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1885, le tournant colonial de la République
par Gilles Manceron 1.
Les multiples résurgences de la mémoire coloniale dans le débat public français des années 2000, en particulier depuis 2005, n’ont pas manqué de susciter de fort vives réactions. Qu’il s’agisse de la reconnaissance de l’esclavage dans les premières colonies françaises comme crime contre l’humanité (loi Taubira de mai 2001), des revendications répétées des anciens harkis et de leurs enfants, de l’« Appel des indigènes de la République » (janvier 2005), de la loi du 23 février 2005 reconnaissant le « rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord » ou de la réaffirmation bruyante des nostalgiques extrémistes de l’Algérie française, les motifs de réactions n’ont pas manqué.
Avec des points de vue souvent contrastés, les historiens ont tenu à réaffirmer leur propre rôle – et ses limites – dans ces débats 2. Mais le plus frappant est de constater les traits communs des réactions du discours dominant – celui des grands médias, des intellectuels médiatiques et des principaux responsables politiques, à gauche comme à droite. Leur ultime et principal argument pourrait en substance être énoncé comme suit : tous ceux qui remettent aujourd’hui en cause le passé colonial de la France expriment des revendications mémorielles dangereuses, car elles sont peu ou prou l’expression de « communautarismes » qui minent les fondements mêmes de la République ; certes, celle-ci fut colonialiste, mais s’appesantir sur ses « pages noires », c’est au mieux faire preuve d’« anachronisme », au pire contester les valeurs universelles d’une République qui avait cru pouvoir engager en leur nom une « œuvre civilisatrice » au XIXe siècle.
Les deux grands débats parlementaires de 1885 et la conférence de Berlin
C’est là, en vérité, faire preuve d’un singulier aveuglement historique. Car les républicains du XIXe siècle, et surtout ceux des débuts de la IIIe République – 1870-1940 : la plus longue à ce jour de l’histoire de la France républicaine – sont très loin d’avoir été unanimes dans l’entreprise coloniale. C’est ce dont témoignent notamment les étonnants et trop oubliés débats parlementaires de l’année 1885, lors desquels les représentants de la République française se sont profondément interrogés sur la compatibilité de la politique coloniale avec ses propres valeurs.
En effet, 1885 a été une année charnière dans l’histoire coloniale de la France. La IIIe République avait hérité à la fois de la « première colonisation » (celle conduite par la monarchie dès le XVIIe siècle, et si contestée par la Ire République) et des conquêtes coloniales de la Monarchie de juillet (l’Algérie) et du Second Empire (en Afrique, en Asie et dans le Pacifique). Mais c’est bien cette IIIe République qui s’est engagée avec le plus d’allant, à partir des années 1880 et 1890, dans la constitution d’un puissant Empire colonial français. Et c’est à une voix près, on le verra, que le grand basculement dans la logique d’expansion coloniale s’est opéré à la Chambre des députés, lors du vote historique du 24 décembre 1885. La représentation nationale a alors longuement débattu du bien-fondé de se lancer dans un tel cycle de conquêtes. Et, tel Georges Clemenceau, nombre de députés républicains se sont illustrés par des interventions majeures contre cette politique, à la fois inquiètes et prémonitoires. À la veille de faire ce grand saut dans l’inconnu, ils étaient animés d’infiniment de doutes et de scrupules. Et rétrospectivement, ce n’est certainement pas faire preuve d’anachronisme que de considérer qu’ils étaient aussi attachés aux valeurs fondatrices de la République que ceux qui, aujourd’hui, tiennent à faire reconnaître que la colonisation – comme ses séquelles contemporaines – leur était totalement étrangère (ce qui, soulignons-le, n’a rien à voir avec une quelconque revendication de « repentance »).
Plus de cent vingt ans après ce tournant colonial de la République, on ne peut que conseiller aux parlementaires de 2005, qui ont soutenu ou laissé faire l’éloge posthume du « rôle positif » de la colonisation, de prendre, à la lecture des délibérations de leurs prédécesseurs de 1885, une petite leçon d’histoire. C’est en effet un comble de constater qu’alors que les défaites et les drames qu’avaient annoncés les plus lucides d’entre eux se sont effectivement produits au milieu du XXe siècle – de Diên Biên Phu aux tragédies frappant des populations entières au lendemain des Accords d’Évian —, la représentation nationale du début du xXie siècle est apparue moins animée de doutes républicains quant au principe même de la colonisation que celle des débuts de la III’ République. Comme il est paradoxal de constater que les grands médias français de 2005 ont semblé moins méfiants vis-à-vis de l’idée d’une « mission civilisatrice » de la France aux colonies que ne l’était le corps électoral de 1885 — lequel, lors des élections législatives d’octobre, avait infligé aux tenants du parti colonial une indiscutable défaite.
C’est pour combler cette lacune qu’il nous a paru utile de republier ici les principaux extraits des deux grands débats parlementaires de 1885 sur la politique coloniale. Depuis quelques années, elle avait été mise en oeuvre sans débat public, en plusieurs points du globe, par les ministères de Jules Ferry (1880-1881 et 1883-1885). Ferry avait fait de la relance de la conquête lointaine l’un des axes majeurs de sa politique, en particulier en Tunisie, en Indochine, dans plusieurs régions d’Afrique et à Madagascar, avant de tomber précisément sur cette question, à l’annonce de l’évacuation précipitée de Lang Son : situé au nord du Viêt-nam, à la frontière du Tonkin et de la Chine, ce poste occupé par les troupes françaises en février 1885 avait dû être évacué à la hâte le mois suivant par crainte d’une attaque massive des Chinois ; et la réception à Paris d’une dépêche demandant d’importants renforts avait provoqué un vote de défiance de la Chambre, obligeant le président du Conseil à démissionner.
Lors des deux grands débats de l’année 1885 consacrés à cette question, c’est pourtant le même Jules Ferry qui, redevenu simple député, se fait encore l’avocat de la politique coloniale. Le premier, du 25 au 30 juillet, porte sur l’octroi au gouvernement d’un crédit extraordinaire pour poursuivre à Madagascar une guerre dont la finalité non avouée était bel et bien la conquête, à terme, de la totalité de la Grande Île. Le second, le plus incertain, où le vote final ne sera acquis que d’extrême justesse et où une dénonciation encore plus vigoureuse de ces guerres lointaines est formulée, a lieu dans les derniers jours de cette même année, du 17 au 24 décembre. Il faut dire qu’entre ces deux débats se sont tenues, les 4 et 18 octobre, des élections législatives au cours desquelles le « parti colonial » – c’est-à-dire les candidats favorables aux conquêtes coloniales, appartenant pour la plupart au centre et au parti qu’on appelle les « modérés » ou les « opportunistes » – avait connu un net revers. Lors de ce scrutin, en effet, à gauche, les radicaux, avec 168 élus majoritairement hostiles à la politique coloniale, avaient progressé au détriment des opportunistes (206 députés), tandis que la droite monarchiste et bonapartiste étaient sortie grand vainqueur avec 220 députés au lieu de 90.
Ces deux débats prennent place au lendemain de la conférence internationale de Berlin, où les puissances européennes se sont reconnues mutuellement le droit de se livrer à toutes les conquêtes coloniales en Afrique, sous réserve d’en faire des possessions durables et de s’entendre entre elles pour ne pas se disputer ces territoires. Dans sa lettre d’invitation, Bismarck leur avait proposé de se mettre d’accord sur les règles communes à observer dans les régions « dont aucun pays civilisé n’a encore pris possession ». Ouverte le 15 novembre 1884 avec quatorze États représentés – l’Allemagne, la France, l’Autriche-Hongrie, la Belgique, le Danemark, l’Espagne, les États-Unis, l’Angleterre, l’Italie, la Suède, la Norvège, les Pays-Bas, le Portugal, la Russie et l’Empire ottoman – et hors de toute représentation des Africains, les principaux concernés, la conférence s’est terminée le 26 février 1885 par un Acte final dont les articles 34 et 35 définissent une sorte de code de bonne conduite pour les conquêtes à venir. Il est fondé sur les règles suivantes : toute prise de possession d’un territoire devra être aussitôt notifiée aux autres puissances signataires afin qu’elles puissent faire valoir leurs éventuelles réclamations ; pas d’annexion sans occupation réelle ; et droit pour toute puissance installée sur une côte d’étendre son territoire à l’intérieur jusqu’à ce qu’elle rencontre une autre possession organisée.
Pas de droits de l’homme pour les Noirs !
Ce contexte, qui voit les conquêtes coloniales en quelque sorte proclamées licites par toutes les puissances occidentales, encourage en France ceux des républicains qui, au gouvernement, sont partisans des conquêtes outre-mer. Comme le fera remarquer Jules Ferry à la Chambre, en tirant de cela argument pour les mesures qu’il soutient, « la politique d’expansion coloniale est le mobile général qui emporte à l’heure qu’il est toutes les puissances européennes ». Reste que, jusque-là, c’est le Second Empire qui s’était fait le champion d’une telle politique – et cela lui avait valu les vives critiques de l’opposition républicaine. C’est Napoléon III qui avait relancé l’expansion coloniale de la France en annexant Mayotte, Tahiti, les îles Marquises, la Nouvelle-Calédonie, le Sénégal, la Cochinchine et le Cambodge. Moins heureuse avait été sa tentative de prendre pied au Mexique, qui s’était soldée par un fiasco. C’est là qu’avait fait ses premières armes un corps d’élite fondé sous l’Empire, la Légion étrangère, laquelle verra son sort lié à toutes les guerres coloniales jusqu’à la tristement célèbre bataille d’Alger de 1957 ; et c’est aussi sous Napoléon III qu’ont été créées les premières troupes indigènes, les tirailleurs coloniaux, par Faidherbe au Sénégal. Pour la plupart des républicains qui s’étaient opposés à cette politique sous l’Empire, la République se devait de rompre avec ces aventures coloniales. […]
La petite leçon d’histoire que l’on reçoit à la lecture de ces débats serait bien utile à nos parlementaires des débuts du XXIe siècle. Car, paraphrasant l’apostrophe de Georges Clemenceau à Jules Ferry en réponse à son éloge de la mission civilisatrice des « races supérieures » vis-à-vis des « races inférieures » – « Je ne comprends pas que nous n’ayons pas été unanimes ici à nous lever d’un seul bond pour protester violemment contre vos paroles » -, on a envie de leur dire aujourd’hui notre incompréhension de ne pas les avoir vus protester violemment contre l’inconscience et l’aveuglement de ceux d’entre eux qui, obnubilés par on ne sait quel électoralisme, sont restés figés dans une mythologie coloniale d’hier et, refusant de tirer parti, avec un minimum de bon sens, des constats de l’histoire, ont demandé aux historiens de revoir leur copie. Puisse cette lecture leur être profitable, ainsi qu’à tous nos concitoyens.
Gilles Manceron
- Gilles Manceron, historien, est en 2007 vice-président de la Ligue des droits de l’homme. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, dont D’une rive à l’autre. La guerre d’Algérie de la mémoire à l’histoire (avec Hassan Remaoun, Syros, 1993) ; Marianne et les colonies. Une introduction à l’histoire coloniale de la France (La Découverte, 2003).] et 1885 : le tournant colonial de la République. Jules Ferry contre Georges Clemenceau, et autres affrontements parlementaires sur la conquête coloniale (Éditions La Découverte).
- Voir notamment Claude Liauzu et Gilles Manceron (dir.), La Colonisation, la loi et l’histoire, Syllepse, Paris, 2006.