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Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024

Gilbert Meynier dénonce « le piège des mémoires antagonistes »

Dans un article paru dans "Le Monde" du 12 mai 2005, Gilbert Meynier, professeur émérite d'histoire à l'université Nancy-II, s'en prend au « piège des mémoires antagonistes ». La loi du 23 février « portant reconnaissance de la nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés » risque, surtout en ses articles 1 et 4, de relancer une polémique dans laquelle les historiens ne se reconnaîtront guère. En officialisant le point de vue de groupes de mémoire liés à la colonisation, elle risque de générer en retour des simplismes symétriques. Le rôle de l'historien est de travailler à (r)établir les faits et, comme citoyen, à rendre nos sociétés moins inégalitaires et plus éduquées.

La loi 2005-158 du 23 février « portant reconnaissance de la nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés » risque, surtout en ses articles 1 et 4, de relancer une polémique dans laquelle les historiens ne se reconnaîtront guère. En officialisant le point de vue de groupes de mémoire liés à la colonisation, elle risque de générer en retour des simplismes symétriques, émanant de groupes de mémoire antagonistes, dont l' »histoire officielle » , telle que l’envisage cette loi, fait des exclus de l’histoire.

Car, si les injonctions « colonialophiles » de la loi ne sont pas recevables, le discours victimisant ordinaire ne l’est pas davantage, ne serait-ce que parce qu’il permet commodément de mettre le mouchoir sur tant d’autres ignominies, actuelles ou anciennes, et qui ne sont pas forcément du ressort originel de l’impérialisme ou de ses formes historiques passées comme le(s) colonialisme(s).

L’étude scientifique du passé ne peut se faire sous la coupe d’une victimisation et d’un culpabilisme corollaire. De ce point de vue, les débordements émotionnels portés par les « indigènes de la République » ne sont pas de mise. Des êtres humains ne sont pas responsables des ignominies commises par leurs ancêtres ­ – ou alors il faudrait que les Allemands continuent éternellement à payer leur épisode nazi.

C’est une chose d’analyser, par exemple, les « zoos humains » de la colonisation. C’en est une autre que de confondre dans la commisération culpabilisante le « divers historique », lequel ne se réduit pas à des clichés médiatiquement martelés. Si la colonisation fut ressentie par les colonisés dans le rejet et la douleur, elle fut aussi vécue par certains dans l’ouverture, pour le modèle de société qu’elle offrait pour sortir de l’étouffoir communautaire.

Et il faut aussi parler d’aujourd’hui, de toute la diversité d’aujourd’hui. Ainsi, le régime autoritaire algérien, encore assez largement militaire à fusibles civils (même s’il s’est quelque peu « civilisé » ), est bien un produit de la société algérienne, et pas, ou pas seulement, une réminiscence coloniale. Et dénoncer l’impérialisme américain en Irak ne dispense pas, au contraire, d’interroger les caractéristiques sui generis de la dictature arabo-stalinienne de Saddam Hussein.

Le penseur musulman algérien Malek Bennabi avait, il y a une soixantaine d’années, fait remarquer que, si l’Algérie avait été colonisée, c’était qu’elle était « colonisable » . Les purs nationalistes algériens lui avaient reproché d’avoir forgé ce concept de « colonisabilité » , aux antipodes du simplisme. Dans la même ligne, on pourra soutenir que si l’Irak a été envahi, c’est qu’il était « envahissable ». C’est là une explication, certes partielle, en aucun cas une exonération de l’impérialisme américain. Mais on ne peut pas comprendre l’aboutissement actuel de l’Irak si l’on n’énonce pas cette évidence : la société irakienne, qui a eu à souffrir pendant trois décennies du régime le plus sanglant que le monde arabe ait connu, était en 2003 en état de profonde déréliction.

On peut clamer d’abondance que c’est toujours la faute des autres et/ou du passé. Mais il y a aussi, et toujours, urgence concomitante à balayer devant chez soi et à se confronter aux duretés d’aujourd’hui ­ – et pas seulement aux ressentiments construits sur des hiers douloureux. Cela est valable pour tous les peuples et toutes les sociétés.

Les historiens doivent travailler à reconstruire les faits et à les porter à la connaissance du public. Or ces faits établissent que la traite des esclaves, dans laquelle des Européens ont été impliqués (et encore, pas eux seuls), a porté sur environ 11 millions de personnes (27,5 % des 40 millions d’esclaves déportés), et que les trafiquants arabes s’y sont taillé la part du lion : la « traite orientale » fut responsable de la déportation de 17 millions de personnes (42,5 % d’entre eux) et la traite « interne » effectuée à l’intérieur de l’Afrique, porta, elle, sur 12 millions (30 %). Cela, ni Dieudonné ni les « Indigènes » , dans leur texte victimisant à sens unique, ne le disent ­ – même si, à l’évidence, la traite européenne fut plus concentrée dans le temps et plus rentable en termes de nombre de déportés par an.

Plutôt que de rédiger ou de signer dans la culpabilité des manifestes victimisants à sens unique (lesquels masquent, aussi, bien des simplismes et bien des régressions dont on ne souffle mot), l’historien préfère travailler à (r)établir les faits, par exemple dans la ligne qui a permis au Monde de publier ses magnifiques articles (19 mars) sur les actes perpétrés durant la guerre d’Algérie par le général Schmitt ­ – nommé chef d’état-major par François Mitterrand en parfait accord avec Jacques Chirac. Le rôle de l’historien est aussi de travailler comme citoyen, autant que faire se peut, à rendre nos sociétés moins inégalitaires et plus éduquées – ­ les inégalités et le racisme, portés par les matelas d’ignorances des humains, générant à leur tour simplismes et régressions.

Pour reprendre le texte des « Indigènes de la République », à l’évidence, les plaies dont ils saignent sont de moins en moins celles qui sont infligées par le vieux colonialisme ­ – porté, certes, partiellement par le nationalisme français et la création en son temps d’îlots capitalistes ­-, mais bel et bien celles provoquées par la sauvagerie et la dureté économiques d’aujourd’hui, assez largement transnationales.

Il est important, pour y voir clair, de ne pas tout mélanger. Tout, dans la situation des immigrés, ne fut pas redevable à la colonisation, dans le passé comme maintenant. A l’époque où les immigrants italiens, les « macaronis » , étaient traités d’arriérés brutaux et de catholiques fanatiques, le mépris et la peur qui les entouraient n’étaient en rien liés à la colonisation. Il se trouve que l’auteur de ces lignes connaît bien l’Italie : il existe aujourd’hui un glissement de la société italienne vers le racisme et l' »indigénisation » des Africains migrants en Italie, alors que le passé colonial y est incomparablement plus léger que celui de la France. En revanche, à titre emblématique, Berlusconi, lui, est une réalité bien actuelle, qui renvoie à la brutalité de la déréglementation et du chacun pour soi, sans compter la corruption.

L’historien ne se reconnaît pas dans l’affrontement des mémoires. Pour lui, elles ne sont que des documents historiques, à traiter comme tels. Il ne se reconnaît pas dans l’anachronisme, qui veut tout arrimer au passé ; il ne se reconnaît pas dans le manichéisme, qu’il provienne de la « nostalgérie » électoraliste vulgaire qui a présidé à la loi du 23 février 2005, ou qu’il provienne des simplismes symétriques qui surfent sur les duretés du présent pour emboucher les trompettes agressives d’un ressentiment déconnecté de son objet réel.

Gilbert Meynier.

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