- Le 8 mai 1945, des manifestations pacifiques ont été organisées par les nationalistes algériens à Sétif, Guelma et Kherrata. Dans quel contexte se sont-elles déroulées et pourquoi ont-elles été violemment réprimées par la police coloniale. Qui est le véritable instigateur de cette répression et comment ces manifestations ont-elles tourné à l’émeute ?
Les manifestations organisées par les nationalistes algériens à Sétif et Guelma étaient destinées à associer le drapeau algérien aux drapeaux des alliés vainqueurs de l’Allemagne nazie, ce qui apparaissait d’autant plus légitime que de nombreux Algériens, après le débarquement des alliés de novembre 1942 en Afrique du nord, avaient combattu lors des campagnes qui avaient conduit à la défaite de l’Allemagne.
Ces manifestations pacifiques se situaient dans un contexte d’essor du mouvement national, marqué par la fondation des Amis du Manifeste et de la Liberté (AML) qui regroupaient les militants du PPA-MTLD, le parti indépendantiste alors dirigé par Messali Hadj, et ceux qui avaient lancé le Manifeste du peuple algérien derrière Ferhat Abbas et les élus qui s’étaient ralliés depuis peu à l’idée de l’indépendance du pays.
Les Algériens avaient vu que la France avait été battue par l’Allemagne en 1940 et qu’elle ne s’était libérée qu’avec l’aide des Américains, elle était donc apparue comme vulnérable et cela avait donné de l’espoir à ces militants, de plus en plus nombreux, de l’indépendance algérienne. D’où la peur des milieux colonialistes qui ont voulu réagir à leur essor.
A Sétif, la police puis l’armée française sont intervenues contre le cortège des nationalistes algériens, ce qui a provoqué une panique parmi les manifestants et aussi des actes de violence aveugle de la part de certains d’entre eux contre des européens rencontrés au hasard et qui n’étaient pas tous responsables de la répression.
A Guelma, le scénario a été différent, ce sont des milices constituées par des civils européens qui ont été les principaux acteurs de la répression, une répression qui était préparée de longue date et qui a duré un mois et demi.
Le 8 mai était un jour de marché à Sétif, et, quand les fellahs venus des alentours sont rentrés chez eux et ont raconté comment le cortège des Algériens avait été attaqué et réprimé, cela a provoqué une insurrection immédiate dans les villages.
Des symboles de la répression coloniale comme des gendarmeries ont été attaqués, mais aussi des civils européens isolés qui n’étaient pas tous des colonialistes activistes.
Ce mouvement de révolte rurale qui n’était pas toujours bien encadré par des militants nationalistes a été sauvagement réprimé par l’armée française et par des milices colonialistes qui ont fait des milliers de morts au cours d’une répression aveugle et barbare où l’aviation et la marine ont été utilisées contre les douars et a duré plusieurs semaines.
- Une commission d’enquête officielle fut nommée le 18 mai 1945 sous la présidence du général de gendarmerie Paul Tubert pour faire la lumière sur ces massacres. Pourquoi cette commission a-t-elle interrompu son travail ? Et sur ordre de qui ?
Quand des informations sur l’ampleur de la répression menée par les éléments les plus colonialistes sont parvenues au ministre de l’Intérieur Adrien Tixier et au général de Gaulle, chef du gouvernement provisoire de la République française, ils chargèrent un général de gendarmerie Paul Tubert, résistant, membre du Comité central provisoire de la Ligue des droits de l’homme, d’aller sur place.
Cette mission visait à arrêter cette répression mais, pendant six jours, du 19 au 25 mai, la commission n’a pas pu quitter Alger. Le gouvernement général d’Alger lui a demandé, ce qui n’était qu’un prétexte, d’attendre un membre de la mission qui était toujours à Tlemcen. Il ne l’a laissée partir pour Sétif que le 25 mai, quand tout y était terminé et, à peine arrivée à Sétif, elle fut rappelée à Alger le lendemain 26 mai, sans pouvoir se rendre à Guelma, car la répression menée par la milice européenne s’y poursuivait.
Elle dura encore tout un mois, jusqu’au 25 juin, jour où le ministre de l’Intérieur Tixier arriva à Guelma et où il y eut encore 4 morts. En somme, la commission Tubert fut une menace que le gouvernement provisoire du général de Gaulle agita mollement pour faire cesser la répression.
Mais ce même gouvernement a tout fait, ensuite, pour dissimuler celle-ci, puisque le rapport que le général Tubert avait tenu à remettre et où il décrivait le caractère aveugle de la répression fut complètement enterré.
- Selon les accords d’Evian, les crimes coloniaux (et leurs auteurs) commis avant la signature de ces accords sont amnistiés. Cette clause est-elle juste au regard du droit international ? Aujourd’hui, la France officielle persiste dans le déni des crimes coloniaux commis en Algérie. La reconnaissance de ce passé peu glorieux pourra-t-elle laisser entrevoir un meilleur avenir entre les deux pays ?
Cette impunité pose problème. Lorsque la justice ne passe pas après une période de violations massives des droits de l’homme, cela n’est pas bon car cela laisse des traces et provoque des retours de violence du fait même de cette impunité. Mais l’amnistie a été acceptée par les négociateurs des Accords d’Evian et elle a influé sur l’Histoire qui s’est déroulée ensuite.
Dans une France qui était au bord de la guerre civile, puisqu’il s’agissait d’en finir avec la doctrine coloniale qui avait été longtemps portée par les institutions officielles du pays, cette amnistie a aussi été un moyen de l’éviter et de commencer à tourner la page.
Elle y a été aussi validée par le référendum du 8 avril 1962 par lequel les électeurs ont approuvé les Accords d’Evian. En Algérie, cela a permis également d’oublier certains comportements et certaines méthodes de certains maquisards qui relevaient parfois de l’autoritarisme ou du non-respect des consignes du Front de libération nationale.
Il faut aussi prendre en compte le fait que presque tous les auteurs des crimes sont morts aujourd’hui et que, y compris dans le cas des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité, on ne juge jamais que des personnes vivantes.
Dans ces conditions, il me semble que la demande de reconnaissance des faits et la soif de justice est urgente et plus légitime que jamais, mais qu’elle ne peut pas passer par des procédures judiciaires.
C’est aux autorités politiques françaises de s’exprimer très clairement sur ce sujet, de favoriser l’établissement des faits en mettant fin aux dénis et en permettant l’accès aux archives. Le besoin de justice est intact et de plus en plus pressant, mais, à mon avis, aujourd’hui, il incombe aux hommes politiques et aux historiens, et non pas à des juges, de le satisfaire.
La France officielle n’a pas encore reconnu ses crimes coloniaux. Quelques gestes et quelques déclarations ont été faites par des ambassadeurs de France en Algérie, mais il n’y a pas eu encore de paroles claires de la part des plus hautes autorités de la République française sur ce sujet, malgré les quelques avancées faites notamment par le président François Hollande en décembre 2012, lors de sa visite officielle en Algérie.
Or, sans une reconnaissance claire par la France de ce que la page coloniale peu glorieuse de son histoire a contredit tous les principes des droits de l’homme et de sa devise républicaine, on ne peut envisager un avenir meilleur entre les deux pays.
Si la France n’est pas capable de le faire, ses références aux droits de l’homme ne pourront pas être crédibles. Et cela ne concerne pas seulement les relations entre les deux pays mais aussi la question de la rupture profonde en France même avec le racisme colonial.