission « Aujourd’hui Madame » (8 janvier 1974) © Ina Histoire




Extraits de l’entretien avec Gisèle Halimi
publié dans Le Monde le 22­-23 septembre 2019, puis le 30 juillet 2020 à l’occasion de sa mort.

Propos recueillis par Annick Cojean

Accompagné de quatre extraits du film Serge Moati,
Gisèle Halimi, l’insoumise,
co-produit par Image et Compagnie et France 5 (2007).


Gisèle Halimi : […] Il n’y avait aucun livre à la maison et, petite, je me contentais de l’an­nuaire et d’un gros dictionnaire médical qu’un représentant de commerce avait laissé chez nous. Mais, plus tard, inscrite dans tou­tes les bibliothèques, je lisais avec fièvre et boulimie. Nous étions quatre enfants dans la chambre et ma mère déclarait très tôt l’ex­tinction des feux. J’avais acheté une mini-­ampoule de 1 watt, que je branchais sur une prise au ras du sol. La lumière était trop fai­ble pour que ma mère puisse la repérer de sa chambre et je lisais à plat ventre sur le sol des nuits entières. C’est à ce moment­-là que j’ai compris que les livres me donnaient de la force et que c’était à moi, et à moi seule, de décider de mon chemin.
I. Sa révolte contre « la malédiction d’être une fille ».
Le Monde : Ce tempérament indépendant et votre re­fus du schéma classique inquiétaient­-ils votre mère ? C’était bien au­-delà de l’inquiétude. Elle me pensait anormale. Quelque chose ne tournait pas rond chez sa fille pour qu’elle refuse ainsi sa condition de fille. Elle-­même avait été ma­riée à 16 ans, selon la norme en Tunisie, avait ensuite enfanté tous les deux ans, et entendait bien que je poursuive la tradition. Le jour où j’ai eu mes règles, elle m’a d’ailleurs prévenue : « Maintenant, c’est fini ! — Qu’est­-ce qui est fini ? — Tu ne joues plus du tout avec les garçons. » J’étais sidérée. Moi qui jouais au foot avec eux, courais pieds nus dans les rues, nageais à perte de souffle avec une bande de copains, j’aurais dû tout arrêter ? « Mais pourquoi ? — C’est comme ça ! » Là encore, quelle injustice ! De quoi étais­-je coupable ? Quand j’avais 16 ans, elle a tenté de me marier à un riche marchand d’huile de 35 ans. « Il a trois voitures ! », répétait­-elle, tel l’Harpagon de L’Avare répétant « sans dot ! ». La dot, comme dans la pièce de Molière, était­-elle encore en usage ? Et comment ! Il y avait des tarifs qui va­riaient en fonction de la situation du fiancé. Pour épouser par exemple un médecin (ce qui était exclu pour moi, car c’était bien trop cher), il fallait fournir une belle somme et ap­porter ce que l’on appelait « la maison mon­tée », c’est­-à­-dire une maison complète, de la petite cuillère au drap brodé. La future belle­-mère de la mariée venait vérifier à l’avance que rien ne manquait. Je me souviens de mon père travaillant comme un fou, parce qu’il devait marier ses deux sœurs et payer leur dot. Je trouvais cela ahurissant. Je vou­lais étudier. Et devenir avocate.
II. Sa bataille pour choisir sa vie et devenir avocate. Avocate avec un « e » ? Ah oui ! J’ai toujours rectifié quand les bâ­tonniers me présentaient comme avocat. Je prétends, surtout à l’époque où j’ai com­mencé, que ce n’est pas la même chose. C’est le même métier, le même diplôme, mais je prétends qu’une femme ne plaide pas de la même façon qu’un homme quand elle défend la vie d’un client. Je ne dis pas qu’elle plaide mieux ou moins bien. Je dis qu’il y a des étin­celles provoquées par une sensibilité mêlée à une intelligence différente. Nos parcours et notre expérience de la discrimination nour­rissent cette différence. Quand j’entre dans le prétoire, j’emporte ma vie avec moi. Que saviez­-vous de ce métier ? Mon père avait été garçon de courses avant de devenir clerc d’avocat. Quand j’allais le chercher au travail, l’univers m’était donc familier. Et puis ma propension à m’insurger à l’école contre les injustices m’avait sou­vent valu que l’on me pose la question : « Vous vous prenez pour une avocate ? » Eh bien, l’idée s’est en effet imposée, dès mon adolescence. Je défendrais les autres, et, par ce biais, je me défendrais moi-­même. Je re­mettrais en cause les choses injustement établies. Et j’aurais une voix publique. Ma révolte personnelle est à la source de tous mes engagements. Vous partez donc à Paris à 18 ans, le bac en poche, pour faire des études de droit et… de philosophie… Oui, il me semblait que les deux matières al­laient de pair, et il fut d’ailleurs une époque où de grands avocats humanistes avaient cette double formation. J’achetais les polycopiés de droit, que j’apprenais très facilement ; mais, pour la philo, j’allais à la Sorbonne sui­vre avec passion les conférences des profes­seurs. La philo aurait même pu devenir priori­taire si je n’avais pas eu la rage de me mettre au service des plus faibles et des plus isolés. J’étais depuis le début dans leur camp. J’aime cette phrase de l’abbé Lacordaire [dominicain, journaliste et homme politique, 1802­-1861. NDLR.] : « Entre le faible et le fort, c’est la liberté qui op­prime et le droit qui affranchit. » Comment votre retour à Tunis, en 1949, où vous vous inscrivez au barreau sitôt vos diplômes réussis, se passe­-t­-il ? Je prête serment sous les yeux éblouis de mon père, qui se pavane comme un paon dans les couloirs du palais de justice. Son fils aîné a ruiné ses espoirs d’ascension sociale, il est contraint de faire un transfert sur sa fille. Ma mère est là, elle aussi, enrubannée dans une robe de dentelle de laine noire, malgré le soleil, et parée de tous ses bijoux. Et mon père sort son petit Kodak. Peu après, je me pré­sente à un tournoi d’éloquence ouvert aux jeunes stagiaires. Je suis la première femme à m’inscrire à ce concours. On a l’impression que vous aviez alors toutes les audaces. Quel est le thème de ce concours ? « Le droit de supprimer la vie. » Les plaidoi­ries ont lieu dans la plus vaste salle du tribu­nal, devant un jury composé des bâtonniers et membres du conseil de l’ordre, qu’on ins­talle à la place des juges. Les candidats pren­nent la place des procureurs. Et, en bas, deux énormes fauteuils accueillent le représentant de Son Altesse le bey et le résident général [le représentant officiel du gouvernement fran­çais en Tunisie, sous protectorat. NDLR.]. C’est terri­blement impressionnant, mais je suis très calme. Le sujet me passionne, et quand je commence à parler, je me sens m’envoler. Non à la peine de mort, bien sûr ; je cite Ca­mus et Victor Hugo. Oui à l’euthanasie et au droit au suicide ; et je cite les stoïciens. L’écoute est attentive. Tout le monde se de­mande qui est cette fille à l’accent français. Mon père, debout en attendant l’issue des dé­libérations, dit autour de lui : « C’est ma fille ! » Je suis proclamée lauréate à l’unanimité. Et, dès le lendemain, je suis embauchée par l’un des meilleurs avocats de Tunisie. Pleine de fougue et d’ambition ? Comme un être « dont un dessein ferme em­plit l’âme », selon le mot de Victor Hugo. Il se trouve que l’histoire est rapidement venue à ma rencontre. Les luttes d’indépendance m’ont cueillie de plein fouet. D’abord celle de mon pays d’origine, la Tunisie, que je soute­nais spontanément. Puis celle de l’Algérie. Je commence commise d’office devant les tri­bunaux militaires. Il est possible de refuser, mais j’accepte, ravie. Et je m’engage avec flamme dans la voie de la résistance. En 1952, avec des collègues, je vais rendre visite à Habib Bourguiba, le chan­tre de l’indépendance tunisienne, alors en exil sur l’île de la Galite. Je souhaite être son avocate et je deviendrai plus tard son amie. Voilà un visionnaire qui avait compris que l’inclusion des femmes était gage de progrès. Puis se tient le grand procès de Moknine, en 1953, où trois des Tunisiens accusés d’avoir participé à une émeute sont condamnés à mort, parmi lesquels mon client. En jan­vier 1954, je vais donc à Paris plaider à l’Elysée mon premier recours en grâce. C’est aussi la première fois qu’une telle démarche est faite par une femme.
III. Son engagement pour l’indépendance de la Tunisie.
René Coty venait tout juste d’accéder à la présidence de la République… Et il n’était déjà plus tout jeune ! Quelle an­goisse, cette audience devant le plus haut magistrat de France ! Je me disais que j’étais la dernière chance, la dernière voix, les derniers mots d’un homme vivant. Son ultime ba­taille. Et tout reposait sur mes épaules. Je me concentrais sur mon plaidoyer quand l’épouse d’un autre avocat m’a prévenue : « Tu ne peux pas y aller sans chapeau. — Comment ça ? Je n’ai jamais porté de cha­peau de ma vie ! — C’est l’étiquette présidentielle. Sans cha­peau, tu ne seras pas reçue à l’Elysée. » Infiniment contrariée, je me suis donc fait prêter un chapeau et je me suis présentée à l’Elysée coiffée d’un tambourin noir. L’huis­sier m’a fait entrer et patienter quelques ins­tants. Le temps que je m’observe dans les mi­roirs du grand salon et que je me trouve gro­tesque. La vie d’un homme était en jeu et l’on m’obligeait à me déguiser pour obtenir sa grâce ? Ah non ! Cette mascarade allait m’em­pêcher de parler librement. A l’instant précis où l’huissier a ouvert la porte du bureau pré­sidentiel, j’ai enlevé prestement mon cha­peau et le lui ai donné. Coty m’attendait. Connaissait-­il le dossier ? Pas du tout ! Il m’a accueillie d’un : « Com­ment allez­-vous ? » saugrenu. J’ai répondu un peu froidement : « Bien, monsieur le Prési­dent. » Et il a continué : « Je voudrais vous voir sourire. » C’était très déplacé. J’ai dit : « Je pourrai sourire si vous accédez à ma de­mande. » « Ah ça ! Il n’y a pas que moi qui dé­cide, vous savez… » Je me suis lancée dans l’histoire de mon client tunisien, quand, sou­dain, il s’est levé pour arpenter la pièce. « Con­tinuez, a­-t­-il dit. Je cherche juste un verre d’eau pour prendre mes cachets. » J’étais interlo­quée et j’ai voulu l’aider. Il devait bien y avoir des sonnettes quelque part pour appeler l’huissier ! Il promenait maladroitement ses doigts sur les murs à la recherche d’un cor­don. La vie d’un homme était en jeu et le pré­sident ne songeait qu’à ses pilules ! « Il ne faut pas m’en vouloir, a­-t­-il dit, je suis nouveau dans la maison. » C’était incroyable ! Votre client a-­t­-il été gracié ? Oui, heureusement. Et je me suis un peu fa­miliarisée avec ce président qui me regardait d’un air paternel et que j’allais voir chaque fois que la vie d’un homme était en jeu. Au printemps 1958, j’ai battu mon propre record et suis allée le voir trois fois dans une même journée pour trois condamnés à mort diffé­rents. Deux le matin, une l’après­-midi. C’était oppressant. Dans l’audience de l’après­-midi, Coty, qui écoutait en général passivement, s’est animé et m’a contredite sur les faits. Je ne comprenais plus rien. Et soudain j’ai eu une fulgurance : il confondait les condam­nés ! Un homme pouvait être guillotiné à la place d’un autre ! J’ai dit : « Nous ne parlons pas de la même affaire. C’est le dossier de ce matin que vous évoquez. » Il a ri. Avez­-vous eu l’occasion de défendre la grâce d’un condamné à mort devant le général de Gaulle ? Oui, le 12 mai 1959, à la suite du grand procès d’El Halia en Algérie [en août 1955, des insur­gés algériens tuèrent une trentaine d’Euro­péens dans le village d’El Halia. NDLR.]. Et croyez-­moi, c’était autre chose ! Quand il m’est apparu, il m’a semblé gigantesque. Il m’a tendu la main en me toisant. Et, de sa voix rocailleuse, il a lancé : « Bonjour madame. » Il a marqué un temps. « Madame… ou mademoiselle ? » Je n’ai pas aimé. Mais alors pas du tout ! Ma vie per­sonnelle ne le regardait pas. J’ai répondu en le regardant bien droit : « Appelez­-moi maître, monsieur le Président ! » Il a senti que j’étais froissée et il a accentué sa courtoisie : « Veuillez entrer, je vous prie, maître. Asseyez-­vous je vous prie, maître. Je vous écoute, maî­tre. » Connaissait­-il le dossier mieux que son prédécesseur ? Il l’avait étudié jusqu’aux moindres détails. Mon léger malaise venait du fait qu’il ne me regardait pas durant mes explications. Or j’ai toujours eu besoin de croiser le regard de ceux que je veux convaincre. Comme au tribunal, où j’essaie de capturer mes interlocuteurs. Les attirer à moi pour qu’ils m’écoutent. Le général posait cependant des questions précises à mon confrère Léo Matarasso et moi­-même, prouvant qu’il avait lu tous les procès­-ver­baux. Et, à la fin, il s’est contenté de dire : « Je vous ai entendus. Je vous remercie. » En sor­tant, nous croisons André Malraux, alors ministre de la Culture, puis le secrétaire du con­seil de la magistrature, que je supplie de m’ap­peler dès qu’il connaîtra la décision. Il refuse, l’affaire est trop sensible, il a peur que j’ameute la presse. « S’il vous plaît ! Au moins pour que je dorme ! » J’ai donné ma parole d’honneur que je garderais le secret. Et, deux jours plus tard, un coup de fil m’apprendra que nos deux clients sont graciés. […] La guerre d’Algérie vous a vite happée dans un tourbillon de procès politiques explosifs… Je ne pensais pas que ces guerres feraient irruption dans ma vie avec une telle vio­lence. J’ai foncé, à la fois avocate et témoin engagée. Je ne pouvais pas refuser. Et, de 1956 aux accords d’Evian, en 1962, je n’ai cessé de faire des allers­-retours entre Alger et Paris, où j’étais désormais installée pour assurer la défense des Algériens arrêtés, in­surgés, indépendantistes. C’était pour moi une évidence. Mais les pouvoirs spéciaux votés en 1956 [qui permettaient au gouverne­ment du socialiste Guy Mollet de poursuivre la guerre en Algérie. NDLR.] avaient pris le droit en otage. La justice n’était souvent qu’un simu­lacre. J’ai découvert, horrifiée, l’étendue des exactions commises par l’armée française, la torture érigée en système, les viols systé­matiques des militantes arrêtées, les con­damnations sur aveux extorqués, sans compter les disparitions et exécutions som­maires. J’étais abasourdie. Vous étiez l’une des rares femmes avocates à défendre les fellagas… Oui, et j’étais assurément considérée comme une « traîtresse à la France » par les militaires et tenants de l’Algérie française. Il y avait des crachats, des huées, des insultes et des coups à l’arrivée au tribunal. Des coups de fil nocturnes — « tu ferais mieux de t’occuper de tes gosses, salope ! », des mena­ces de plastiquage de mon appartement et des petits cercueils envoyés par la poste. Je n’y ai longtemps vu que gesticulations et tentatives d’intimidation, jusqu’à l’assassi­nat, à Alger, de deux confrères très proches, puis la réception, en 1961, d’un papier à en­tête de l’OAS [Organisation de l’armée secrète,pour le maintien de la France en Algérie. NDLR.] qui annonçait ma condamnation à mort en don­nant ordre à chaque militant de m’abattre « immédiatement » et « en tous lieux ». Je n’ai jamais eu peur. Sauf une nuit, au centre de torture du Casino de la Corniche, à Alger, où l’on m’avait jetée et où j’ai pensé avec culpa­bilité à mes fils de 3 et 6 ans, m’attendant à être exécutée. Avez-­vous rencontré le général Massu, le grand organisateur de toutes les exactions ? Je me suis imposée un jour de 1957 dans son QG d’Alger. Sans rendez-­vous, et dans un état de colère immense. J’avais attendu en vain un de mes clients à la prison de Barbe­rousse. Il avait disparu de sa cellule, enlevé par les militaires pour de nouvelles séances de torture. J’ai couru sans réfléchir vers le bureau de Massu. Qui m’a reçu, contre toute attente. Visage osseux, fine moustache. Il a écouté patiemment mon flot de protesta­tions et mes menaces de porter plainte pour enlèvement et séquestration. Et puis il a en­trepris de défendre la torture. « Croyez­-moi, pour avoir des renseignements, c’est effi­cace ! » Je n’arrivais pas à croire qu’il tente surmoi son prosélytisme abject. « Tout de même, vous, une mère de famille, comment acceptez­-vous que des assassins cachent des bombes dans des couffins et tuent des en­fants ? » Il m’écœurait. J’ai demandé : « De Gaulle est d’accord ? — Ne mélangez pas tout ! », a­-t­-il répondu.
IV. De l’indépendance de la Tuninie au soutien à la guerre d’indépendance algériennne jusqu’aux assassinats par l’OAS qui ont frappé ses confrères et auxquels elle a miraculeusement échappé.
De retour à Paris, vous faisiez tout pour alerter la presse et chercher des soutiens parmi les intellectuels français… J’ai appelé Hubert Beuve­-Mery [1902-­1989. NDLR.], le patron du Monde, qui a été formi­dable. « Venez me voir », m’a­-t­-il dit. Et quand je suis arrivée dans son bureau de la rue des Italiens, il a levé les bras : « Maître Halimi ! Vous avez l’air d’une étudiante ! » Il a voulu que je lui raconte en détail tout ce que je savais, promettant de m’envoyer le lende­main un journaliste qui écrirait un article. livre_djamila_boupacha.jpgC’est d’ailleurs Le Monde qui a accueilli, le 2 juin 1960, la tribune de Simone de Beau­voir « Pour Djamila Boupacha », cette jeune militante du FLN [le Front de libération na­tionale algérien. NDLR.] que je défendais de toutes mes forces et qui avait été violée et torturée par les militaires français. Le texte de Si­mone de Beauvoir était parfait, décrivant avec précisions les tortures atroces endu­rées par la jeune fille, y compris la pire : le viol par l’introduction dans son vagin du goulot d’une bouteille. Mais, là, le rédacteur en chef adjoint Robert Gauthier s’est cabré. « On ne peut pas écrire le mot “vagin” dans Le Monde, c’est impossible ! Sachez, madame, que nous sommes les héritiers du Temps ! » Le journal Le Temps devait bien écrire la vé­rité ! Simone de Beauvoir a menacé de reti­rer son texte. J’ai négocié et proposé de rem­placer « vagin » par « ventre ». « C’est ridicule, Gisèle, grondait Simone de Beauvoir. Com­ment voulez­-vous enfoncer une bouteille dans un ventre ? » Parlez-­nous de votre rencontre avec Simone de Beauvoir… Essentielle, bien sûr ! J’avais lu Le Deuxième Sexe avec passion, je trouvais qu’elle y avait posé toutes les bases théoriques du féminisme. Il nous restait à en inventer les luttes. Et, quand je l’ai vu arri­ver avec Sartre, ce soir de septembre 1958, à un meeting soutenant le non au référen­dum de De Gaulle, j’étais terriblement im­pressionnée. Elle m’a glissé quelques mots gentils et suggéré que nous déjeunions en­semble. Quelle joie ! Dès lors, je l’ai beau­coup fréquentée et je n’ai cessé d’apprécier sa lucidité, sa rigueur, sa combativité. Elle restait ma référence. Dans votre livre Le Lait de l’oranger (1988), vous avouez pourtant une petite déception : « J’attendais une sœur de combat, je découvrais une entomologiste »… C’est vrai. Son manque de chaleur me trou­blait. On ne lui sautait pas au cou ! Et elle se barricadait devant la moindre émotion. Sans élan et sans affection pour les personnages de mes grandes affaires, qu’elle considérait es­sentiellement comme des « cas » utiles pour mener un combat. Lors d’une conférence de presse du comité pour Djamila Boupacha, qu’elle présidait, j’avais demandé à sa jeune amie, Bianca Lamblin, de lire la lettre du père de Djamila, lui aussi torturé. Son récit était bouleversant, ses énumérations des tortures terribles. Bianca a éclaté en sanglots. Il y a eu un long silence, les journalistes retenaient leur souffle. Simone de Beauvoir a alors arra­ché la feuille des mains de Bianca et, d’une voix très sèche, a terminé le récit, très mécon­tente de l’incident. Elle ne supportait pas les failles. Mais elle était fiable ! C’était essentiel dans nos combats. […]


Entretien. L’hommage de Djamila Boupacha à Gisèle Halimi :
« Ce n’était pas seulement mon avocate, c’était ma sœur ! »


par Hamid Tahri, dans El Watan, le 30 juillet 2020. Source el_watan.pngDjamila Boupacha, qui vient tout juste de sortir de l’hôpital, pour cause de Covid-19, a été profondément touchée par la disparition de sa sœur, Gisèle, à laquelle elle voue respect et reconnaissance. Oubliant son confinement auquel elle est astreinte, elle ne pouvait pas ne pas, en ces moments douloureux, intervenir, pour dire l’affection qu’elle porte à sa vieille amie disparue. « C’est un grand pan de ma vie qui s’en est allé. Gisèle a été non seulement mon avocate, mais une grande sœur, sur qui je pouvais compter. Elle m’a assistée dans les moments les plus difficiles, surtout dans les prisons de France où je n’avais personne sur qui compter. Gisèle a risqué sa vie pour me défendre et défendre l’Algérie. Aujourd’hui, je perds cette grande sœur, qui restera à jamais dans mon cœur. Je présente à ses enfants Jean-Yves et Serge Halimi, ainsi qu’à leur frère Emmanuel Faux, que j’ai connus bébés, ainsi qu’à toute la famille de Gisèle mes condoléances les plus attristées. A Dieu nous appartenons et à Lui nous retournons. »

Djamila Boupacha.
Les illustrations accompagnant cet article de « El Watan ».
Les illustrations accompagnant cet article de « El Watan ».
– Qu’est-ce qui explique votre longue absence ? Djamila Boupacha : Comme vous le savez, je suis de nature discrète. Seulement, ces derniers temps, je n’ai pas échappé à la contamination. J’ai été victime de ce maudit virus, ce qui m’a valu plusieurs jours d’hospitalisation. El hamdoullah, j’en suis sortie et je suis astreinte actuellement à un confinement strict. Ce qui explique ma réaction tardive à la disparition de Gisèle. – C’était votre avocate et votre amie. Pouvez-vous nous en dire plus ? Je l’ai connue lorsque elle a pris en charge mes dossiers. Mais elle ne pouvait pas assister à mes procès, car on m’isolait toujours la veille de ma comparution. Elle déléguait ses adjoints. Ainsi en était-il de Me Garrigues. Lorsque les ultras ont su que c’était lui mon défenseur, ils l’ont assassiné à Alger. Alors que j’étais détenue à la prison Barberousse, il y avait un autre avocat, Me Matarasso, qui devait plaider ma cause. Les irréductibles de l’OAS l’ont cueilli à l’hôtel Aletti, l’ont mis dans un avion pour la France. C’est ainsi que je me suis retrouvée seule au tribunal militaire de Cavaignac. Après cela, Gisèle, hors d’elle, a fait tout un boucan en France, avec Jean-Paul Sartre et Simone Veil, notamment. Ils sont allés voir le président de la Commission de sauvegarde pour lui parler de la torture et des multiples exactions commises. Il y avait des tracts qui dénonçaient les dépassements commis en dehors de la loi. C’est ainsi que le jour de mon procès, un télégramme circulait parmi les magistrats, qui ont in fine reporté le procès, invoquant un complément d’informations. Une autre fois, Gisèle m’a informée de ses inquiétudes à propos de documents qui avaient disparu de mon dossier. Je prenais toujours la précaution d’en faire des doubles. – Parlez-nous de votre incarcération. N’y avait-il pas des dépassements ? Et comment ? Normalement, il n’y avait que le juge d’instruction habilité à nous interroger. Or, il y avait des gardes mobiles à l’intérieur de la prison, dans le bureau du directeur, qui se permettaient d’interroger les incarcérés. Ce qui n’était pas normal ! Gisèle m’avait dit : «De la sorte, ils veulent te faire sortir hors de prison pour t’exécuter selon le procédé corvée de bois.» A Paris, Gisèle s’est attelée à constituer un comité pour ma défense et a demandé à ce que je sois transférée en France. Ici, le garde des Sceaux a dit : « Si vous le voulez, vous devez payer les frais du voyage. » Le comité s’est mobilisé avec beaucoup de personnes pour collecter l’argent. Au bout de quelques jours, il manquait une certaine somme. C’est le maire de Fort de France, le célèbre poète martiniquais Aimé Césaire qui a complété la somme restante pour que je puisse voyager en France. C’est comme ça que j’ai été transférée, dans un petit avion militaire, jusqu’au Bourget, et de là, on m’a mise à la prison de Fresnes pendant quelque temps. Ensuite, j’ai été transférée à Pau avec d’autres sœurs, Djamla Bouazza, Allah yerhemha, Djamila Bouhired, Zhor Zerrari, Nadia Seghir, Zhor Bitat, Bahia Kheloui, Jacqueline Guerroudj, Danielle Mine, Yemma Zoulikha… – Comment avez-vous vécu la libération, la fin du calvaire ? Quand je suis sortie de prison, je ne savais pas où aller. Je suis partie chez Gisèle, qui habitait au 11 rue de Belsunce dans le 11e arrondissement, près de Barbès. Des Algériennes progressistes, les Maureuil, m’avaient invitée chez elles et m’ont même demandé de m’inscrire à l’Ecole internationale de Genève. Je ne pouvais y aller, car le combat n’était pas terminé et l’OAS sévissait toujours. De là, on est partis avec Gisèle chez nos frères du FLN à Paris, précisément à la Frimade, leur lieu de rencontre. Les frères n’ont pas voulu me laisser partir, m’intimant l’ordre de rester avec eux, tout en me rassurant de récupérer mes affaires chez Gisèle, jusqu’à l’indépendance. – Pouvez-vous nous tracer les grands traits de Gisèle et qu’est-ce qui la différenciait des autres ? A mon égard, Gisèle était très attentionnée. Elle venait souvent me voir. Même avec le directeur de la prison de Fresnes, elle s’est débrouillée pour que ma famille et mes proches puissent venir me voir. Sans compter les facilitations pour les colis. Ainsi, Mouloud Feraoun m’avait envoyé des cadeaux. J’ai reçu les visites de Germaine Tillion, la célèbre anthropologue des Aurès, Amar Ouzeggane, dirigeant communiste. Pour revenir à Gisèle, tout le monde sait qu’elle était une défenseuse acharnée, qui a défendu la cause jusqu’au bout. D’ailleurs, j’ai assisté, personnellement, lorsque Gisèle a réuni des militantes pour débattre du cas de la fille violée, qui était l’étincelle qui allait susciter un brasier. Et la criminalisation de cet acte abject c’était la première victoire de notre téméraire avocate. Et il y a eu le droit à l’avortement qu’elle a arraché après des batailles épiques. Ce qui n’a pas été mis en évidence dans son parcours à cause d’une presse partiale et pro-sioniste, c’est son combat ininterrompu pour la cause palestinienne qu’elle a épousé au départ. Elle en a été une farouche défenseuse, convaincue de la justesse de cette cause. D’ailleurs, elle a défendu le célèbre prisonnier palestinien El Barghouti. Quand elle allait lui rendre visite en Palestine, elle était conspuée et traitée de tous les noms d’oiseaux, et parfois prise à partie par des hordes hystériques. Elle était juive, mais antisioniste…


Gisèle Halimi ou l’auto-éducation

Emission « A voix nue » de France culture, interview par Virginie Bloch-Lainé, diffusée le 8 novembre 2011.

Gisèle Halimi, une avocate irrespectueuse

Emission « A voix nue » de France culture, interview par Virginie Bloch-Lainé, diffusée le 9 novembre 2011.


Gisèle, la Tunisienne

par Fawzia Zouari, écrivaine et journaliste tunisienne vivant en France, publié dans Libération, le 31 juillet 2020 Source L’enfance tunisienne de Gisèle Halimi a nourri sa révolte de femme ; c’est cette terre si patriarcale qui a fait d’elle une grande féministe. Elle est morte à Paris, mais elle est née à Tunis. Il me semble nécessaire de le rappeler. De même qu’il me semble légitime de poser la question : si Gisèle Halimi n’avait pas vu le jour et grandi sur cette terre berbéro-arabo-musulmane, serait-elle devenue la grande avocate, la femme politique et la figure féministe qu’elle a été ? Voilà pourquoi j’ai envie de la rapatrier. Son esprit, au moins, avec les honneurs. Tant il me semble que c’est du limon de notre Tunisie commune que s’est nourrie la future révoltée à l’immense soif de liberté et d’universalité. Elle s’appelait Zeiza Taïeb. C’est son nom véritable – elle ne prendra celui de Gisèle Halimi qu’en 1949. Elle vit exactement le destin de ses compatriotes d’avant le Code du statut personnel concocté par Bourguiba, c’est-à-dire au sein d’une société traditionnelle et machiste. A l’instar de la majorité des Maghrébines de son époque, elle n’est pas la bienvenue dans un monde qui préfère les garçons ; qui fait marcher tête basse « le père de filles » et pousse les mamans à aduler leur progéniture masculine ; qui astreint la femme au rang de seconde. Sauf que Zeiza refuse ce statut. Elle ne veut pas servir ses frères (comme c’est toujours le cas chez nous), finir analphabète ou subir un mariage arrangé. Elle a la chance d’avoir un oncle qui milite au sein du parti communiste et lui montre involontairement l’exemple. Elle a fait des études et décortique le contexte politique. La colonisation, le mépris (la fameuse hogra), la torture des moujahidat, les massacres de l’armée française en Algérie, ce sont autant d’enfances réprimées et de blessures inguérissables. En plus de vivre dans la minorité juive à laquelle elle appartient. Il lui faudra donc lever le poing, se défendre, défendre les plus faibles, vêtir la robe de l’avocat. Voilà. La rebelle est devenue militante. De toutes les indépendances et de toutes les libertés. De toutes les femmes opprimées, violées, ou tout simplement empêchées de décider de leur sort, comme elle a failli l’être. Son enfance tunisienne aura été le limon de tant de « rage » et de « force sauvage » en elle. Mais oui, ce n’est pas en naissant à Paris ou à Stockholm que Zeiza aurait pu devenir Gisèle. Il fallait partir de ce petit pays pour voir le monde à sa mesure ; posséder des racines aussi profondes dans l’ancienne Ifriqiya pour ouvrir grand ses fenêtres sur de lointains continents ; transcender, faire tomber tabous et frontières, bannir les privilèges, militer pour l’humain avant tout. Certes, ces dernières années, même si elle a gardé un lien très fort avec sa patrie d’origine et d’excellents contacts avec ses compatriotes – dont feu le président Caïd Essebsi avec qui elle était entrée au barreau de Tunis –, ses interventions publiques étaient rares. De même que si elle a pris position dans des dossiers liés au monde arabo-musulman tels que l’affaire du foulard de Creil, ou la défense des Palestiniens contre les dérives de l’Etat d’Israël, Gisèle Halimi a de plus en plus été perçue au Maghreb comme une voix de l’extérieur et son combat associé au militantisme français. Ce n’est pas tant de sa faute que celle d’un discours régional qui a préféré garder d’elle l’image de la militante anticolonialiste et défenseuse des mouvements de libération plutôt que celle de la combattante pour le droit à l’avortement ou la parité. Sans compter une insidieuse mentalité locale, ségrégationniste sur les bords, qui sépare les gens en fonction de leur appartenance religieuse et qui commet l’erreur de minimiser l’apport d’une Tunisienne juive par rapport à une Tunisienne musulmane. Pour cette raison, justement, il faudrait que Gisèle Halimi regagne « l’arbre historique » des féministes du monde arabe, mais aussi des figures célèbres qui ont donné à la Tunisie une dimension universelle, de Aroua la Kairouanaise qui, au VIIIe siècle, a imposé le premier contrat monogame en terre d’Islam, à Bchira Ben Mrad, première militante féministe et présidente de l’Union musulmane des femmes de Tunisie (UMFT), en passant par Fatima al-Fihriya, fondatrice de l’une des premières universités au monde, Al Quaraouiyine de Fès, au Maroc, ou Aziza Othmana qui, au XVIIe siècle, dans le Tunis des deys, affranchissait les esclaves et les prisonniers de guerre. La Tunisie, qui a beaucoup tergiversé pour rendre hommage à un autre compatriote à l’œuvre universelle, Albert Memmi – mort en mai dernier –, ne fera pas la même erreur pour Gisèle, je l’espère. Ce, d’autant plus que le pays ne cesse de céder aux sirènes de l’islamisme et d’entériner le recul des mentalités en matière de droits des femmes.

Photo ci-contre : Gisèle Halimi et Djamila Boupacha peu après l’indépendance de l’Algérie.

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